Pour plus de praticité, l’aimable lecteur qui nous rapporte ses aventures sera appelé Pierre par la suite ; pour faire comme les rédactions à sensation des journaux actuels, je tiens bien sûr à préciser que le prénom a été changé et choisi au hasard dans une liste contenant toute la dose de diversité et la parité nécessaire pour éviter la moindre discrimination et l’amalgame malheureux. Notez que j’aurais pu choisir Sven, Mouloud, Batman ou Pimprenelle, mais, vous le verrez, le sujet est suffisamment sérieux pour qu’on évite de s’éparpiller.
Bref.
L’histoire est récente, puisqu’elle débute en juin de cette année. L’été s’installe, les petits oiseaux gazouillent, les arbres et les massifs municipaux des multiples rond-points se fleurissent à grands frais et Pierre se lance dans l’achat d’un bien immobilier. Pour cela, il va passer par des enchères publiques : un bien a en effet retenu son attention. Il s’agit d’un modeste immeuble de rapport constitué de deux logements, identiques, sur deux étages, et d’un local commercial, libre, au rez-de-chaussée. Pierre a pris soin, avant d’envisager l’achat, de consulter le dossier rédigé par l’avocat du créancier. Ce dernier, le Crédit Agricole, indique les conditions qui amènent ce bien aux enchères : le précédent propriétaire l’avait acquis en 2008, pour un montant de 162.000€, intégralement financé par un crédit sur 25 ans, alors que ses revenus de salarié d’une agence immobilière n’étaient que de 2250€ mensuels. « Le bon sens a de l’avenir », dit-on au Crédit Agricole, réputé pour une être une indécrottable bande d’optimistes.
L’enchère est de courte durée, Pierre est le seul enchérisseur présent, et le montant initial est même revu à la baisse pour un total final de 60.200€… Le marché immobilier n’est plus ce qu’il était jadis, semble-t-il. Une fois reçu le jugement d’adjudication, validant Pierre comme nouveau propriétaire, ce dernier décide de rendre visite aux locataires afin de leur faire connaître leur nouveau propriétaire, et prendre connaissance des contrats locatifs qu’il n’avait pu obtenir avant l’achat.
La matinée touche à sa fin. Se rendant au premier étage et toquant à la porte, une dame de 35 ans environ, en robe de chambre, lui ouvre la porte. Pierre lui explique l’objet de sa visite : il désire simplement prendre connaissance du bail. Elle le fait entrer, ce qui permet à notre homme de découvrir qu’elle est l’heureuse maman de quatre enfants. Les fouilles qu’elle mènera dans les minutes qui suivent dans une paperasse assez peu organisée ne permettront pas de retrouver le document recherché, Pierre lui demande simplement le montant du loyer qu’elle s’acquitte. Petite surprise : elle s’avère incapable de lui dire le montant. Elle n’en paye rien, puisque « c’est la CAF qui gère tout ça ». Pierre insiste : après tout, c’est elle qui a signé le bail, et elle a forcément des courriers de la caisse d’allocations familiales sur le montant versé chaque mois au propriétaire. Malheureusement, les recherches s’avèreront aussi infructueuses que les précédentes. L’allocataire retrouve tout de même son numéro, habilement stocké dans son téléphone portable, ce qui permettra peut-être au nouveau propriétaire de retrouver l’information auprès du payeur réel.
… Auquel il se rend et apprend que le montant de l’APL de cette dame s’élève à 478€ versé directement au propriétaire. Heureuse surprise : compte-tenu de la localisation du bien, de son étage et des paramètres habituels, Pierre pensait le loyer moins élevé. Quant aux changements de propriétaire, tous les papiers devront être envoyés par courrier, avec le cerfa machin, le coup de tampon bidule et vous signez là et tout sera automatique et merci et bonne journée.
Bien évidemment, deux mois plus tard, et malgré l’envoi de tous les papiers nécessaires, la CAF ne parviendra pas à payer directement sur le compte de Pierre, comme prévu. Sur place, on expliquera à Pierre que, faute d’effectifs suffisants, par manque de moyens et parce qu’il n’y a pas assez de gens présents, et tout ça, les courriers ont un mois et demi de retard, et les virements des deux mois précédents ont encore été réalisés sur le compte de l’ancien propriétaire, mais rassurez-vous mon bravmôssieu, les paiement auront bien lieu rapidement, « Charge à nos services de récupérer les sommes indûment perçues par l’ancien propriétaire » (connaissant la situation de ce dernier, on leur souhaite bien du courage pour recouvrer les sommes).
Les bonnes nouvelles s’enchaînant joyeusement, un coup de téléphone le lendemain permet à la locataire du premier d’indiquer à Pierre qu’elle a retrouvé son bail et les papiers de la CAF. Leur lecture permettra d’établir que le montant du loyer est en réalité de 340€, et que le montant des prestations de cette dame est de 1542€ mensuel hors APL. Pierre profitera d’un nouveau passage à la CAF pour tenter de comprendre le différentiel entre le loyer versé par l’organisme et le bail du loyer. Stupéfaction (confirmée ensuite à la lecture du guide du bailleur) :
« Non, non, Monsieur, point d’erreur de nos services. Il arrive dans certains cas que le montant versé soit supérieur au loyer. Les droits de cette dame en aide au loyer sont de 478€. Charge à vous de faire le remboursement du trop perçu au locataire. »Parallèlement à cette histoire CAFkaïenne, Pierre a bien évidemment tenté de rencontrer les locataires du second étage. Rarement là, ils sont difficiles à joindre. Après quelques jours, Pierre tombe en fin d’après-midi sur un garçonnet de neuf ans qui lui ouvre et lui apprend que ses parents travaillent et ne seront là le soir que vers 20H.
La prise de contact aura donc lieu le soir même. Pierre fait alors connaissance d’un couple dont le mari est artisan boulanger et la femme tient la boutique, qu’ils ont repris depuis quatre ans à quelques 300 mètres de l’appartement. Le bail, présenté rapidement, est de 340€, comme à l’étage inférieur. Mais ici, la CAF n’intervient pas : ils nagent en effet dans l’opulence avec des bénéfices de 19.800€ annuels et leur trop petit nombre d’enfants (un seul, pensez donc !). Les histoires de loyer évoquées, la discussion roule gentiment sur les banalités habituelles de la pluie et du beau temps, de la fatigue qu’on peut comprendre pour ceux qui se lèvent à 4H du matin et qui ferment leur boutique à 19H30, et sur les petits soucis d’argent. Eh oui. Le RSI (vous savez, le régime des indépendants si cher à nos artisans) vient d’envoyer un gros rappel (9.200€). Évidemment, aucune explication de ce rappel n’aura été fournie, ni par le comptable, complètement perdu, ni par les services concernés de l’organisme, complètement incompétents. ‘ Manquerait plus que ça ! On est en France, éternelle et merveilleuse, merdalafin.
Bilan : le papier timbré a été envoyé, et qu’importe si le rappel parait démesuré par rapport à l’activité de la boulangerie. Qu’importe finalement si cette somme, plus que probablement indue, n’est là que pour éponger les dettes d’un système qui s’écroule tous les jours un peu plus sous nos yeux. Qu’importe. C’était payer ou les huissiers. La bourse ou la vie (professionnelle, au début). Le boulanger clora la conversation dans un soupir :
« Mais rassurez-vous. Nos loyers ont toujours été versés en temps et en heure. »Tout va bien, alors.
Pierre quitte donc l’artisan et sa famille, un peu sonné de la différence si radicale d’un étage à l’autre. Certains, en France, bénéficient plus de l’égalité et de la fraternité que d’autres. En passant par l’arrière-cour le menant à la sortie du bâtiment, il tombe sur deux vélos d’enfant. L’un d’eux est flambant neuf, un BMX 380 prêt à décoller pour de nouvelle aventures. L’autre est un vieux clou qu’on aurait du mal à recycler même à la communauté Emmaüs. Le premier appartient à l’un des fils de la locataire du premier. Pas le second.
…
Tout ceci n’est, bien sûr, qu’un exemple parmi tant d’autres et il est impossible, à partir de cette tranche de vie, d’établir une statistique, d’analyser une tendance de fond, de tirer de grandes conclusions sur l’état réel de la société. Il s’agit pourtant d’un témoignage vécu, d’une tranche de cette réalité que nos politiciens, notamment ceux qui se trouvent si mal payés, ne peuvent absolument pas toucher du doigt ni même approcher. Cette tranche, aussi malingre et critiquable soit-elle, entraîne cependant quelques questions.
Ainsi, on peut se demander si la fraternité dont la République se gargarise bien volontiers au perchoir est aussi belle à regarder en pratique ; les aides, qui coûtent si cher à ponctionner, sont-elles vraiment distribuées aux plus méritants ? Permettent-elles vraiment l’émergence ou la perpétuation de valeurs qui fondent la vie en société, qui s’appuient notamment sur l’équité, la justice, qui encouragent l’effort et sa juste rétribution ? Ainsi, est-il vraiment souhaitable que le travail des uns permette aussi manifestement l’oisiveté des autres ?
Et moralement, que peut-on attendre d’une société qui n’offre plus de perspective pour un artisan et sa famille, ou qui en offre plus à des personnes qui ont choisi l’assistanat qu’à celles qui ont choisi le travail ?