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Référendum pour le Brexit, élection de Donald Trump, montée des populismes en Europe… Assiste-t-on, comme vous l’écrivez, à une « démondialisation », ou à la constitution d’une altermondialisation ? Quelles en seraient les principales caractéristiques ?
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Qu’est-ce que la « mondialisation » ?
Il convient, tout d’abord, de s’entendre sur les termes. Les périodes d’autarcie totale, sauf durant des conflits, ont été extrêmement rares dans l’histoire. Le commerce à longue distance existait déjà du temps des Pharaons. Le moyen-âge et la période moderne ont connu des flux d’échanges importants sur des distances en fait fort longues. Ce rappel montre que ce n’est pas l’existence du commerce, de l’échange à longue distance, qui peut permettre de définir les périodes de mondialisation. Ce qui les définit c’est d’une part la circulation financières entre les pays, qui non seulement facilite les transferts de capitaux mais ouvre de nouveaux espaces aux crises et permet à certaines entreprises de réaliser leurs profits hors de l’espace où elles produisent, et d’autre part, mais ce phénomène est lié au premier, le découplage entre le lieu ou une entreprise fabrique ses produits et le lieu où elle les vend. Le point est ici important. Il permet aux dirigeants de l’entreprise de faire pression à la baisse sur les salaires de leurs travailleurs sans compromettre leurs profits, ce qui ne manquerait pas de se produire si le lieu de la production et le lieu de la vente étaient les mêmes.
Dès lors, ce que l’on appelle « mondialisation » ou « globalisation » se caractérise d’une part par l’émancipation des entreprises transnationales des règles étatiques et d’autre part par une crise latente de la démocratie dans chacun de ces Etats en réaction à cette émancipation[2]. Réduire la « mondialisation » à un phénomène économique (le commerce) ou financier (la circulation transnationale des capitaux), même si ce phénomène est important et a fait apparaître des comportements nouveaux[3], est une erreur. La « mondialisation » est un phénomène global qui voit ses dimensions sociales et politiques devenir déterminante dans la perception que les populations en ont. C’est ce qui explique, en réaction, la montée de différentes formes de contestation, dont certaines sont « populistes » mais dont toutes sont populaires.
Le défi à la démocratie lancé par la mondialisation
La « mondialisation », du fait de ses effets induits, aboutit à rompre l’unité entre la capacité à décider et la responsabilité des décideurs, unité qui est à la base de l’existence de la démocratie. Or, la démocratie exige la présence d’un « peuple », autrement dit un corps politique définit par des frontières. Ce corps politique exerce, dans le cadre de ces frontières, sa souveraineté. Tout cela explique la vigueur, dans les différents pays, des mouvements pour l’affirmation de la souveraineté. Certains de ses mouvements ont pris des caractéristiques « populistes » car le cadre politique dans lesquels ils se déroulent connaissait des pathologies propres, des formes spécifiques de collusion au sein des élites politiques, économiques ou médiatiques, voire des collusions entres ces élites. Nous avons vu ce phénomène se développer tout d’abord en Amérique Latine avec l’émergence d’une gauche populiste qui n’était d’ailleurs pas exempte de contradictions[4].
Il ne faut donc pas s’étonner si certaines des réponses populaires à la mondialisation remettent en cause, en partie ou en entier, le cadre de la démocratie représentative. Ceci est normal en raison des déformations que cette démocratie représentative a elle-même connues. La disparition du politique dans les « démocraties » les vide de sens[5].
Misère de l’alter-mondialisme
Certains pensent, ou espèrent, que l’on pourrait néanmoins réconcilier la « mondialisation » avec la démocratie. C’est en un sens la philosophie qui inspire le courant que l’on peut proprement désigner « d’alter-mondialiste ». Mais, ce mouvement se heurte à une contradiction fondamentale : comment restaurer la démocratie sans définir précisément le « peuple » et sans respecter son identité politique ? L’aporie du gouvernement mondial (ou du gouvernement régional au sein d’un ensemble de nations) se heurte (et se heurtera) toujours au fait que les identités politiques sont des facteurs indispensables de la constitution de ces peuples. Or, ces identités politiques évoluent très lentement, certainement pas dans la temporalité qui est celle des changements politiques, et il n’est nullement dit que l’on assiste à une quelconque convergence. C’est pourquoi ceux que l’on peut nommer, ou qui se nomment eux-mêmes des « alter-mondialistes » se condamnent soit à l’impuissance soit seront conduit à reprendre une philosophie ouvertement anti-démocratique, celle de la « démocratie sans demos », autrement dit d’une démocratie hors sol, séparée radicalement de toute responsabilité devant « son » peuple. On peut classer dans cette philosophie les idées de « démocratie par la loi », un système où la définition de la démocratie se réduit à le simple observation d’une conformité des règles. On sait depuis longtemps qu’un tel système est en réalité un « tyrannus ab exertitio »[6], autrement dit un système tyrannique[7]. Il a été démontré que la « rule of law » peut parfaitement être le masque de pouvoirs tyranniques. Les études de cas qui sont proposées dans l’ouvrage de David Dyzenhaus, The Constitution of Law, aboutissent, au bout du compte, à mettre en évidence une critique du positivisme. Cette dernière est fondamentale. Elle permet de comprendre comment l’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) et la fidélité au texte tourne bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales quelles qu’elles soient. À quelques reprises, l’auteur évoque ses propres analyses des perversions du système légal de l’Apartheid[8] en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme»[9].
La mondialisation contre le droit international ?
Les mouvements qui, au contraire, contestent radicalement les formes de mise en place d’éléments tyranniques dans nos systèmes politiques sont donc obligés de se confronter directement et frontalement avec ce que l’on appelle la « mondialisation ». Il en va de même pour les formes régionales prises par cette dernière, comme c’est le cas avec l’euro[10]. Ces différents mouvements tendent tous, sous une forme ou une autre, à la réaffirmation de la souveraineté populaire, que ce soit dans des formes où domine la légitimité charismatique (pour les mouvements proprement populistes) ou dans des cadres mélangeant de manière diverse les formes démocratiques, bureaucratiques et charismatiques de la légitimité. Ces mouvements vont remettre en cause les grands traités mais aussi les institutions qui avaient pu croire possible de stabiliser les formes de dépossession de la souveraineté populaire, formes de dépossession qui sont donc apparues pendant la phase d’expansion de la mondialisation. Cela ne veut aucunement dire qu’ils se refusent à toute idée de coopération internationale. Mais, cette coopération devra être dans le futur régie par des Nations souveraines. Le Droit International en réalité découle au contraire du Droit de chaque État ; il est un Droit de coordination[11]. C’est la logique développée par Simone Goyard-Fabre[12]. Cette dernière a d’ailleurs rappelé les conditions de l’exercice de la souveraineté et elle a montré que le principe de l’exercice de cette souveraineté ne saurait être remise en cause par des obstacles matériels et techniques. Ainsi, elle écrit : « Que l’exercice de la souveraineté ne puisse se faire qu’au moyen d’organes différenciés, aux compétences spécifiques et travaillant indépendamment les uns des autres, n’implique rien quant à la nature de la puissance souveraine de l’État. Le pluralisme organique (…) ne divise pas l’essence ou la forme de l’État; la souveraineté est une et indivisible« [13]. L’argument prétendant fonder sur la limitation pratique de la souveraineté une limitation du principe de celle-ci est, quant au fond, d’une grande faiblesse. Les États n’ont pas prétendu pouvoir tout contrôler matériellement, même et y compris sur le territoire qui est le leur. Le despote le plus puissant et le plus absolu était sans effet devant l’orage ou la sécheresse. Il ne faut pas confondre les limites liées au domaine de la nature et la question des limites de la compétence du Souverain. La question de la souveraineté prend alors tout son sens si l’on considère sa place dans l’ordre symbolique de choses. La souveraineté ne dépend pas seulement de qui prend les décisions, autrement dit de savoir si le processus est interne ou externe à la communauté politique concernée. La souveraineté, telle qu’elle se construit dans l’œuvre de Jean Bodin, réside dans la prise en compte d’intérêts collectifs, se matérialisant dans la chose publique[14]. Le principe de souveraineté se fonde alors sur ce qui est commun dans une collectivité, et non plus sur celui qui exerce cette souveraineté.
Retour sur l’année 2016
On comprend, alors, que les différents événements que nous avons connus en 2016, et ceux que nous connaîtrons dans un proche futur forment un ensemble dont la cohérence tient dans la volonté des peuples de retrouver leur souveraineté. Chaque événement, que ce soit le Brexit ou l’élection de Donald Trump a sa spécificité et doit naturellement être envisagé dans son contexte particulier. Mais, il faudrait être véritablement aveugle pour ne pas voir que ces différents contextes particuliers font eux-mêmes partie d’un méta-contexte bien plus général : une révolte des peuples contre l’oligarchie. Cette révolte peut prendre des chemins détournés, comme l’élection d’un homme d’affaires aux Etats-Unis ; mais, ceci n’est que l’expression de la ruse de la politique. Il faut donc appréhender ce mouvement à la fois dans son ensemble, et là il se manifeste comme une réaction de rejet à la mondialisation telle que je l’ai définie, mais aussi dans ses spécificités locales qui font que le Brexit a en fait peu à voir avec l’élection de Donald Trump compte tenu de la grande différence des contextes britanniques et américains.
La question de savoir si ces mouvements pourront apporter une réponse cohérente à la mondialisation est posée. Mais, ces mouvements doivent d’abord faire exploser le carcan des institutions mises en place dans la phase de montée de cette mondialisation. Ils ne se posent pas la question de l’organisation du monde, avec ses interactions comme avec ses spécificités locales. Il est donc inévitable que ce mouvement puisse prendre, dans certains cas, et l’on pense à Trump évidemment, un aspect de « chacun pour soi ». Mais, ceci est appelé à n’être que transitoire. D’ailleurs, j’observe que Donald Trump est en train de réviser une partie de son agenda politique à l’international. Aussi peut-on penser qu’une fois que les peuples auront recouvré leur souveraineté une logique de coopération et de coordination se mettra en place, tout simplement parce que le coût d’une guerre à grande échelle (je ne parle pas ici des guerres civiles comme nous en connaissons actuellement un certain nombre) serait tel qu’il menacerait directement la vie des dirigeants. Mais, entre l’utopie du gouvernement mondial et la réalité d’un monde rempli de conflits, nous allons devoir retrouver le difficile chemin de la politique « westphalienne »[15] et réapprendre la pratique des alliances entre égaux et de la coordination.
Notes
[1] Sapir J., “President Trump and free trade”, in real-world economics review, issue no. 79, 30 March 2017, pp. 64-73, http://www.paecon.net/PAEReview/issue79/Sapir79.pdf
[2] Sapir J., « Le vrai sens du terme. Le libre-échange ou la mise en concurrence entre les Nations » in, D. Colle (edit.), D’un protectionnisme l’autre – La fin de la mondialisation ?, Coll. Major, Presses Universitaires de France, Paris, Septembre 2009.
[3] Sapir J., « La mise en concurrence financière des territoires. La finance mondiale et les États » in, D. Colle (edit.), D’un protectionnisme l’autre – La fin de la mondialisation ?, Coll. Major, Presses Universitaires de France, Paris, Septembre 2009.
[4] Voir Laclau E. La Razón Populista, FCE, Buenos Aires, 2005.
[5] Bellamy R., (1994). ‘Dethroning Politics’: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F. A. Hayek. British Journal of Political Science, 24, pp 419-441
[6] Voir Saint Augustin, Œuvres, sous la direction de Lucien Jerphagnon, vol. II, Paris, Gallimard, « La Péiade », 1998-2002.
[7] Ceci est analysé dans Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.
[8] Dyzenhaus D, Hard Cases in Wicked Legal Systems. South African Law in the Perspective of Legal Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1991.
[9] Dyzenhaus D., The Constitution of Law. Legality In a Time of Emergency, op.cit., p. 22.
[10] Sapir J., « La zone Euro : du cadre disciplinaire à la ‘Democrannie’ », in Coll., L’Euro est-il mort ?, Paris, Editions du Rocher, 2016, pp. 111-124.
[11] Dupuy R.J., Le Droit International, PUF, Paris, 1963
[12] Goyard-Fabre S., « Y-a-t-il une crise de la souveraineté? », in Revue Internationale de Philosophie, Vol. 45, n°4/1991, pp. 459-498.
[13] Goyard-Fabre S., « Y-a-t-il une crise de la souveraineté? », op.cit., p. 480-1.
[14] Goyard-Fabre S., Jean Bodin et le Droit de la République, Paris, PUF, 1989.
[15] Bely L. (dir.), avec le concours d’Isabelle Richefort et alii, L’Europe des traités de Westphalie : esprit de la diplomatie et diplomatie de l’esprit, actes du colloque tenu à Paris, du 24 au 26 sept. 1998, organisé par la Direction des archives et de la documentation du ministère des Affaires étrangères, PUF, Paris, 2000, 615 p.