À Cercoux, Guy Belmon est propriétaire d’un terrain boisé dans lequel il a eu l’impudence assez inconcevable de construire une cabane. Notre homme n’est pas exactement un petit trentenaire fringant : vieux retraité sans le sou, il a décidé de faire de cette cabane son habitation principale, loin du tumulte des autres. Sa maigre pension ne lui permet de toute façon pas, en l’état, d’envisager la location d’un appartement en bonne et due forme. En outre, son éducation ou, allez savoir, sa misanthropie ne le poussent guère à demander l’une ou l’autre aides dont la République est à la fois si friande lorsqu’il s’agit de collecter et si avare lorsqu’il s’agit de distribuer.
Au bilan, notre vieil homme se la joue donc ermite, seul dans son bois.
Dans notre pays où la Loi est oubliée par les puissants mais reste indépassable pour tous les autres, c’est un véritable affront qui se joue là. Construire une cabane dans un terrain boisé, déclaré unilatéralement inconstructible par une Autorité certainement indispensable à la survie de la Nation, voilà déjà un premier motif de stupeur. Tenter de ne rien demander à personne, ermiter dans son coin, voilà encore un autre motif de grogne. S’opposer à la Sainte et Belle Planification Ordonnée du territoire national par ses Autorités tutélaires, bienveillantes et à l’efficacité maintes fois prouvées, voilà enfin la raison suffisante pour qu’un procès soit ouvert.
La Mairie, qui incarne fort heureusement cette Autorité, s’est déjà saisie du problème et animée du juste courroux que ces trop nombreux motifs déclenchent, entend bien mener tambours battants la réhabilitation du bois en poursuivant le vilain retraité ermite,
Du reste, un retraité qui commence à se débrouiller par lui-même sans rien demander à personne, s’il est laissé à ses lubies sans intervention, risque bien de provoquer un mouvement d’ensemble. Cela commence ainsi et, rapidement, le lendemain ou le surlendemain, voilà que des citoyens, par dizaines, centaines, milliers, que dis-je, millions, se retrouvent à s’occuper de leurs affaires au lieu de celles des autres, à essayer de survivre sans venir piocher dans les caisses sociales. Et ça, ma brave dame, mon bon monsieur, c’est le début de l’anarchie.
Sans compter l’inénarrable problème des sites classés, des lieux réputés inconstructibles et autres zones officiellement agricoles qui ne peuvent, en aucun cas, être reconvertis, jamais ! Si, maintenant, les propriétaires de terrains sont laissés à leur appréciation pour l’usage de leurs terres, il va sans dire que ce sera, forcément, le chaos tant il est manifeste que, avant l’invention des plans d’occupation, de la désignation de zones protégées et autres magies réglementaires indispensables dans ce pays, le Royaume de France n’était qu’un cloaque immonde où n’importe qui construisait n’importe quoi, n’importe où, comme des cathédrales, des châteaux, des villes entières en dépit du bon sens, de toute Sainte et Belle Planification Ordonnée du territoire national, et qui remplissent d’horreur les millions de touristes qui viennent justement pour voir les délires qui s’emparèrent du pays dans ces siècles maudits sans bureaucratie administrative rigoureuse !
Laisser papy Belmon dans la cabane au fond du jardin, c’est ouvrir la porte à toutes les fenêtres à colombage ; c’est implicitement autoriser des yourtes tragiques sur des terrains salubres et villageois, c’est sortir de la rue des individus qui ne demandent que ça pour les propulser dans les affres d’un chez soi construit de leurs propres mains au lieu de passer par les étapes indispensables de la Sainte et Belle Bureaucratie française qui tamponne, paraphe, vérifie, valide et broie tout ce qui lui passe dans les doigts. Laisser tranquille un petit retraité dans sa cabane, c’est interdire tout prurit aux hordes d’imbéciles psychorigides qui, choisissant toujours le délice de la responsabilité collective à l’individuelle, braieront interminablement que construire sans permis, c’est une hérésie qui n’entraînera que morts, famine, destruction et cors aux pieds, en dépit de 10.000 ans d’histoire humaine où ces
Il faudra donc que justice passe, là aussi. Des bulldozers aplatiront consciencieusement la cabane. L’ermite ira se faire oublier sous un pont, comme tous les pauvres vieux que produit notre système de retraite que le monde nous envie mais se garde prudemment de nous copier. Il crèvera seul, ce qui permettra sans doute à la mairie de Cercoux de préempter le bois pour en faire, plus tard, un jour lointain ou pas, un terrain constructible.
Et tout retrouvera son calme au Royaume des Bisous.