Jusque-là, pas de quoi fouetter un chat : nous avons fait le choix – démocratiquement – d’un modèle social qui implique un niveau de taxes, de réglementation et d’interventionnisme élevé de telle sorte que, malgré la taille de notre marché intérieur et de celui de l’Union européenne au milieu duquel nous nous trouvons, des entreprises comme Goodyear ou Titan préfèrent de plus en plus aller investir ailleurs. Simple lien de causalité qui, si j’en crois les commentaires des uns et des autres, est parfaitement assumé.
Haro sur la mondialisation
Mais là où l’affaire du grizzly devient plus intéressante, c’est quand, mystérieusement, la lettre qu’il adresse au ministre du Redressement Productif (note à l’attention de la rédac’ : prière de conserver les majuscules et les caractères italiques) se retrouve dans la presse. Gros scandale ! Gros scandale parce que le plantigrade s’offre une charge à la hussarde contre le ministre et la sacro-sainte CGT – certes – mais aussi, et surtout, à cause d’un passage bien précis de sa réponse : celui dans lequel il écrit – horresco referens ! – que « Titan va acheter un fabricant de pneus chinois ou indien, payer moins d’un euro l’heure de salaire et exporter tous les pneus dont la France a besoin. »
Alors là, c’est la curée ! Songez un peu, ma bonne dame, à cet infâme américain mondialisé qui, dans une même phrase, ose non seulement déclarer qu’il refuse de venir contribuer au Redressement Productif National (quel manque de patriotisme !) mais en plus, se vante d’aller exploiter ces pauvres travailleurs chinois et indiens à raison d’un euro de l’heure. Voilà toute l’horreur de la Mondialisation ultralibérale™ révélée, l’abject cynisme de ces grands patrons exploiteurs de la misère du monde étalé au grand jour : Taillo ! Taillo ! Démondialisons pendant qu’il en est encore temps !
Et voilà donc notre grizzly affublé du plus infâmant des adjectifs de notre temps : le voilà ultralibéral. On nous rappelle ses méthodes de management brutales, la condamnation de son père, la pollution du site qu’occupait l’entreprise familiale – que sais-je encore ? Bref, voilà notre plantigrade devenu le symbole vivant du mal qui nous oppresse, de l’euro surévalué selon les experts, du libre-échangisme qui opprime les peuples, de la finance apatride qui attaque les nations etc.
Grizzly, piège à cons
Sauf que, chers amis, je crains fort que cet aspect de la réponse du grizzly ai été mal comprise. Je crains fort, pour tout vous dire, que celles et ceux d’entre vous qui ont fait du grizzly le symbole de l’affreuse mondialisation aient, ce-faisant, commis un léger – mais très léger – contresens : en effet, en quatre mots, Morry Taylor est protectionniste. Vous avez bien lu : le grizzly est et a toujours été un fervent adepte des barrières douanières et autres formes de restriction au commerce international. Il est au moins aussi protectionniste qu’Arnaud Montebourg et Marine le Pen ; c’était même un des thèmes majeurs de sa campagne lors des primaires républicaines de 1996.
Le véritable sens de cette fameuse phrase – qui est, j’en conviens, mal écrite – est en fait très précisément l’inverse de ce que la plupart de nos glorieux commentateurs [1] ont compris. Amis protectionnistes, souverainistes, socialistes, nationaux-socialistes et assimilés, ce Taylor que vous avez voué aux gémonies avec un tel empressement, est en réalité l’un des vôtres ; il n’a jamais eu d’autre intention, dans cette lettre comme ailleurs, que de fustiger l’absence de barrières douanières entre l’occident et les grands pays émergents que sont l’Inde et la Chine. C’est bête hein ?
Surpris ? Vous auriez bien tort ! Une rapide recherche sur internet vous l’aurait appris et vous auriez pu en profiter pour vous renseigner sur l’histoire des politiques protectionnistes – de l’Allemagne de Bismarck au tarif Smoot–Hawley de 1930 – : vous y auriez découvert qu’elles ont toujours été promues et mises en œuvre par des gouvernements conservateurs soucieux de plaire à leur clientèle de grands propriétaires terriens et d’industriels ; lesquels souhaitaient ainsi préserver leurs bénéfices d’une concurrence jugée déloyale en continuant à nous vendre leurs produits au prix fort. Le grizzly ne fait probablement pas exception.
Cui bono ?
Mais terminons, si vous le voulez bien, sur une note plus légère. Je ne sais pas pour vous mais je n’arrive pas à m’empêcher de me demander comment une lettre privée adressée par grand patron américain à l’un de nos ministres a pu se retrouver comme par enchantement sur la place publique. C’est surprenant vous ne trouvez pas ? Pour un peu, on jurerait que c’était intentionnel – en tout cas, c’est ce que le grizzly semble penser si l’on en juge par ses dernières déclarations.
Livrons-nous à quelques spéculations et, comme Cicéron, demandons-nous à qui profite le crime. Qui donc, au sein du ministère duRedressement Productif, pourrait avoir intérêt à nous faire lire cette lettre ? Quel obscur objectif la mystérieuse origine de cette non moins mystérieuse fuite ministérielle pouvait-elle bien poursuivre en nous jetant en pâture un des (prétendus) suppôts de la Mondialisation libérale™ ?
Je n’ose conclure.
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[1] À l’exception remarquable de Pascal-Emmanuel Gobry dans les colonnes d’Atlantico.