Acrithène
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Acrithène est doctorant en finance, auteur d'un blog où il tente de combler le fossé séparant la science économique du grand public.
Le Blog d'Acrithène
Pauvreté et comparaisons grossières : le cas France – Etats-Unis
Audience de l'article : 4355 lecturesEn temps de crise, la pauvreté est un sujet omniprésent, en particulier lorsque les inégalités de revenu s’accroissent. Les opportunités de citer les statistiques de la pauvreté, et en particulier le taux de pauvreté, ne manquent pas.
Hélas, le taux de pauvreté est souvent utilisé à tort et à travers, notamment par le biais de comparaisons entre deux années, ou entre deux pays. Or comparer le taux de pauvreté de deux pays, ou de deux années éloignées, ne tient plus de l’art des statistiques mais plutôt de la manipulation du débat publique ou bien de l’incompétence.
Je ne suis pas un amateur de la théorie du complot qui prétend que les statistiques sont truquées, mais simplement que les commentateurs qui les utilisent le font en méprisant leur définition, ce qui leur permet de faire croire aux gens l’inverse de ce que disent effectivement les données.
Prenons un exemple, le premier graphique compare le « taux de pauvreté national » en France et aux Etats-Unis, d’après les données de l’OCDE. Pour une quantité innombrable d’articles de presse, ce graphique montre clairement qu’il y a beaucoup plus de pauvres aux Etats-Unis qu’en France. Pratiquement le double.
Mais laissez-moi maintenant vous présenter un autre graphique qui représente les revenus disponibles (après impôts et redistribution) par quintile, c’est-à-dire la distribution des revenus par tranche de population, des 20% les plus pauvres aux 20% les plus riches. Un regard aux 20% les plus pauvres semble indiquer qu’ils disposent d’un meilleur niveau de vie aux Etats-Unis qu’en France. Une contradiction, semble-t-il, avec le premier graphique.
Pour comprendre cette différence, il faut se référer à la définition du taux de pauvreté. L’OCDE fournit l’explication suivante :
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« Les individus sont considérés comme pauvres lorsque le revenu équivalent de leur ménage est inférieur à 50 % du revenu médian dans chaque pays. Il découle de l’utilisation d’un seuil de revenu relatif que le seuil de pauvreté augmente avec le revenu du pays. Cette variation du seuil de pauvreté en fonction de la richesse nationale traduit l’idée que la « non-pauvreté » correspond à la possibilité d’avoir accès aux biens et services jugés « normaux » dans un pays donné. Le taux de pauvreté désigne le nombre d’individus qui se situent en deçà du seuil de pauvreté.»
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On comprend immédiatement que les comparaisons entre pays ou entre périodes ont peu de sens, vu que la définition de la pauvreté est différente d’un pays à l’autre, ainsi que d’une époque à l’autre. Il est curieux de comparer la pauvreté en France selon le critère français, et la pauvreté aux Etats-Unis selon le critère américain. C’est un peu comparer les températures françaises en Celsius, et les températures américaines en Fahrenheit, et en déduire qu’il fait plus chaud outre-Atlantique. Clairement, une comparaison juste devrait se baser sur une définition homogène de ce qu’est la pauvreté.
Le taux de pauvreté relative est défini comme la part de la population ayant un revenu disponible inférieur à 50% (parfois 60%) du revenu médian. Un pareil indicateur peut mener à n’importe quoi. En effet, si vous réduisez le revenu médian, vous réduisez aussi le seuil en dessous duquel les gens sont comptabilisés dans les pauvres. Ainsi, pour pousser la logique à l’absurde, si vous prenez l’argent des classes moyennes pour le distribuer aux plus riches, vous réduisez la pauvreté, telle que mesurée par cet indicateur !
Le graphique suivant expose la différence de définition de la pauvreté, selon le seuil de 50% du revenu médian, en France et aux Etats-Unis. Il est mesuré en dollars et à parité de pouvoir d’achat. Donc aux Etats-Unis, une personne sera comptabilisée comme pauvre si son pouvoir d’achat est inférieur à $15 500, tandis qu’en France elle ne sera comptabilisée qu’en deçà de $10 000.
D’où cette différence vient-elle ? Si vous vous référez à la distribution des revenus par quintile, vous constaterez que la différence de niveau de vie entre le quintile le plus pauvre et le quintile du milieu est assez faible en France, alors que la différence est nettement plus marquée aux Etats-Unis. Selon votre couleur politique, vous y verrez que la France est un pays plus égalitaire ou bien que nous pratiquons le nivellement par le bas, ce qui a un effet commode sur le taux de pauvreté.
Le prochain graphique présente la répartition de la population américaine par revenu, grâce aux données extraordinairement détaillées du recensement américain. Si on manquait de rigueur, on pourrait s’amuser à comptabiliser la part de la population en dessous de $10 000 dollars, pour voir le taux de pauvreté selon la norme française. Je ne vous invite pas à faire ce calcul, les données ne sont pas retraitées pour cela et ce serait immensément grossier (par exemple, le périmètre de l’action publique n’est pas du tout le même).
Remarquez juste que selon qu’on prenne un seuil à $15 000 ou à $10 000, le taux de pauvreté passe de 13,6% à 7,7%, donc une différence de $5 000 divise le nombre de pauvres par presque deux. Donc la différence entre les taux de pauvreté des deux pays s’explique en premier lieu par le niveau de vie inférieur des classes moyennes en France, ce qui n’a aucun rapport avec le niveau de vie des véritables pauvres.
Peut-être votre œil s’est-il déjà attardé sur les immenses différences raciales : l’essentiel de la population noire et latino se concentre dans les plus basses tranches de revenus (à gauche). J’espère que vous trouvez ce niveau de détail intéressant. Sachez qu’en France, la production d’une telle étude ou d’un tel graphique vous conduirait devant les tribunaux, une loi de 1978 interdisant « de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques. »
Dans le cas présent, l’existence de ces données est à l’évidence intéressante. En effet, quel que soit le domaine, un indicateur peut refléter quelque chose de totalement différent de ce qu’il est censé mesurer. Par exemple, certains lycées ont des meilleurs résultats au baccalauréat car ils empêchent certains élèves aux résultats incertains d’accéder à la classe de terminale, et donc de peut-être échouer au baccalauréat. Dans ce cas, le bon taux de réussite ne reflète pas des qualités pédagogiques mais une sélection de la population considérée (les élèves de terminale). J’y reviendrai.
Si nous revenons à notre graphique, nous voyons que les pauvres américains sont en grande partie noirs et latinos.
Pour une grande partie des noirs, ceux dont la population est établie depuis maintenant des siècles, cela reflète un vrai problème racial aux Etats-Unis. Ce problème n’est pour le moins pas nouveau. La défense acharnée de l’esclavage par le parti Démocrate a coûté 700 000 vies américaines au milieu du XIXème siècle, ce qui n’a pas découragé ce parti de soutenir plus tard l’apartheid jusqu’aux années 1960.
Pour la partie hispanique et la population noire récente, se pose la question des différentiels d’immigration entre la France et les Etats-Unis. En effet, il s’agit d’une population largement arrivée dans les dernières décennies. Donc pour comparer la France aux Etats-Unis, il serait juste de prendre en compte le phénomène trompeur que j’évoquais plus haut pour les lycées, qui est la sélection à l’entrée.
Le dernier graphique représente le pourcentage de la population née, respectivement hors des Etats-Unis et hors de l’Union Européenne. La population étrangère, venant principalement de l’Amérique Latine, est deux fois et demie plus importante aux Etats-Unis qu’en France. Les autres principales origines de l’immigration américaine sont dans l’ordre la Chine, l’Inde, les Philippines et le Vietnam.
Il est évident que si on laisse entrer plus d’immigrés venant de pays pauvres sur son territoire, on se retrouve mécaniquement avec davantage de pauvres. Pour autant, cela ne signifie pas que la société est créatrice de pauvreté, simplement qu’elle ne la laisse pas à sa porte. Donc le fait même qu’un pays ait plus de pauvres qu’un autre ne suffit pas à déduire mécaniquement qu’il lutte moins efficacement contre la pauvreté.
J’espère que mon analyse vous a convaincu que ces taux devaient être manipulés avec d’extrêmes précautions, et qu’en vérité ils étaient soumis à tant d’interprétations et de différence que leur utilité dans des comparaisons internationales est plus hasardeuse qu’intéressante. Mais même au plan philosophique cet indicateur pose soucis. La pauvreté est un problème absolu, la gravité de la pauvreté ne se mesure pas à la relative richesse du voisin. La galère des classes moyennes ne permet pas de réduire la pauvreté, contrairement à ce que dit le taux de pauvreté !
Au début des années 1990, un député travailliste avait interpellé Margaret Thatcher à ce sujet. Le pauvre avait eu l’honnêteté intellectuelle d’utiliser les mots corrects, de ne pas parler de « la pauvreté » mais de la « pauvreté relative » et du fossé entre riches et pauvres. La dame de fer avait eu la présence d’esprit de lui expliquer que seul le niveau de revenu des pauvres importait, et non l’écart avec les plus riches : « dès lors que cela réduirait l’écart, ils préféraient que les plus pauvres soient encore plus pauvres ! »
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