Les faits se déroulent à Nancy, mais on comprendra très vite qu’ils auraient pu avoir lieu n’importe où ailleurs en France, puisque c’est d’un vol, un banal vol de sacoche dont il s’agit ici. La scène se déroule chez un dentiste qui est affairé à soigner une personne. Dans la salle d’attente, une femme en profite pour lui dérober sa sacoche, qui contenait, selon lui, des chèques de patients libellés à son nom, 1.000 euros en liquide et des papiers professionnels.
Cependant, la salle d’attente dispose d’une caméra de surveillance qui a tout enregistré. La lecture de l’enregistrement ne laisse aucun doute puisqu’on y voit clairement la femme entrer, s’accouder au comptoir et après un temps d’hésitation, disparaître derrière le guichet avant de ressortir avec une sacoche à la main.
Le dentiste, découvrant le vol puis l’enregistrement, décide alors de porter plainte mais ne s’arrête pas là puisqu’il décide de publier les images sur son compte Facebook avec le message suivant :
« Chers amis, chers confrères, voici la personne qui m’a volée ma sacoche cet après-midi, alors même que je soignais une personne dans la pièce à côté. Si l’un d’entre vous la reconnaît, je vous serais infiniment reconnaissant de m’en faire part.Cette vidéo est à partager au maximum. »Après plusieurs milliers de partages sur les réseaux sociaux et autant de visionnages, la vidéo atteint assez rapidement sa cible puisque la Nancéenne concernée s’est présentée d’elle-même le vendredi suivant à l’Hôtel de police de Nancy et y a été entendue en audition simple par un enquêteur de la Brigade criminelle de la Sûreté départementale. Ses explications sont sans surprise :
« Je l’ai fait sur un coup de tête, par opportunité et par besoin. Je suis passée devant ce cabinet par hasard, j’avais besoin de prendre rendez-vous pour des soins. Il n’y avait personne à l’accueil et j’ai vu cette sacoche… Je m’en suis débarrassée un peu plus loin mais je n’ai rien pris à l’intérieur, il n’y avait pas d’argent liquide. »Ben voyons. Mais ce n’est pas tout : pour faire bonne mesure, la pauvrette en a profité pour porter plainte contre le dentiste. Eh oui, que voulez-vous, « Cette diffusion est illégale et cruelle. Cela revient à se faire justice soi-même. Être victime ne confère pas tous les droits sinon c’est le chaos ! »
Or, qui mieux que la République Française du Bisounoursland peut protéger les délinquants quand ils sont victimes de leurs victimes ? Surtout qu’en l’occurrence, ne mâchons pas nos mots, il s’agit ici d’une véritable vengeance de la part du méchant dentiste, d’une pulsion infâme qui l’a poussé à se faire justice soi-même (cette dernière consistant donc essentiellement à essayer de retrouver l’auteur du vol, apparemment). Pour notre délinquante devenue pauvre victime, qui a ouvertement reconnu le vol, il y a bien atteinte à la présomption d’innocence et à sa vie privée avec une telle diffusion. C’est vraiment trop injuste.
Il y aura donc deux procès. Le premier pour, je suppose, déterminer quelles sanctions devront être retenues contre la voleuse, et savoir si de l’argent liquide a bien disparu ou non. Le second devrait être celui du dentiste pour son acte abominable. Pensez donc ! Ruiner la présomption d’innocence d’une personne qui s’est elle-même déclarée coupable ! Exposer la vie privée d’une personne qui s’est pointée dans un cabinet de dentiste pour lui dérober ses effets personnels !
Tout ceci sentirait presque bon la grosse comédie de boulevard, avec un petit côté caricatural si ce n’était qu’il s’agit bel et bien de faits réels, et, pire que ça, relativement banals en eux-mêmes. Comme je le mentionnais en introduction, cela illustre malheureusement des problèmes saillants qui ont cette fâcheuse tendance à se répéter un peu trop en France.
Ainsi, il y a le constat, lourdement rappelé par les journalistes qui rapportent les faits, que les victimes (le dentiste dans notre cas, ne l’oublions pas) auront toujours tort de ne pas entièrement s’en remettre à l’État, omniscient et omnipotent en semaine de 9h à midi et de 14h à 17h sauf le vendredi où il ferme à 16h. C’est l’État qui règle les histoires de police, c’est lui qui cadence les enquêtes, planifie les arrestations, produit les cerfas et organise les procès. Tout manquement à cet ordre provoque des soubresauts dans une machine par ailleurs bien huilée. En conséquence de quoi, la diffusion de cette vidéo crée une grave entorse à la bonne tenue de la justice :
« Ce genre de diffusion doit se faire par un vecteur officiel, avec autorisation du Procureur de la République ou d’un magistrat, dans le cadre d’une enquête. »… Enquête qui sera menée, n’en doutez pas, par un staff minutieusement dimensionné, aux horaires étudiés, et à l’expertise immédiate. Un vol de sacoche chez un dentiste ? Vite, dépêchez Les Experts Nancy, on va chopper l’impétrante que ça ne va pas trainer !
Moui.
Bien sûr, dans le monde réel, sans cette vidéo, la probabilité de retrouver la voleuse était strictement nulle. Avec la vidéo, et en se contentant de la remettre à la police, la probabilité de retrouver la voleuse ne variait pas non plus puisqu’aucun des rouages mentionnés (à commencer par le Procureur de la République) n’aurait utilisé Facebook ou un réseau social pour diffuser la vidéo cette dernière risquant, on le rappelle, de porter atteinte à la présomption tagada et de faire appel à la délation tsoin-tsoin (la délation, c’est exclusivement pour le fisc et l’inspection du travail, n’est-ce pas). Jalousement regardée par des personnes autorisée, ou diffusée dans un cadre très contrôlé, elle n’aurait atteint personne susceptible de faire avancer l’enquête qui se serait terminée, comme l’écrasante majorité des enquêtes de ce type, en affaire classée sans suite (pour rappels, 87% des cambriolages restent sans suite en France en moyenne).
En fait, ce fait divers illustre de façon parfaitement claire la dissymétrie flagrante qui existe entre ce que la justice française peut faire pour les victimes et ce qu’elle permet aux délinquants : pour les premiers, à peu près rien sauf à s’inscrire sur des durées extrêmement longues. Pour les seconds, à peu près tout puisque seront facilement identifiées les deux parties. Et personne ne s’étonnera qu’une coupable (ici, la présomption ne joue plus puisque la personne s’est livrée, rappelons-le) puisse utiliser les conséquences de son acte délictueux pour déposer plainte, à l’instar d’un voleur de voiture qui se retournerait contre son légitime propriétaire parce que les freins ayant lâchés, il a mis sa vie en danger…
Enfin, au-delà de ces considérations de justice, on ne pourra s’empêcher de remarquer la légèreté avec laquelle la coupable s’est retournée contre sa victime, ni la honte de son geste vil, ni celle de s’être fait prendre aussi facilement ne semblant submerger cette mère de famille qui réussit, de surcroît, à entraîner ses deux filles dans son nouveau combat. Quel bel exemple pour elles ! Quel magnifique marqueur de l’état général d’une société dans laquelle l’indécence même des comportements de la voleuse ne l’a pas immédiatement empêchée de déposer plainte contre sa victime…
« Corruptissima respublica plurimae leges. » Tacite