Par exemple, au collège comme au lycée, nos professeurs d’histoire nous apprennent qu’en 1936, le Front Populaire a mis en place les premiers congés payés. Evidemment, le jeune public trouve l’innovation extraordinaire : être payé à bronzer sur la plage, qui pourrait s’en plaindre ?
Mais la chose a-t-elle vraiment un sens ? Imaginons que demain, le Parlement vote une loi qui décrète que, désormais, les consommateurs ne paieront que la chaussure gauche, et que les commerçants devront leur offrir la chaussure droite pour toute chaussure gauche achetée. Y verrions-nous une grande avancée du combat pédestre, ou une loi absurde par laquelle la chaussure gauche coûterait le prix d’une paire de sorte que la droite puisse être offerte ?
Mon histoire de chaussure est totalement similaire à celle des congés payés. Les 25 jours de congés modifient l’offre et la demande de travail de sorte que les salaires sont diminués de la même manière que si la loi prévoyait 25 jours de congés obligatoires non-payés. En 1936, la nuance « obligatoires »/« payés » avait temporairement du sens car le patronat n’était pas en situation de répercuter immédiatement les jours de travail perdus dans les salaires, mais une telle nuance ne peut survivre à moyen terme.
Pourtant, le concept de « congés payés » est à ce point présent dans notre quotidien, et depuis si longtemps, qu’on y souscrit comme on souscrirait à celui des chaussures droites gratuites si un gouvernement l’avait imposé il y a des décennies. La « chaussure droite gratuite » n’a qu’un seul effet : rendre impossible l’achat de la chaussure gauche séparément. Le seul effet concret d’une telle loi est de doubler le prix payé par les unijambistes. Pour les autres, elle n’a aucun autre effet que d’entendre les hommes politiques de droite répéter qu’en France les chaussures gauches coûtent deux fois plus cher qu’ailleurs, et les hommes de gauche leur répondre que le droit de marcher ne se marchande pas, et que l’abrogation de la gratuité de la chaussure droite serait une régression pédestre. Absurde d’un côté comme de l’autre !
Mais le concept concrètement inexistant et d’actualité que je souhaite dénoncer dans ce billet est celui d’une répartition des charges sociales entre employeurs et salariés. Sur le papier, il séduit presqu’autant les électeurs que l’idée d’être payé à bronzer. Pensez-vous, on va faire payer les patrons. Dans la réalité, cette distinction n’a aucune existence. Si l’ensemble des cotisations étaient officiellement à la charge des salariés, rien au monde ne serait changé, si ce n’est les sophismes du débat politique : ce qui aurait, en fait, d’importantes conséquences.
En économie, l’inexistence de la distinction charges patronales/charges salariales fait partie d’un résultat plus large qu’on appelle « équivalence de l’incidence fiscale » et qui démontre que l’Etat est incapable de cibler les redevables « concrets » de l’impôt. Qu’une taxe sur les produits de luxe, par exemple, peut n’avoir aucun effet sur leurs consommateurs, mais être entièrement porté par les ouvriers qui les produisent. L’Etat choisit les activités taxées, le marché seul détermine les parties prenantes à cette activité qui pâtiront de la taxe. J’y avais consacré un long article en janvier dernier (lien).
Certains lecteurs crédules de la rhétorique politique et syndicale auront espoir que cette théorie n’est qu’une lubie d’ « ultra-libéral ». Ce qui m’amène, avant de traiter du fond, à un petit argument d’autorité. Une fois n’est pas coutume.
Au chapitre 18 de son manuel d’économie publique, Joseph Stiglitz[1], prix Nobel d’Economie et caution intellectuelle de la gauche, indique, en gras :
« It makes no difference whether the social security tax (payroll tax) is paid half by the employer and half by the employee, or entirely paid by one or the other. »
« Cela ne fait aucune différence que les cotisations sociales soient payées pour moitié par l’employeur et pour moitié par le salarié, ou entièrement par l’un ou l’autre. »
Explication rapide
Pour une explication détaillée des mécanismes économiques qui assurent l’équivalence entre charges patronales et salariales, je renvoie à mon article « L’Etat ne décide pas de qui paie les impôts » et j’en résume rapidement ici les grandes lignes avant de développer une analogie enfantine.
Si on veut résumer l’effet des cotisations sociales sur le marché du travail, il suffit de dire qu’il existe une différence entre « ce que paye l’employeur » (le « super brut ») et « ce que reçoit le salarié ». Cette différence est égale aux cotisations salariales et patronales réunies.
L’équilibre économique est définit par la situation pour laquelle cet écart entre « salaire super brut » et « salaire net » est observé et que l’offre et la demande s’égalisent.
Prétendre qu’il y a une différence logique entre charges salariales et charges patronales, c’est prétendre qu’il y a une différence entre les deux énoncés suivants :
- Le patron paye x€ de plus que ce que reçoit le salarié
- Le salarié reçoit x€ de moins que ce que paye le patron
Y-a-t-il une quelconque raison logique que les quatre modalités de négociations suivantes soient différentes ?
- Le père annonce qu’il prélèvera 2 bonbons sur la part de Léa.
- Le père annonce qu’il prélèvera 2 bonbons sur la part de Léo.
- Le père annonce qu’il prélèvera 1 bonbon à chacun.
- Le père prélève immédiatement 2 bonbons et laisse les enfants négocier le partage des 18 bonbons restant.
Qui paye ?
La question intéressante n’est donc pas ce qu’annonce le père des enfants quant à la manière dont il prélèvera les 2 bonbons, mais comment Léa et Léo décident d’eux-mêmes de la répartition du coût de la gourmandise de leur père.
Dans mon autre billet, je vous expliquais comme dans un manuel d’économie que cela dépendait des sensibilités relatives de l’offre et de la demande aux prix. Pour faire bref, si Léa peut trouver auprès d’autres personnes tout ce que Léo a à lui offrir, ou pire qu’elle n’en a rien à faire, alors il est prévisible que les deux bonbons seront prélevés sur la part qu’aurait eu Léo en l’absence de prélèvement. Et inversement.
Mais dans le cas de la Sécurité Sociale, le problème est encore plus simple. En effet, le père ajoute que les deux bonbons prélevés aujourd’hui, qu’ils soient prélevés à Léa ou Léo, seront rendus demain à Léo. Autrement dit, Léo ne perd pas grand-chose à l’intervention du père, car le prélèvement lui sera rendu un jour. Sur le papier, c’est aussi le cas des cotisations sociales, censées payer des prestations futures au seul salarié.
Maintenant considérez les trois lois parentales suivantes et essayez de déterminer dans quelle mesure elles sont différentes.
- Le père prendra 2 bonbons sur la part de Léa et les donnera à Léo
- Le père prendra 2 bonbons sur la part de Léo et les donnera à Léo (!)
- Le père prend 2 bonbons avant la négociation et les donnera à Léo
Evidemment, la Sécurité Sociale ne fonctionne pas comme cela : elle sera incapable de rendre les cotisations intégralement, mais le fait que les prestations soient pour les salariés et non les employeurs impliquent qu’elles sont réellement payées par les salariés.
En effet, les cotisations patronales réduisent la demande de travail, ce qui déjà se répercute à la baisse dans les salaires. Mais en plus elles accroissent – en tous cas pour les promoteurs de l’Etat providence – l’intérêt de travailler, par le biais d’une amélioration des droits sociaux. Elles accroissent donc aussi l’offre de travail de la part des ménages, ce qui doit aussi provoquer la baisse des salaires. C’est donc un double mécanisme qui permet aux charges patronales de se répercuter sur les salaires nets, et d’être en définitif portés par les salariés.
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[1] J E Stiglitz, Economics of the Public Sector, Second Edition, W W Norton and Company, New York and London, 1988, chapter 18 ("Tax incidence") (lien)