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Jacques SAPIR

Jacques SAPIR

Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.

Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.

Philippe Verdier, la science, la politique et l’économie

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Le procès fait à Philippe Verdier, responsable du service Météo sur France-2, chaîne du service public, à la suite de la sortie de son récent livre[1] est scandaleux. Ce livre porte non, comme on l’entend, sur le réchauffement climatique mais sur la politisation de la science et sur certaines des conséquences de ce réchauffement climatique. Quoi que l’on puisse penser des thèses du livre, et certaines semblent justes, d’autres sont probablement aventurées, il est parfaitement légitime. Le fait qu’il ait été temporairement, on l‘espère, écarté de la chaîne sur laquelle il officiait[2] équivaut à une interdiction professionnelle, chose inouïe en France. Mais, on devine que l’engagement de François Hollande dans la COP-21, conférence dont il espère faire un moment fort de sa campagne pour sa réélection en 2017, était tel qu’une voix dissonante ne pouvait être supportée.

De manière plus générale, cela pose le problème de l’usage politique de discours à l’apparence scientifique par les hommes politiques, mais aussi de l’intrusion de formes politiques à l’intérieur de l’activité scientifique. Il ne faut pas être naïf sur ce sujet. Depuis toujours des scientifiques ont cherché l’appui des politiques et ont usé d’arguments d’autorité et de méthodes policières pour obtenir ou protéger leur propre situation. Mais, le fait que ces pratiques existent, et depuis longtemps, ne doit pas être considéré comme « normal ». Cela implique, tant dans les sciences exactes que dans les sciences humaines, que l’on accorde une grande importance à la méthodologie de la discipline, c’est à dire aux conditions de vérification du caractère scientifique de certains résultats. Dire cela n’équivaut pas à dire que l’activité scientifique ne doit produire QUE du résultat scientifique. Elle se base aussi sur des conjectures qui ne seront (ou pas) vérifiées que dans le futur. Mais, cela permet de distinguer ce qui relève d’une démarche scientifique et ce qui ne relève que de l’idéologie.

Le problème est particulièrement important en économie, car cette science se trouve écartelée entre une pratique qui la rapproche sans cesse du politique (ou d’intérêts privés) et la volonté de quelques uns de la construire sur le modèle d’une science exacte, alors qu’elle est fondamentalement une science humaine. On se propose dans cette note de présenter le problème, laissant le lecteur libre de décider.

Science et préjugés ?

Les « préjugés » ont une large place dans ce que l’on appelle la « science économique ». Ils définissent une large part de la représentation traditionnelle des problèmes économiques. Se dégager des préjugés est chose difficile, qui implique l’étude de laméthodologie soit des procédures de vérifications qui ont cours (ou qui devraient avoir cours) dans cette discipline. La question de savoir si l’économie est une science de la nature ou de la société devrait se trancher en faveur de la seconde option de manière simple. Pourtant, il n’en est rien. En effet, dans l’autodéfinition de cette discipline telle qu’elle est pratiquée par les économistes du courant « orthodoxe » ou « standard », on peut voir les effets d’un coup de force datant du XIXème siècle avec Léon Walras[3], qui prétend établir en « science » ce qui n’est que la transposition d’une vieille conception de la mécanique[4].

En fait, la question est moins de savoir si l’économie est une science, que de savoir qu’il y a des démarches scientifiques au sein de cette discipline, démarches dont il faut définir les conditions. Ceci semble une méthode d’approche du problème des « préjugés » en économie qui semble plus fructueuses plutôt qu’une interrogation sur une « science » au sens normatif. Ceci implique néanmoins une discussion sur les bases méthodologiques de la discipline[5]. Or, c’est justement le terrain qu’évite soigneusement l’économie dite dominante et ses « théoriciens »[6]. Cette dernière développe alors des stratégies d’évitement et de contournement pour refuser de se confronter à la réalité, et ces stratégies ne sont ni neutres ni fortuites. Bruce Caldwell a répertorié il y a déjà de cela plusieurs années cinq arguments qui sont systématiquement utilisés par les économistes standards pour dénier aux discussions méthodologiques leur importance: (a) l’économie ne s’enseigne pas à partir de la méthodologie, (b) les spécialistes en méthodologie ne sont que des arrogants qui prétendent savoir mieux que les autres, (c) les débats méthodologiques sont stériles, (d) la méthodologie est une occupation de marginaux qui n’ont rien de mieux à faire et (e) la connaissance de l’économie rend la méthodologie superflue[7].

Caldwell montre que ces cinq arguments peuvent se réfuter sans problème. L’objet de la méthodologie n’est tout d’abord pas d’enseigner une discipline, quelle qu’elle soit, mais de permettre au scientifique d’avoir un regard sur sa pratique. Et c’est justement là le problème des « préjugés », qui viennent de ce que les économistes, dans leur grande majorité, n’ont que très peu de recul sur leur pratique. En ce qui concerne l’arrogance, il est d’ailleurs clair que les économistes standards ne craignent personne, eux qui sont souvent suffisants mais rarement nécessaires. Par ailleurs, il est faux de dire que les débats méthodologiques sont stériles; on peut montrer qu’il y a des progrès, au moins sous la forme de détermination de problèmes spécifiques et d’évaluation de démarches différentes. On doit ici ajouter que ceux qui critiquent la méthodologie sont souvent les premiers à en faire, ne serait-ce que pour formuler des critères de “scientificité” dont ils se servent pour retirer toute légitimité à leurs contradicteurs. Enfin, on est sidéré par l’affirmation qu’il pourrait y avoir une connaissance sans critères de la validité de cette dernière. La connaissance de l’économie implique, par définition, que l’on ait une méthodologie, au moins implicite. Mais, si de telles normes et de tels critères sont nécessaires, alors en discuter devient légitime.

Le discours se suffit-il à lui-même ou les illusions du Post-modernisme en économie

Une autre attaque contre la méthodologie est alors possible et elle s’appuie sur ce courant de pensée que l’on qualifie de « post-moderne ». Certes, on admet que des normes sont nécessaires, mais elles sont toutes également justifiées. Telle est l’essence de l’argumentation de Deirdre (Donald) McCloskey dans son livre sur la rhétorique de l’économie[8]. McCloskey accepte l’idée générale que la méthodologie a pour objet, entre autres, l’évaluation de la solidité des argumentations en fonction de critères donnés. Mais elle défend deux thèses particulières, l’une selon laquelle l’adoption d’une méthodologie, quelle qu’elle soit, ne provoque aucun avantage en termes cognitifs, et l’autre qu’il ne saurait y avoir de bon raisonnement hors celui de la majorité. La Vérité étant pour elle une notion vide de sens, seul subsiste l’objectif rhétorique de convaincre le plus grand nombre. Toute argumentation qui a acquis cette capacité devient alors la vérité du moment. Feyerabend pousse cette thèse dans ses ultimes retranchement et prétend qu’il n’existe aucun argument pour choisir une norme ou un critère plutôt qu’un autre[9]. Cette vision contient un aspect instrumentaliste (qu’importe les bases de mon raisonnement si la conclusion est opératoire), démarche qui constitue justement une des bases de la méthodologie néoclassique[10].

Daniel Hausman a cependant montré que le rejet du concept d’une Vérité transcendante (qui implique de fonder dans l’espace religieux la recherche de la vérité) n’implique nullement celui de la nécessité de procédures de vérification[11]. Bien au contraire, en réalité. Ces procédures reposent bien entendu sur des partis pris, mais elles contraignent alors celui qui les formule à un effort de cohérence. Il y a, en réalité, une vision dévoyée de l’activité scientifique dans les démarches qui se parent de l’image du postmodernisme et de la critique dite radicale. Dire que tout n’est pas testable, qu’il y a du contexte et de la représentation sociale dans toute norme d’évaluation, affirmations qui sont bien entendu exactes, n’implique nullement de dire que rien ne soit testable et que tout se ramène au contexte et aux représentations sociales. Appliquée à la méthodologie de l’économie, la démarche dite post-moderne se refuse de voir dans l’éclatement des normes et critères, dans les incohérences grandissantes au sein de certains argumentaires, un symptôme de la crise de cette discipline. Elle y voit au contraire un état normal des choses. Dès lors, seule compte l’opinion de la majorité, même si celle-ci est incohérente[12]. On peut ainsi proclamer le retour au consensus au sein des économistes, mais c’est au prix de la mutation de ce qui devrait être une démarche analytique en un conformisme idéologique.

Les limites du Post-modernisme et la sociologie du laboratoire

Sheila Dow voit quant à elle dans la position de McCloskey une intolérance de la tolérance[13]. Au-delà, quand on mesure que l’économie n’est pas un espace de pure spéculation, mais un espace de pouvoir, que ce soit au sein des institutions universitaires et assimilées ou bien entendu dans la cité politique, on devine l’aspect profondément pervers de ces discours réfutant par avance la possibilité d’une critique minoritaire d’une orthodoxie dominante. Si, comme le prétend McCloskey, il n’est pas de méthodologie mais seulement une rhétorique, les minoritaires ont tort par essence; s’ils avaient raison, ils seraient majoritaires…Si, comme le prétendent les post-modernes, tout se vaut et tout s’équivaut, alors pointer des incohérences dans les raisonnements, chercher vérités et erreurs, sont des activités vides de sens.

Les postures soi-disant hyper-critiques ne sont ainsi que des apologétiques, à peine honteuses, de l’ordre dominant. Pierre Bourdieu a bien montré comment positivisme naïf et relativisme ne sont que les deux faces d’une même erreur[14]. Ainsi, l’objectivité n’existe pas en elle-même mais doit s’établir, mais cet établissement, s’il est articulation avec des perceptions et des pratiques, ne s’y réduit nullement. Le texte de Bourdieu est par ailleurs fortement critique par rapport aux économistes, à qui il est reproché de tenir pour objectif ce qui n’est que qu’inconscient de classe, ou de fétichiser des formes spécifiques en leur attribuant une essence intangible, comme dans le domaine de la théorie des préférences[15]. Ces critiques sont à la fois justifiées et injustes. Justifiées dans le sens où elles visent des textes et morceaux d’argumentation bien connus et indéniables. Injustes par leur généralisation, en attribuant à l’économie ce qui n’est que l’erreur d’un de ses courants.

La thèse de Bourdieu peut cependant donner naissance à une forme de réfutation de la méthodologie, où on suppose que le processus conduisant des scientifiques à adopter des paradigmes centraux est le produit (a) de la volonté de maximiser un capital symbolique socialement défini par l’institution au sein de laquelle ils opèrent et (b) des facteurs sociaux qui déterminent le contenu d’une théorie reconnue et de ses paradigmes centraux. Cette thèse a été popularisée par Bruno Latour dans sa sociologie de la vie de laboratoire[16]. Le problème est qu’elle suppose un lien prévisible entre l’adoption d’une conjecture et des avantages, symboliques et matériels. Autrement dit, le scientifique (A), si il choisit le paradigme (X) et non (Y) entend ainsi maximiser sa réputation. Mais comment peut-il en être sur?

Une réponse paranoïaque est possible. La position dominante du paradigme (X) résulte d’un complot dominant (la “science officielle”). Ce paradigme, et les conjectures qui y sont liées, sont irréfutables au sens Poppérien car il y a suppression des résultats non-conformes, voire des chercheurs non-conformistes. D’un point de vue descriptif, une telle thèse est très rarement vraie, mais peut l’être dans certains cas. Même les paranoïaques ont des ennemis. Du point de vue méthodologique, elle est absurde, car elle suppose de considérer comme norme ce qui est clairement une situation pathologique.

On peut cependant tenter de répondre sur un autre plan en supposant que le système étudié vérifie une hypothèse ergodique. Si celle-ci est limitée, un chercheur peut raisonnablement supposer qu’il faudra une lente accumulation de données pour ébranler le paradigme (X). Il court donc un faible risque en le choisissant. Le problème cependant, comme le fait remarquer Uskali Mäki, c’est que dans ces conditions on explique uniquement la reproduction d’un courant dominant, et non son origine, et que de plus on ne peut comprendre pourquoi survivent des positions minoritaires[17]. Si tous les chercheurs sont des maximisateurs rationnels et si l’on confronté à une ergodicité, il est irrationnel de choisir (Y) contre (X). En fait, l’hypothèse faite en amont d’une crédibilité, ou d’une réputation, “objective” et dont l’évaluation est indépendante du contexte est plus que douteuse[18]. Des sociologues des sciences comme Callon et Law ont ainsi été conduits à contester la vision purement externaliste, la dissolution du noyau dur de toute découverte scientifique dans son contexte social, qui caractérise Bruno Latour. Pour eux, il y a dans l’activité scientifique du déterminisme et du compromis[19].

Quand Popper sort de sa tombe (et y retourne rapidement)

L’économie s’est, dans les faits ralliée dès 1938 aux thèses de Karl Popper[20], et a voulu chercher dans le principe de réfutation, ce que l’on appelle le « falsificationisme », une garantie de scientificité. La démarche de Popper est en effet instrumentalement attrayante pour une économie découvrant à l’époque les délices de l’économétrie et supposant qu’elle pourrait bientôt tester la totalité de ses conjectures. Ceci permettait aussi d’esquiver le débat sur le réalisme des hypothèses initiales, débat porté par les courants contestataires qu’ils soient institutionnalistes (T. Veblen, J. Commons) ou marxistes. Cette démarche était cohérente avec le parti pris de rigueur axiomatique introduit par Walras à la fin du XIXème siècle [21]. La référence à Popper va donc rester un point obligé pour les quelques économistes de ce courant intervenant dans le domaine de la méthodologie[22]. Le modèle visé étant ici la science physique[23], avec en particulier la proposition de Paul Samuelson de prendre comme base de départ l’hypothèse ergodique[24], et l’objectif affiché celui d’obtenir pour l’économie le statut d’une science dite “dure”. L’usage de ce terme, à la place de celui de « science exacte » ou de « science de la nature », n’est d’ailleurs pas innocent. Il vise d’emblée à dévaloriser les autres sciences humaines, qui sont de fait qualifiées de « molles », comme la sociologie, l’anthropologie ou l’histoire, face à l’économie. Dans le même temps, elle fonde l’instrumentalisme de Milton Friedman, qui récuse d’emblée tout débat sur le réalisme des hypothèses[25]. On passe alors, pour reprendre la formule de Bruce Caldwell à un empirisme logique qui succède au positivisme logique[26].

Le « falsificationisme » poppérien soulève cependant de nombreux problèmes. Il se heurte tout d’abord à la conjecture de Duhem et Quine[27]. Pour que la testabilité soit robuste au sens de Popper, il faudrait que l’on puisse tester les conjectures seules et que les méthodes d’évaluation des résultats ne soient donc pas chargées en théorie. Ce problème, déjà important dans certaines sciences exactes comme la physique, devient rédhibitoire en économie où les agrégats utilisés pour quantifier ne font que normaliser une réalité à partir de conjectures théoriques implicites[28]. Un second problème tient à la nature des prévisions par rapport au mode de testabilité. Dans la grande majorité des cas les prévisions sont qualitatives, alors que la vérification est quantitative[29]. Un troisième tient à la manière même dont Popper utilise la réfutation et la falsification. Pour lui la falsification doit engendrer un rapprochement des théories avec la réalité, et le progrès théorique doit se mesurer à la capacité à expliquer des faits nouveaux. Or, non seulement Popper lui-même admet que le premier critère est invalidable[30], mais de plus l’économie vérifie toujours ses conjectures sur des événements passés[31]. Dans ces conditions, on ne doit pas s’étonner d’une très large remise en cause de l’applicabilité de la méthodologie poppérienne[32].

Popper et ses héritiers : un résultat paradoxal

Ces limites ont entraîné un certain nombre d’économistes qui refusent d’abandonner l’empirisme logique à se pencher vers Imre Lakatos[33]. Cet auteur propose de mettre l’accent sur des programmes de recherche qui seraient définis par un noyau dur d’hypothèses, réputées infalsifiables, et une ceinture protectrice d’hypothèses, elles falsifiables et réfutables, et pouvant être remplacées. La cohérence, et la scientificité d’un tel programme de recherche découlant de la capacité du noyau dur à engendrer des prévisions et de sa cohérence interne. Lakatos appelle ainsi dégénérescence d’un programme l’introduction, au sein du noyau dur, d’hypothèses ad-hoc. Une telle démarche présente tout à la fois des différences substantielles et des ressemblances avec celle de Popper. La notion de noyau dur, l’idée que le progrès scientifique puisse venir de la corroboration de conjectures et non de leur réfutation marquent les différences. Néanmoins, l’accent mis sur la testabilité, ou la falsification, ainsi que l’idée de prévision, renvoient clairement au cadre poppérien.

Les économistes du courant standard ont rapidement vu l’intérêt d’une telle approche. Le noyau dur du programme de recherche qualifié alors de scientifique (ce qui implique que les autres ne le sont pas…) est alors caractérisé par la théorie des préférences de l’agent, l’hypothèse d’individualisme méthodologique et la maximisation sous contrainte[34]. La définition d’un tel noyau dur est cependant loin d’être facile, compte tenu des tensions internes de ce courant[35]. De plus, il est confronté au fait que certaines de ses hypothèses, en particuliers celles concernant les préférences individuelles, sont en réalité testables et ont été invalidées.

Avant même que ces économistes aient commencé à se référer explicitement à Lakatos, d’autres travaux en avaient montré les limites. La part poppérienne chez Lakatos est tout aussi vulnérable que Popper lui-même à la conjecture de Duhem-Quine[36]. Il faut aussi ajouter que l’économie procède par relecture successive de problèmes et d’événements et non pas seulement, ni même principalement, par prévision et prédiction. Ceci rend inapplicable la méthodologie proposée par Lakatos[37]. Par ailleurs, si on applique cette méthodologie au courant dominant en économie, il est clair que ce dernier a procédé, depuis la fin des années soixante-dix, à l’introduction d’un certain nombre d’hypothèses ad-hoc dans son noyau dur, comme la prise en compte des institutions. En ce sens, on pourrait soutenir que, du point de vue de la démarche de Lakatos, le programme de recherche du courant standard est effectivement dégénéré !

Il faut avouer que cela constitue bien un résultat paradoxal des dérives de la méthodologie des économistes « mainstream ».

Une crise (méthodologique) et son enjeu

Le constat d’une crise méthodologique au sein du courant dominant semble devoir être évident. Le nombre d’économistes qui ont dû « manger leur chapeau » ces dernières années est d’ailleurs impressionnant, d’Olivier Blanchard[38] à Paul Krugman[39]. Sheila Dow montre[40] que les différents auteurs du “mainstream” s’opposent désormais entre un camp se réfugiant dans une axiomatique irréaliste, dans la tradition ouverte par Friedman en 1953, et un autre recourant à l’empirisme, mais sans garde-fous si ce n’est que techniques en matière de procédures de vérifications[41]. Dans un tel contexte, on comprend alors l’intérêt que suscitent au sein de ce courant les théories déniant toute importance à la méthodologie, qu’il s’agisse des thèses sur la pure dimension rhétorique de l’économie, défendue par McCloskey, ou des positions de type post-moderne se réfugiant dans l’hyper-critique[42]. Or, comme on l’a indiqué, ces deux approches ont pour effet immédiat de transformer l’économie en pure apologétique.

La robustesse d’un fait scientifique résulte d’un alliage entre des réseaux humains, des pratiques reconnues, un intérêt de la part d’un utilisateur potentiel. Cette robustesse est donc forcément temporaire, toujours susceptible d’être minée par le doute quand les réseaux se décomposent et se transforment, les pratiques évoluent, les intérêts se déplacent[43]. Une partie de l’incompréhension engendrée par le statut des résultats en économie, vérités révélées ou simples affirmations idéologiques, tient dans les illusions qu’engendre l’aveuglement volontaire sur les modes de vérifications. Pour en sortir, il faut accepter la séparation radicale entre le statut d’une discipline dans la typologie générale des sciences, et la nature des pratiques des chercheurs opérant au sein de cette discipline. Savoir si, oui ou non, l’économie peut prétendre au statut de science dite “dure” n’a en réalité aucun intérêt, si ce n’est, mais dans un autre contexte, celui de valoriser l’économiste dans ses relations avec le décideur politique. Par contre, la question des pratiques des économistes est, elle, absolument fondamentale.

Un regard rétrospectif sur l’épistémologie de Keynes s’avère ici nécessaire si on veut pratiquer la distinction entre science et pratique scientifique[44]. En économie, la part des “évidences disponibles”, c’est à dire des énoncés qui font si ce n’est l’unanimité de la profession, du moins qui sont admis par un grand nombre de chercheurs, jouent un rôle déterminant[45]. Cette controverse, et l’histoire des controverses passées, permet de séparer le poids d’un énoncé de sa probabilité. Par poids, il faut entendre, à la suite de Keynes lui-même[46], la quantité d’évidences disponibles pertinentes à un argument donné, et leur cohérence réciproque. Soutenir ainsi un énoncé par des évidences disponibles issues de champs méthodologiques opposés diminue au lieu de l’accroître le poids de l’énoncé. La probabilité d’un énoncé renvoie quant à elle au degré de vérification des évidences disponibles. Avoir une démarche scientifique, pour un économiste, ne peut donc signifier n’émettre que des conjectures testables et vérifiables. A ce compte, il serait silencieux la plupart du temps. Cela veut dire dans un premier temps évaluer, par les controverses présentes et passées, le poids des énoncés dont il se sert ou qu’il veut réfuter. Puis, quand il le peut, soumettre les évidences disponibles à l’épreuve de la vérification, tout en sachant que, du fait même de la nature de la discipline, cette dernière ne peut être que limitée et imparfaite. La vérification joue donc ici moins le rôle de l’établissement d’une preuve que de l’invalidation de certaines conjectures. Si l’énoncé A, repose strictement sur les évidences x, y, z, qui elles mêmes sont liées à des conjectures a, b et g, et que l’une de ces conjectures soit testable, la validation de l’une ne prouverait pas l’énoncé, mais l’invalidation de l’une serait suffisante pour amener au rejet de l’énoncé. Se plier à cette discipline ne garantit nullement que les résultats soient “vrais”, mais établit la distinction entre une pratique scientifique de l’économie et une pratique idéologique, où les énoncés visent d’abord et avant tout à justifier des options métaphysiques ou politiques sous-jacentes[47].

La polémique qui entoure la publication du livre de Philippe Verdier pourrait donc avoir ceci de positif qu’elle nous forcerait à nous interroger sur les rapports entre sciences et politique, et sur la politisation de certaines activités scientifiques. Si tel est le cas, et quoi que l’on puisse penser de ce livre, il faudrait remercier Philippe Verdier pour avoir fait éclater un débat trop longtemps occulté.

Notes

[1] Verdier P., Climat Investigation, Paris, Ring, 2015.

[2] http://www.midilibre.fr/2015/10/16/philippe-verdier-m-meteo-de-france-2-prive-d-antenne-a-cause-de-son-livre,1228361.php

[3] Son principal ouvrage Éléments d’économie politique pure, ou théorie de la richesse sociale date de 1874. Il publiera un article très révélateur « Économique et mécanique » dans le Bulletin de la Société vaudoise de sciences naturelles en 1909.

[4] P. Mirowski, More heat than light- Economics as Social. Physics, Physics as Nature’s Economics, Cambridge: Cambridge. University Press, 1989.

[5] Voir Sapir J., Les trous noirs de la science économique, Paris, Albin Michel, 2000. Voir aussi A. Lehtinen, J. Kuorikoski, et P. Ylikoski, Economics for real: Uskali Mäki and the place of truth in economics, Routledge, Londres, 2012.

[6] Voir ainsi E.R. Weintraub, “Methodology doesn’t matter, but history of thought might”, in S. Honkapohja, (ed.), Wither Macroeconomics?, Basil Blackwell, Oxford, 1989.

[7] B.J. Caldwell, “Economic Methodology: Rationale, Foundation, Prospects”, in U. Mäki, B. Gustafsson et C. Knudsen, (eds.), Rationality, Institutions & Economic Methodology, Routledge, Londres-New York, 1993, pp. 45-60. Idem, “Does Methodology matters? How should it practiced?”, in Finnish Economic Papers, vol.3, n°1/1990, pp. 64-71.

[8] D. McCloskey, The Rhetoric of Economics, University of Wisconsin Press, Madison, Wisc., 1985.

[9] P. Feyerabend, Against Method: Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, Verso Edition, Londres, 1975.

[10] Pour une critique de la dimension instrumentaliste chez McCloskey, U. Mäki, “How to Combine Rhetoric and Realism in the Methodology of Economics”, in Economics and Philosophy, vol. 4, n°1/1988, pp. 89-109; Idem, “Realism, Economics and Rhetoric: a Rejoinder to McCloskey”, in Economics and Philosophy, vol. 4, n°1/1988, pp. 167-169.

[11] D. Hausman, The Inexact and Separate Science of Economics, Cambridge University Press, 1992., pp. 264-268. Voir aussi du même auteur : “Explanation and Diagnosis in Economics,” Revue Internationale de Philosophie, 55, 2001, pp. 311–26.

[12] M. Bleaney, “An Overview of Emerging Theory”, in D. Greenaway et alii, (eds.),Companion to Contemporary Economic Thought, Routledge, Londres et New York, 1991.

[13] S.C. Dow, “Mainstream Economic Methodology”,op.cit, p. 87.

[14] P. Bourdieu, La Distinction – Critique sociale du jugement , Éditions de Minuit, Paris, 1979, p. 111.

[15] Idem, voir note 6, p. 194.

[16] B. Latour, La vie de laboratoire, La Découverte, Paris, 1988. B. Latour et S. Woolgar,Laboratory Life: The Construction of Scientific Facts, Princeton University Press, Princeton, NJ, 1979.

[17] U. Mäki, “Social Theories of Science and the Fate of Institutionalism in Economics”, in U. Mäki, B. Gustafsson et C. Knudsen, (eds.), Rationality, Institutions & Economic Methodology, Routledge, Londres-New York, 1993, pp.76-109, p. 86-7.

[18] R. William et J. Law, “Beyond the Bounds of Credibility”, in Fundamenta Scientiae , vol. 1, 1980, pp. 295-315.

[19] M. Callon et J. Law, “La protohistoire d’un laboratoire”, in M. Callon, (sous la direction de), La Science et ses réseaux , La Découverte, Paris, 1989, chapitre 2, p. 67.

[20] Voir T.W. Hutchison, The Significance and Basic Postulates of Economic Theory, Macmillan, Londres, 1938.

[21] A. Insel, “Une rigueur pour la forme: Pourquoi la théorie néoclassique fascine-t-elle tant les économistes et comment s’en déprendre?”, in Revue Semestrielle du MAUSS, n°3, éditions la Découverte, Paris, 1994, pp. 77-94.

[22] Par exemple M. Blaug, The Methodology of Economics , Cambridge University Press, Cambridge, 1980. Voir aussi P. Mirowski, More Heat than Light, op.cit..

[23] P. Mirowski, “How not to do things with metaphors: Paul Samuelson and the science of Neoclassical Economics”, in Studies in the History and Philosophy of Science, vol. 20, n°1/1989, pp. 175-191. Pour une critique plus générale sur le modèle de scientificité de la physique, P. Mirowski, More heat than light, Cambridge University Press, Cambridge, 1990.

[24] P.A. Samuelson, “Classical and Neoclassical theory”, in R.W. Clower, (ed.), Monetary Theory, Penguin, Londres, 1969.

[25] M. Friedman, “The Methodology of Positive Economics”, in M. Friedman, Essays in Positive Economics, University of Chicago Press, chicago, 1953, pp. 3-43.

[26] B. Caldwell, Beyond Positivism: Economic Methodology in the Twentieth Century, op.cit.. Voir aussi W. Mason, “Some negative thoughts on Friedman’s Positive Economics”, in Journal of Post-Keynesian Economics, vol. 3, n°2/1981, pp. 235-55.

[27] P. Duhem, The Aim and structure of Physical Theory, Princeton University Press, Princeton, NJ, 1954. W. Quine, “Two Dogmas of Empiricism”, in W. Quine, From a Logical Point of View, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1953, pp. 20-46.

[28] D.W. Hands, “Popper and Lakatos in Economic Methodology”, in U. Mäki, B. Gustafsson et C. Knudsen, (eds.), Rationality, Institutions & Economic Methodology, op.cit., pp. 61-75. J.J. Klant, “Refutability”, in Methodus , vol. 2, n°2/1990, pp. 34-51.

[29] D.W. Hands, “Popper and Lakatos in Economic Methodology”, op.cit., p. 64.

[30] K. Popper, Realism and the Aim of Science, Rowman & Littlefield, Totowa, NJ, 1983, p. xxxv.

[31] D.W. Hands, “Popper and Lakatos in Economic Methodology”, op.cit., p. 65.

[32] D.W. Hands, Testing, Rationality and Progress: Essays on the Popperian Tradition in Economic Methodology, Rowman & Littlefield, Latham, NJ, 1992. D.M. Hausman, “An Appraisal of Popperian Methodology” in N. de Marchi, (ed), The Popperian Legacy in Economics, Cambridge University Press, cambridge, 1988, pp. 65-85. U. Mäki, “Economic Methodology: complaints and guidelines”, in Finnish Economic Papers, vol.3, 1990, n°1, pp. 77-84.

[33] I. Lakatos, “Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes”, in I. Lakatos et A. Musgrave, (eds.), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, Cambridge, 1970, pp. 91-196.

[34] E.R. Weintraub, General Equilibrium Analysis, Studies in Appraisal, Cambridge University Press, Cambridge, 1985. M. Blaug, “Ripensamenti sulla rivoluzione keynesiana”, in Rassegna Economica, vol. 51, n°3, 1987, pp. 605-634.

[35] G. Fulton, “Research Programmes in Economics”, in History of Political Economy, vol. 16, n°2, 1984, pp. 27-55.

[36] R. Cross, “The Duhem-Quine thesis, Lakatos and the Appraisal of Theories in Macroeconomics”, in Economic Journal, vol. 92, n°2, 1982, pp. 320-340.

[37] D.W. Hands, “Popper and Lakatos in Economic Methodology”, op.cit., p. 68. Voir aussi D.W. Hands, “Second Thoughts on Lakatos”, in , History of Political Economy, vol. 17, n°1, 1985, pp. 1-16.

[38] Qui a dû reconnaître et assumer les erreurs du FMI sur les politiques d’austérité. Voir O. Blanchard et D. Leigh, Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers , IMF Working Paper, IMF, Washigton DC, janvier 2013.

[39] Qui a dû, lui aussi, admettre – après avoir prétendu le contraire, que la « globalisation » et le libre-échange pouvaient bien être les causes de la crise actuelle.

[40] S.C. Dow, “Mainstream Economic Methodology”,op.cit, p. 80-81.

[41] Voir sur ce point la discussion in O. Hamouda et R. Rowley, “Ignorance and the Absence of Probabilities”, in C. Schmidt, (ed.), Uncertainty in Economic Thought, Edwar Elgar, Cheltenham, 1996, pp. 38-64.

[42] J. Doherty, E. Graham et M. Malek, (eds.), Post-modernism in Social Sciences, Macmillan, Londres, 1992; voir en particulier l’introduction à ce volume. B. Barnes et D. Bloor, “Relativism, rationalism and the sociology of lknowledge”, in M. Hollis et S. Lukes, (eds.), Rationality and Relativism , Basil Blackwell, Oxford, 1982, pp. 21-47.

[43] M. Callon, (sous la direction de), La Science et ses réseaux , op.cit., pp. 25-31.

[44] Sur cette épistémologie, on se réfèrera à A.M. Carabelli, On Keynes’s Method, Macmillan, Londres, 1988; R.M. O’Donnel, Keynes’s Philosophy, Economics and Politics: The Philosophical Foundations of Keynes’s Thought and their influences on his Economics and Politics , Macmillan, Londres, 1989.

[45] S.C. Dow, “The appeal of neoclassical economics: some insights from Keynes’s epistemology”, in Cambridge Journal of Economics , vol. 19, n°5, 1995, pp. 715-733, p. 716.

[46] J.M. Keynes, A Treatise on Probability , republié in Collected Writings , vol. VIII, Macmillan, Londres, 1973; voir le chapitre 6.

[47] Sur ce point voir le grand ouvrage de Gunnar Myrdal dont les opinions, exprimées en 1929, restent parfaitement d’actualité aujourd’hui. G. Myrdal, The Political Element in the Development of Economic Theory , Transaction Publishers, New Brunswick et Londres, 1990; première édition en anglais, 1954; première édition en suédois, 1930.
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