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Acrithène

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Acrithène est doctorant en finance, auteur d'un blog où il tente de combler le fossé séparant la science économique du grand public.

Le Blog d'Acrithène

Comment la Sécurité Sociale déstabilise l’Europe

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La jeunesse des pays fragilisés migre vers les pays sains. Ce faisant elle aggrave durablement les déséquilibres générationnels de la pyramide des âges des pays endettés au profit des pays sains. L’équilibre budgétaire de la Sécurité Sociale des pays en crise s’en trouve d’autant plus dégradé à long terme.

Dans de nombreux billets sur ce blog je vous ai expliqué qu’une des clés de la compréhension de la crise de la dette publique européenne se trouvait dans la structure démographique de sa population et davantage dans l’avenir des dépenses publiques que dans la réduction des dettes déjà contractées. L’incapacité des gouvernements à réguler la dette publique existante n’est qu’un signe particulièrement inquiétant quant à leur capacité à réformer l’Etat de sorte qu’il puisse gérer le défi démographique des prochaines décennies.

Rappelons rapidement ces problèmes en prenant le cas français :

  • En sommant les déficits prévus d’ici 2050 par le Comité d’Orientation des Retraites (COR), et en prenant l’hypothèse d’une croissance économique de 2%, le déséquilibre de la retraite par répartition ajoutera entre 90 et 130 points de PIB à la dette publique. (article détaillé)
  • Du côté de l’assurance maladie, l’explosion de la population des plus de 65 ans et de leurs frais médicaux pourrait faire passer la cotisation annuelle moyenne par actif de moins de 5 000€ en moyenne à plus de 20 000 €, hors inflation. (article détaillé)
Corroborant ce scénario impossible, la Banque des Règlements Internationaux (BRI – la banque des banques centrales) s’amusait à calculer l’évolution de la dette publique dans la situation de statu quo politique. Le « baseline scenario » de la BRI, n’incluant pas de réforme de la Sécu, propulsait la dette publique française à 400% du PIB en 2040. Similairement, divers organismes dont la BCE estimaient les dettes implicites (droits à la retraite déjà « acquis » à payer dans le futur) de la France à 350% du PIB en France en 2007, 320% pour l’Allemagne et l’Italie, et globalement 330% pour la zone euro. Cette dette implicite existe déjà mais ne fait pas l’objet d’un enregistrement comptable car son remboursement est contingent. Comprendre : l’Etat ne s’est en rien contractuellement engagé à payer les pensions futures des cotisants actuels. Cette dette politique n’a aucune existence légale, et donc pas non plus d’existence comptable.

Evidemment, ces chiffres tiennent pour grande partie de la science-fiction, dans la mesure où personne ne prêtera ces sommes astronomiques à des pays peuplés de vieux. Mais cela pose en des termes brutaux le fait que la crise actuelle n’est qu’une anticipation par le marché des déséquilibres futurs et de la capacité des gouvernants de les anticiper.

Devant cette situation, tous les pays européens ne sont pas égaux. En fait, la France est très loin d’être dans la pire situation, et ce grâce à sa culture nataliste. La jeunesse semble une ressource fiscale bien maigre à court terme – surtout si elle est au chômage – mais elle est la ressource principale de la stabilité financière des Etats à long terme. C’est sur elle que pèse durablement la dette publique. Dans la vie des agents privés, les parents se portent caution de leurs enfants emprunteurs. Dans la vie politique, les parents mettent leurs enfants en hypothèque. D’où se pose la question de l’impact déstabilisant d’un système de sécurité sociale défaillant dans un monde où la jeunesse peut migrer.

En effet, les pays qui se trouvent en difficulté aujourd’hui car leur situation financière de long terme est compromise, notamment à cause des déséquilibres de la sécurité sociale, subissent une montée dramatique du chômage des jeunes et donc pâtissent d’un bouleversement des flux migratoires de travailleurs. Plus un pays a un avenir financier compromis, plus sa jeunesse le fuit, et plus sa situation financière est dégradée à long terme. Un effet déstabilisateur circulaire auquel ne sont pas soumis les systèmes capitalistes traditionnels. En effet une assurance maladie privée ne fait pas payer les jeunes pour les vieux, mais mutualise à l’intérieur de chaque tranche d’âge. Quant au système de retraite par capitalisation, lorsque le capital passe de l’Espagne à l’Allemagne, il ne change pas de propriétaire. Au contraire le jeune espagnol qui migre payera les retraités de son pays d’accueil, et non de son pays d’origine : sa cotisation change de « propriétaire ». Il devient l’hypothèque de la finance publique allemande.

Ce qui est très pervers dans ces migrations, c’est que lorsqu’un jeune espagnol quitte son pays pour l’Allemagne, il accroit la charge sociale moyenne des salariés restés en Espagne, et diminue celle des salariés allemands. Les déséquilibres compétitifs sont donc alors auto-aggravants.

Le petit schéma qui suit vous synthétise comment la sécurité sociale, via le nombre d’actifs par retraité, joue un rôle auto-déstabilisateur dans un monde où les travailleurs migrent.

retraitemigration  

 Mais revenons désormais à cette crise européenne qui nous préoccupe et au rapport qu’elle entretient avec les déséquilibres profonds du système de retraite qui frapperont l’Europe dans une ou deux décennies. Le graphique qui suit présente le solde migratoire des PIGS (Portugal, Irlande, Grèce et Espagne) ces dix dernières années. On y constate un important plongeon pour deux des pays qui avaient parmi les plus importants soldes migratoires d’Europe : l’Espagne et la Grèce.

pigs-migration

 Depuis le début de la décennie, l’Espagne accueillait chaque année environ 1,5 immigrés (net des émigrants)  pour 100 habitants. Comme l’Espagne a une population de 47 millions d’habitants, cela correspondait à un accroissement de 700 000 personnes par an, essentiellement des personnes entre 0 et 40 ans. Cela fait désormais 4 ans que ce solde est devenu nul ou négatif. Cela signifie que vis-à-vis du scénario d’avant crise, l’Espagne a subi un choc démographique d’environ 2,5 millions d’individus en moins, et qui seraient pour beaucoup venus s’ajouter à la population active de 2030. Leur contribution est désormais devenue très hypothétique.

Dans la projection démographique médiane de l’ONU, l’Espagne devait maintenir une population active (20-65 ans) de 29 millions de personnes entre 2011 et 2030. De son côté, le nombre de retraités devait passer de 8 millions à 11,5 millions. Le nombre de retraités par actifs, appelé ratio de dépendance, progressait donc de 0,27 à 0,40.  Le graphique qui suit résume l’évolution de la pyramide des âges sur les deux périodes : 2011 à gauche en bleu, 2030 en orange à droite. Le graphique d’à côté représente la variation par tranche d’âge entre les deux périodes. On y voit à quel point la structure par âge de l’Espagne se déséquilibrait malgré la forte immigration. Il faut dire que l’Espagne a un taux de fécondité bien inférieur à 2 depuis les années 1980, environ 1,4 enfant par femme.

espagne-pyramide 

Désormais, si on soustrait nos 2.5 millions de personnes « perdues », dont la plupart seront actives en 2030, ce ratio de dépendance passe à 0.44. Cette hausse de 10% du ratio de dépendance implique une hausse de 10% des cotisations pesant sur les actifs en 2030 par rapport à ce qu’on pouvait espérer avant crise (ou une diminution égale des pensions). Une hausse de 10% qui s’ajoute à celle de 47% qui était de toutes manières prévisible avant crise. J’explique dans un précédent billet pourquoi pensions et cotisations sont proportionnellement liées au ratio de dépendance. Que représente une perte de 10% de la base des actifs pour l’avenir des finances publiques espagnoles ? Avec un PIB par habitant de 30 000€ et un taux de prélèvement moyen de 35%, on arrive à 26 milliards par an, donc des centaines de milliards d’euro de manque à gagner fiscal.

Les choses s’arrêtent-elles ici ? Bien sûr que non. Avec un taux de chômage des jeunes à 50%, il est assuré que le basculement de la situation migratoire de l’Espagne se prolonge encore quelques années. Cette prolongation réduit la chance des retours dans la mère patrie à l’issue de la crise, et fera monter le manque à gagner démographique à probablement au moins 5 millions de personnes, peut-être davantage. Je n’ai pas les chiffres définitifs pour 2012, mais sur les 6 premiers mois, le solde migratoire était dans le rouge de plus de 90 000 personnes. En base annuelle, cela signifie une perte de 180 000, soit un manque à gagner annuel d’environ 900 000 personnes par rapport à la situation d’avant crise. Donc rien qu’en ajoutant 2012, notre total s’élèverait déjà à environ 3,5 millions de personnes. Et au-delà des simples chiffres, il faudrait s’interroger sur le profil économique de ses migrants : il n’est pas certain que ce soit les moins bons qui partent. Généralement, les populations les plus mobiles sont les plus diplômées.

Qui profitent de ces changements migratoires ? Pour une grande partie, les populations, soit renoncent à immigrer vers l’Europe et restent extra-européennes, soit des populations européennes migrent vers le reste du monde (Amérique latine par exemple, pour les espagnols). Mais on observe aussi des mouvements migratoires au sein de l’Europe. Le dernier graphique présente le taux du solde migratoire pour l’Allemagne, le Royaume-Uni et les Pays-Bas (et non, la France n’attire pas). Si les changements sont moins brutaux que dans le cas des PIGS, l’équilibre de la pyramide des âges, et donc des systèmes sociaux, profiteront à long terme de ses mouvements.

top-migration 

 
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