La mortalité spécifique d’une partie de la population
Ces auteurs ont donc divisé le pays en plus de 1 000 régions, et ils ont pu constater que ce qu’ils appellent le taux de «décès par désespoir» (soit les décès par drogues, alcool et suicide) en milieu de vie (autour de 50 ans) pour les non-hispaniques blancs aurait augmenté dans pratiquement la totalité des régions des Etats-Unis et cela à tous les niveaux d’urbanisation – depuis les zones rurales profondes aux grandes villes centrales. Ce phénomène frappe les hommes comme les femmes de manière similaire. En 2000, ce qu’ils appellent une « épidémie » était centrée sur le sud-ouest des Etats-Unis. Au milieu des années 2000, ce phénomène s’était propagé dans les Appalaches, en Floride et sur la côte ouest. Aujourd’hui, c’est à l’échelle du pays tout entier que l’on peut constater cette grande progression des « décès par désespoir ».Les «décès du désespoir» en milieu de vie ont donc augmenté de façon spectaculaire pour les blancs non hispaniques, un groupe que les statisticiens ont créé afin de pouvoir mesurer la part des « minorités » dans la population et qui comprend les habitants des Etats-Unis « blancs » ayant un diplôme d’études secondaires ou moins. Ce groupe était largement majoritaire dans les années 1960 et, même s’il reste le plus important, il a vu sa position se dégrader fortement ces vingt dernières années. On voit que la situation ici se dégrade pour ce groupe des « blancs, non hispaniques, à faible niveau d’éducation » de manière spectaculaire à partir de 2012 (tableau 1).
Tableau 1
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Le comportement de cette population diverge fortement du taux global de «décès du désespoir» à la mi-vie (45-54 ans) dans les autres pays riches. C’est aussi l’un des enseignements que l’on peut tirer de cette étude. Le tableau 2 ci-dessous compare les «décès du désespoir» à la mi-vie pour les non-hispanophones blancs aux États-Unis avec des «décès du désespoir» (toutes les courses combinées) en milieu de vie dans d’autres pays riches au fil du temps. En examinant de plus près l’augmentation au sein des États-Unis, les auteurs constatent que les taux de «décès de désespoir» pour les hommes et les femmes ayant un diplôme d’études secondaires ou moins augmentent parallèlement et beaucoup plus rapidement que les taux pour les hommes et les femmes ayant un collège Degré (4 ans) ou plus.
Tableau 2
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La comparaison que l’on peut faire avec soit un pays « équivalent » (le Canada) soit les pays européens, est extrêmement instructive. Seul le Royaume-Uni connaît, mais dans une mesure bien moindre, une augmentation comparable à celle des Etats-Unis. En France et en Allemagne, où les taux de mortalité étaient bien plus élevés dans les années 1990, on assiste à une diminution importante et rapide de cette mortalité. Les taux de mortalité en Europe sont en baisse pour ceux qui ont un faible niveau de scolarité et cette baisse a lieu plus rapidement que chez ceux qui ont un niveau de scolarité plus élevé. Il y a donc une forme de spécificité de la situation sociale aux Etats-Unis.
Une interrogation sur les causes
Le phénomène détecté par les chercheurs apparaît donc comme particulièrement important. Lorsqu’il est combiné au ralentissement en cours de la mortalité due aux maladies cardiaques et au cancer – les deux plus grands « tueurs » à l’âge de 45-54 ans – depuis la fin des années 1990, l’augmentation de ces «décès du désespoir» devient même spectaculaire. Elle a entraîné des taux de mortalité pour la tranche d’âge 45-54 ans chez les américains « blancs » de la classe ouvrière dépassant pour la première fois ceux d’autres groupes minoritaires.Non seulement l’impact des différences éducatives dans la mortalité parmi les blancs augmente, mais la mortalité augmente en fait pour ceux qui n’ont qu’un faible ou très faible niveau d’éducation et au contraire diminue pour ceux qui ont un diplôme universitaire. Cela est vrai pour les hommes et les femmes blancs non hispaniques dans tous les groupes d’âge de 25 à 29 à 60 ans. Le taux de mortalité chez les Noirs et les Hispaniques, quant à lui, continue à baisser, ce qui ne fait que souligner l’importance de cette situation pour le groupe dit des « blancs, non-hispaniques ».
Bien des commentateurs et des analystes ont suggéré que les résultats médiocres de la mortalité pourraient être attribués à la croissance lente, à la stagnation et même à la baisse des revenus[3]. C’est certainement un facteur, mais seulement un DES facteurs, comme le montrent les deux auteurs de l’étude de la Brookings. On constate que ce seul facteur ne peut fournir une explication complète au phénomène, en particulier si l’on prend en considération les profils de revenus pour les Noirs et les Hispaniques, revenus ne sont pas meilleurs que ceux pour les blancs. Or, la mortalité pour ces deux groupes est tombée,. Il n’y a pas non plus de preuve sur les données européennes selon lesquelles les tendances de la mortalité correspondent aux tendances du revenu, malgré des profils nettement différents de revenu médian entre les pays après la Grande récession.
Les auteurs proposent donc une autre explication plausible dans laquelle ce serait le désavantage cumulatif sur la vie, sur le marché du travail, sur le mariage et les résultats des enfants, et sur la santé, qui provoquerait, soit directement soit indirectement, cette hausse de la mortalité. Ce désavantage cumulatif est déclenché par la dégradation progressive des opportunités du marché du travail au moment de l’entrée pour les Blancs avec un faible niveau d’éducation. Cette explication, qui correspond à une grande partie des données analysées dans l’étude, a une implication profondément négative pour les politiques qui ont été menées ces dernières années. En effet, même celles de ces politiques qui améliorent avec succès les gains et les emplois, ou qui redistribuent les revenus, prendront de nombreuses années pour inverser l’augmentation de la mortalité et de la morbidité des personnes qui sont en milieu de vie maintenant.
Cette notion de désavantage cumulatif est importante, car elle remet en cause le raisonnement libéral qui considère que chaque problème est isolé, et peut se résoudre à travers une succession de décisions individuelles. Si tel était le cas, il n’y aurait pas de désavantage cumulatif.
Ces données nous rappellent que les Etats-Unis sont traversés par une crise sociale considérable, une crise qui affecte non seulement leur système social, mais aussi la stabilité de leur système politique. Aucun pays ne peut raisonnablement espérer que des écarts de cet ordre se développent et, dans le même temps, garantir sa stabilité. Ce que ces données nous disent, c’est que le potentiel d’instabilité tant sociale que politique des Etats-Unis est en train de s’accroître rapidement. C’est, en un sens le bilan des années Obama, et de son échec à traiter les conséquences profondes de la crise de 2007-2010. Nous sommes donc là au cœur de l’explication du succès de Donald Trump, que ce dernier soit ou ne soit pas la solution à ce problème.
[1] Case A et Deaton A., Mortality and morbidity in the 21st century , Brookings Papers on economic activity, 23 mars 2017, https://www.brookings.edu/wpcontent/uploads/2017/03/6_casedeaton.pdf
[2] Guilluy C., La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014
[3] Chetty, Raj, Michael Stepner, Sarah Abraham, Shelby Lin, Benjamin Scuderi, Nicholas Turner, Augustin Bergeron and David Cutler, 2016, “The Association between income and life expectancy in the United States, 2001–2014,” 315(16) 1750–66. Elo, Irma, and Samuel H. Preston, 1996, “Educational differences in mortality: United States, 1979–85,” Social Science and Medicine, 42(1), 47–57.