Dans les démocraties sociales, savoir qui paye les impôts est une préoccupation qui précède celle de la pertinence des dépenses qu’ils financent. Aussi le législateur prend-t-il soin de préciser dans le détail quelles personnes sont redevables des impôts, et se justifie-t-il pleinement de l’équité de la répartition de la charge fiscale entre les différentes classes de la population, selon son intérêt électoral.
Au regard de l’analyse économique, le ciblage légal du redevable de l’impôt est pour l’essentiel une fable politique, un conte pour électeur sans réelle incidence sur l’économie. Aussi douloureux soit-il, le montant apparent de l’impôt n’est qu’un sophisme politique dont la prémisse est que les prix hors-taxe sont ceux qu’on observerait sur un marché sans fiscalité. Ce postulat est faux car sur tout marché, taxer l’offre la raréfie faisant monter le prix payé par les demandeurs, tandis qu’inversement l’imposition de la demande détruit les débouchés des offreurs, les contraignant à baisser leurs prix.
La chose a pourtant l’air bien réelle. Sur une facture de 120€, vous lisez que 20€ reviennent à l’Etat et 100€ au vendeur. Mais conclure que si la TVA n’existait pas vous n’auriez payé que 100€ est faux, car la demande eut alors été plus grande, permettant aux offreurs de facturer, par exemple, 115€. Dans ce cas, le poids de l’impôt est partagé : son existence réduit de 15€ la recette du vendeur, et augmente de 5€ le coût pour l’acheteur.
Les mécanismes du marché aboutissent à cet apparent paradoxe que les taxes font varier les prix hors-taxes. A court terme, des rigidités contractuelles permettent un relatif ciblage fiscal. Cependant, à moyen terme, l’équilibre des marchés assure une équivalence entre l’imposition de l’offre et celle de la demande : entre les charges patronales et salariales, entre l’imposition du capital et celle du travail, entre la taxation des entreprises chinoises et celles des familles qui profitent des jouets bons marché.
Ce que les théoriciens de l’économie publique appellent « équivalence de l’incidence fiscale » fait partie de ces résultats simples sur lesquels keynésiens et libéraux s’accordent facilement. Cette équivalence énonce que ce sont les équilibres de marché qui définissent la répartition du poids de l’impôt et que la désignation légale du redevable n’a d’importance qu’au regard de l’organisation de sa collecte.
Dans la caverne fiscale, les citoyens observent des ombres politiques désignant une vilaine entreprise comme redevable de l’impôt sur les sociétés, alors qu’à la lumière cet impôt est peut-être intégralement répercuté sur la rémunération d’humbles salariés qui n’ont peut-être jamais aperçu l’ombre du fisc.
Equivalence de la taxation de l’offre et de la demande
Le premier résultat de l’analyse économique des effets de l’impôt est qu’il n’y a aucune différence entre taxer l’offre et taxer la demande. La loi désigne la personne chez laquelle s’invite le percepteur, mais seul l’équilibre du marché détermine qui en pâtit réellement. C’est en effet le marché qui détermine la capacité de la personne redevable de l’impôt d’en répercuter le coût sur d’autres personnes.L’offre, O(p), et la demande, D(p), pour un bien ou un service dépendent de son prix p. Plus le prix est élevé, plus nombreuses sont les personnes prêtes à rendre le service ou produire le bien, de sorte que l’offre est croissante du prix. Inversement, plus le prix est élevé, plus rares se font les acquéreurs potentiels, rendant la demande décroissante du prix.
L’équilibre économique définit le prix pour lequel l’offre et la demande sont égales. Il est « à l’équilibre » car l’absence d’excès d’offre ou de demande ne le pousse ni à la baisse ni à la hausse.
O(p)=D(p)
Que l’impôt touche légalement l’offreur ou le demandeur, qu’il prenne une forme unitaire, proportionnelle, ou sur la marge, on peut en rapporter le montant total à un coût unitaire t.
La décision d’un demandeur ne dépend pas de ce que la vente rapporte à l’offreur, mais bien de ce qu’elle coûte à sa propre personne. Aussi, s’il a la charge de l’impôt, agira-t-il comme si le prix unitaire de la chose échangée était p+t. Intuitivement, votre décision d’acheter un bien ne dépend pas de ce qui revient au vendeur, mais bien de ce qu’il vous en coûte. Symétriquement, l’intérêt que trouve l’offreur à l’échange dépend de ce qu’il lui rapporte, c’est-à-dire p.
L’égalité de l’offre et de la demande impliquera donc dans cette circonstance :
O(p1)=D(p1+t)
Inversement, si l’impôt est perçu auprès de l’offreur, l’échange ne lui rapportera plus que p2-t, et ne coûtera plus que p2 au demandeur. L’équilibre impliquera désormais :
O(p2-t)= D(p2)
On remarque que les deux méthodes d’imposition ont une conséquence commune : une différence de t entre ce que débourse le demandeur et ce que reçoit l’offreur. Or, si l’on trace l’offre et la demande dans un repère, il est simple de constater qu’il n’existe qu’une combinaison « coût pour l’acheteur »/ « recette pour le vendeur » telle que la différence soit égale à t et que les deux s’accordent sur la quantité échangée.
Cette unique combinaison implique que seule l’équivalence unitaire de la taxe détermine son incidence réelle sur les individus, qu’ils soient offreurs ou demandeurs. L’attribution légale de la taxe à tel ou tel côté du marché n’impacte que les modalités administratives de sa collecte, et non qui en pâtît concrètement.
Ce raisonnement n’est pas qu’un paradoxe abstrait ou une amusante curiosité intellectuelle. Il a des conséquences économiques immenses que le discours politique ou le Code des Impôts cachent totalement. Si deux catégories de contribuables sont les deux versants d’un même marché, taxer l’une ou l’autre est strictement équivalent. Salariés et entreprises sont par exemple les deux versants du marché du travail, et dans certaines industries l’impôt sur les sociétés touchera principalement les salaires, tandis que dans d’autres l’impôt sur le travail touchera essentiellement les dividendes !
Une autre conséquence de l’impôt visible sur le graphique est la réduction des quantités échangées, qui montre comment une taxe réduit l’activité économique : selon une règle bien connue, l’impôt détruit sa base.
La répartition réelle de l’impôt
Si ce n’est pas le législateur qui répartit le poids de l’impôt, comment le marché le fait-il ?Sensibilité aux prix de l’offre et de la demande
Pour répondre à cette question, supposons le redevable légal est l’offreur et examinons sa capacité à reporter le fardeau fiscal sur le prix payé par les demandeurs.Lorsque les offreurs accroissent ce que l’échange coûte aux demandeurs, ils raréfient le nombre de ces derniers. Au contraire, moins les offreurs reportent le coût de la taxe, moins ils trouvent d’intérêt à l’échange et plus ils se retirent du marché. Pour que l’offre et la demande reste égales, il faut que l’effort fiscal soit réparti entre les deux parties de sorte qu’il ne fasse pas fuir davantage de demandeurs que d’offreurs, ni l’inverse. C’est donc la sensibilité relative de la demande à ce qu’elle paye et de l’offre à ce qu’elle reçoit qui détermine la part de l’effort fiscal de chaque partie.
Par exemple, si la demande est très sensible au prix tandis que l’offre y est rigide, les offreurs ne pourront reporter la taxe sur les demandeurs, car cela raréfierait rapidement les débouchés pour une offre globalement stable. Le déséquilibre provoquerait immédiatement une chute des prix.
C’est donc toujours la partie la plus rigide, celle qui est le plus dans le besoin de l’échange, sur qui retombe l’effort fiscal réel. Cette rigidité s’explique par la nécessité de la chose, son absence de substitut, etc…
Les impôts sur le capital et le travail
Prenons l’exemple du marché du travail peu qualifié. Il réunit les entreprises (le capital) du côté de la demande de travail, et les salariés du côté de l’offre. Le salaire est le prix de la chose échangée, le travail. A long terme, le capital peut changer d’industrie et même de territoire, il est mobile et donc très sensible aux prix. En revanche, les travailleurs ont un besoin beaucoup plus rigide de leur emploi. L’introduction d’une taxe sur le capital ne peut donc que se répercuter sur les salaires, afin de maintenir les profits du capital, sans quoi se dernier s’ « évaderait ». En revanche, l’imposition du travail ne peut se répercuter sur les salaires, car cela dégraderait la profitabilité du capital et encouragerait son retrait du marché. Ici imposition du capital et du travail sont équivalents et portés par les travailleurs.Mais il est aussi des secteurs de l’économie où les travailleurs sont beaucoup plus sensibles aux variations de salaires que les entreprises, soit qu’ils peuvent migrer ou changer d’emploi, ou encore que l’activité en question est extrêmement rentable au capital, de sorte qu’il ne souhaite se retirer. Auquel cas les impôts sur le travail seront portés par les actionnaires, comme ceux sur le capital.
Il n’y a pas un mais une multitude de marchés du travail, et la réalité de la répartition de l’effort fiscal est propre à chaque marché, à chaque type de travailleur.
L’exemple de la TVA sur la restauration
Il en est de même pour les marchés des biens et services, où la répartition de l’effort induit par la TVA dépend au cas par cas. Pour prendre l’exemple de la TVA dans la restauration, l’offre est très rigide à court ou moyen terme. La quantité de restaurants ou leur nombre de tables ne va pas soudainement changer. En revanche, la demande est flexible, les gens pouvant adapter leur fréquentation ou leur consommation. L’incidence fiscale de la TVA n’était donc pas portée par les consommateurs, mais bien par les restaurateurs. Il était donc totalement prévisible que la réduction de la TVA ne change rien à la facture des consommateurs, vu qu’ils ne constituaient pas le côté rigide du marché. La mesure ne pouvait impacter les prix qu’à très long terme, dans la mesure où elle encouragerait significativement l’ouverture de nouveaux restaurants.Evaluer l’incidence des taxes nécessite bien davantage que d’observer quels sont leurs redevables légaux. Elle implique de savoir sur quels marchés sont générés les revenus taxés, et quels sont les autres versants de ces marchés. Et alors en visant un méchant riche, vous pourriez taxer un gentil pauvre.
Extension aux subventions
Le principe de l’équivalence de l’incidence fiscale peut être étendu aux subventions, qui ne sont essentiellement que des impôts négatifs. A nouveau, l’Etat peut cibler le marché qu’il souhaite subventionner, mais la désignation légale du receveur est un artifice administratif. Si la taxe coûte principalement au versant le plus rigide du marché, la subvention lui profite.Pour suivre l’actualité politique, prenons l’exemple des subventions au cinéma. Supposons que la réussite commerciale d’un film dépende de la présence d’un acteur de premier rang, et que la disponibilité de ces acteurs est rigidifiée par leur rareté. Selon les principes expliqués plus tôt, la subvention a beau être versée à la production, elle sera absorbée par le versant le plus rigide du marché, le star system si on accepte mon hypothèse. Aussi, si la rébellion fiscale de M. Depardieu me semble légitime, il ne faudrait pas oublier qu’une partie de sa fortune dérive de la fiscalité négative sur l’ « exception culturelle ».
Pour prendre un exemple plus américain, la réforme du système de santé mêle impôts et subventions aux assurances La partie subvention est adressée au patient, via son assurance, mais selon le principe d’équivalence, elle sera partagée entre les deux faces du marché : les patients et l’industrie de la santé, sous forme d’une hausse des prix. Reste à savoir dans quelles proportions.
Déversement dans les marchés voisins
Il n’est pas possible d’isoler un marché particulier du reste de l’économie. L’offreur sur le marché de la baguette est demandeur sur celui de la farine, et l’offreur de farine est le demandeur de grain. On pourrait se représenter l’incidence réelle de l’imposition comme une patate chaude que vous pouvez transmettre à votre voisin dans la mesure où votre relation lui est davantage nécessaire qu’à vous.L’incidence fiscale peut beaucoup voyager. Au XVIIIème siècle, les économistes physiocrates pensaient ainsi que tout impôt était en définitif à la charge les paysans. Au début du XIXème siècle,David Ricardo expliquait que les tarifs douaniers agricoles (les Corn Laws) étaient en définitif payés par les entrepreneurs industriels. D’après lui, la cherté du grain provoquait à terme la raréfaction des travailleurs par l’intermédiaire de la mortalité, et donc en définitif l’appréciation des salaires. La lecture de Ricardo conduisit les industriels de Manchester à s’organiser pour obtenir l’abolition du protectionnisme agricole, un système dont les redevables officiels étaient pourtant les marchands de grain étrangers.
La généralisation de l’incidence fiscale à l’ensemble de l’économie est non à un marché isolé prévoit le déversement en cascade de la charge de l’impôt vers les parties les plus rigides de l’économie. Dans l’œuvre de Ricardo, le poids des tarifs douaniers sur les grains tombe sur les industriels du coton, du fait qu’à l’époque la mortalité des travailleurs créait une forte élasticité entre le prix du grain et l’offre de travail. La demande de travail étant plus rigide, c’est sur les employeurs que pesaient principalement les droits de douanes.
Comprendre où finit un impôt ou une subvention est compliqué, même pour un économiste. Les marchés financiers aident cependant parfois à comprendre. Le 28 juin 2012, la seule confirmation de la Cour Suprême de la réforme de la santé américaine a fait bondir la capitalisation des sociétés hospitalières privées de plus ou moins 10%. Pourtant rien dans le titre Patient Protection and Affordable Care Act ne laisse entendre que le contribuable américain offre de l’argent aux actionnaires des hôpitaux privés…
Conclusions
En résumé, l’analyse économique montre que :- Les taux d’impositions des personnes et des entreprises reflètent extrêmement mal la réalité de l’effet des impôts sur le bien-être des individus. Il en est de même pour les subventions.
- L’imposition d’un revenu ne vise jamais réellement un individu, mais l’échange par lequel le revenu est généré. Toutes les parties liées, de loin ou de près, à cet échange sont imposées.
- Seuls les équilibres de marché décident de la répartition de l’effort fiscal. Ce sont les parties pour lesquelles la participation à l’échange est la moins sensible au prix sur lesquelles pèse la plus grande partie de l’effort fiscal.
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A lire, deux articles d’Ecopublix sur le même sujet :
Autres types d’équivalences fiscales, sur ce blog :
- Entre financement par la Banque Centrale et impôt : cf. Seigneuriage : Pourquoi la Banque Centrale ne prête pas à l’Etat
- Entre déficit public et impôt immédiat : cf. Ricardo, Keynes, la dette publique et la jeunesse