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Jacques SAPIR

Jacques SAPIR

Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.

Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.

La « Déconnomie » et Jacques Généreux

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Jacques Généreux vient de publier, en novembre de l’année dernière, un livre important, La Déconnomie[1]. Il s’agit d’une dénonciation argumentée de ce que son auteur appelle « l’empire de la bêtise ». Ce livre contient de très nombreux passages intéressants, voire passionnants. Il sera certainement utile à ceux qui veulent argumenter une critique de l’économie dominante. C’est un livre qui se lit vite, s’il ne se dévore.

Il contient aussi, du moins à ce qu’il me semble, des erreurs et des omissions, plus ou moins importantes. Elles n’invalident nullement les passages dont je tiens à souligner la qualité, et la nécessité d’un point de vue intellectuel. Mais, elles mettent en lumière la fragilité du projet que ce livre veut porter. Ceci est très dommage. Ce livre devait avoir une fonction salutaire dans le débat public, et il aurait pu aider à clarifier les positions des uns et des autres. Il remplit d’ailleurs partiellement cette fonction, ce qui témoigne bien de son importance et de la qualité de son auteur. Mais, il ne l’a remplie que partiellement, et c’est là l’un des problèmes majeurs de cet ouvrage.


Le projet de l’ouvrage et sa méthodologie

Il convient tout d’abord de souligner les points positifs de cet ouvrage. Et en premier lieu son projet affiché, qui est de faire la liste des erreurs les plus flagrantes en économie, mais aussi de les relier à des structures de comportements. Ce livre n’est pas seulement une dénonciation ; il se veut aussi une analyse du fondement de ces erreurs. Il pointe ainsi, après d’autres, sur l’étrange maladie qui saisit certains économistes et qui les conduit à vouloir singer la physique (p.24)[2]. La thèse principale de Jacques Généreux est donc que ces erreurs trouvent leurs origines à la fois dans un dogmatisme scientiste (ce qui est juste), dans des intérêts particuliers (ce qui aussi juste), mais aussi dans une forme particulière de bêtise qui semble saisir certains de ces auteurs au fur et à mesure qu’ils déroulent leurs erreurs. La thèse n’est pas sans valeur loin de là, mais elle implique la construction d’une méthodologie rigoureuse.

Dire cette évidence revient à pointer du doigt sur une des limites de l’ouvrage, et jamais la position méthodologique de l’auteur n’est clairement définie[3]. Car, Généreux fait à de multiples endroits référence à la « réalité » ou au « réalisme », mais jamais il ne définit ce qu’il entend par ces termes. Or, si l’on veut éviter de tomber dans le positivisme le plus plat, et je n’accuse nullement Généreux d’être un positiviste, que l’on se rassure, il faut être au clair avec la notion de « réalisme ». La question du réalisme est donc centrale; elle fait rupture avec l’instrumentalisme défendu par M. Friedman, mais aussi avec la démarche adoptée par la théorie néo-classique[4]. On est ici en présence d’un problème qui dépasse de loin l’économie et concerne la totalité des sciences sociales. Ce n’est certainement pas un hasard si l’importance du réalisme, d’un point de vue méthodologique, a été soulignée à partir de l’histoire sociale[5]. En fait, une bonne partie du débat méthodologique qui oppose les économistes dits « hétérodoxes » au courant dominant porte sur la question du réalisme[6], du rapport à la réalité, mais aussi des différents niveaux d’abstraction et de leur enchevêtrement[7]. Le point avait d’ailleurs été bien vu par Keynes lui-même[8], pour citer un auteur envers lequel Jacques Généreux a une immense (et justifiée) révérence, mais aussi par des auteurs que l’on peut qualifier de « post-Keynésiens »[9]. On voit, à travers les quelques références rassemblées ici, que la question du « réalisme » est bien l’un des points cruciaux qui opposent dans la méthode même les hétérodoxes aux économistes du courant dominant. Ne pas en avoir fait une présentation simple, car ce livre – et c’est l’une de ses qualités – est destiné au grand public, est une faute majeure et cela d’autant plus que l’auteur revient, dans les deux derniers chapitres (chapitre 8 et chapitre 9), sur les problèmes de théorie et les oppositions entre courants d’économistes. Bernard Maris, dont Généreux invoque fort à propos la mémoire, l’avait bien compris lors de nos discussions qui devaient donner naissance au livre Les Trous Noirs de la Science économique[10].

Les points forts du livre

Mais, auparavant, citons tous ses points forts, et ils sont nombreux. On ne pourra ici tous les citer et l’on invite le lecteur à se procurer ce livre et à le lire.  Ce livre contient donc de très bonnes descriptions historiques, en particulier au chapitre III (pp. 85-90). Le rôle négatif de la financiarisation est fort bien montré, et les conséquences de cette dernière sont très clairement expliquées. L’analyse du cycle économique, et avec elle la critique de certaines des théories du cycle, est bien menée (pp. 195 et ssq), même si l’on peut regretter que l’auteur n’aille pas plus en profondeur[11]. Il y a de quoi néanmoins satisfaire un large public. L’impact de la financiarisation en matière de destruction des individus, ce qu’il appelle la maltraitance des salariés (p. 104) et le problème aujourd’hui croissant de la « souffrance au travail » inspirent à Jacques Généreux de très justes pages (pp. 110 et ssq).

On soulignera aussi la très juste critique de la « critique en immoralité » du capitalisme qui occupe une large part du chapitre 4. La crise n’est pas le produit de la faillite de certains hommes, même si ces hommes ont par ailleurs failli. Elle est le produit d’un système qui déroule sa logique implacable, logique qui ne peut que conduire à la crise. L’auteur en profite pour faire un développement fort bien venu sur la « culture du consentement » qui tend alors à se développer dans le cadre du système (pp. 171-174). Il en déduit, de manière fort juste, l’origine de la dépolitisation des décisions économiques (p. 180). Le point est important, parce que nous vivons dans une société où l’on tend à naturaliser des décisions humaines, ce qui n’est que l’autre face de l’attribution de pouvoirs surnaturels à des institutions, comme par exemple le « marché ». Il s’agit, et tous les lecteurs avec une certaine culture marxienne l’auront reconnu, du couple dialectique réification-fétichisme[12]. Jacques Généreux aurait pu, alors, en donner un interprétation anthropologique, philosophique, ou politique. Mais, il s’arrête là où commence l’interprétation. C’est particulièrement dommage car, sur ce point, les références abondent. En science politique, en particulier, Bellamy a fort bien montré que le processus de dépolitisation est à l’œuvre dans les écrits de nombreux auteurs libéraux (dont F. Hayek)[13].

La critique que Généreux fait de la mondialisation est aussi intéressante. Cela n’étonnera nullement le lecteur qui sait que j’ai commis un livre sur ce sujet, dans une collection dirigée par Jacques Généreux[14]. Cette critique est très développée dans une démarche descriptive, et Généreux insiste, à très juste titre, sur les conséquences écologiques de la mondialisation. On mesure mal, en effet, l’importance des désastres écologiques induits par les grands traités de libre-échange comme le CETA ou le TAFTA. L’auteur tape juste sur ce point. Mais, il oscille entre analyse et dénonciation et, se faisant, il perd le fil d’une critique analytique allant au fond de l’argument. C’est probablement un des effets de l’absence de toute discussion explicite sur la question de la méthodologie, et du manque de définition de ce qu’il appelle le « réalisme ».

Les limites que l’on a pu relever jusqu’à présent ne mettent pas en cause le projet de l’auteur, qui suit sa route de manière logique. C’est d’ailleurs l’une des forces incontestables de cet ouvrage. Il déroule une critique complète de ce qui appelle la « déconnomie » partant du plus factuel pour aller chercher certaines des racines intellectuelles à ce mal. Les chapitres 8 et 9 sont en un sens le couronnement de cette démarche. De ce point de vue, on ne saurait que conseiller la lecture de ce livre. Mais, il est moins évident qu’il puisse emporter l’adhésion de ceux qui, qu’ils soient des lecteurs « savants » ou néophytes, ne seraient pas convaincus par avance. Encore une fois, il faut souligner non point tant le choix de s’adresser à un lecteur « néophyte », choix qui est toujours justifié, que l’ambivalence du projet, oscillant entre dénonciation et analyse. Car, s’il est légitime de choisir comme cible un lecteur « néophyte », la simplification n’est pas le simplisme.

Des imprécisions gênantes

Il faut donc arriver à ce point évoquer les critiques que l’on peut faire au texte lui-même. Elles sont de deux ordres et concernent d’une part des erreurs et imprécisions, et d’autre part des points manquants.

Commençons donc par les premières. L’auteur prétend que les économistes ne disposeraient pas d’une définition précise du capitalisme (pp. 57-61). C’est à la fois vrai et faux. C’est faux en ce qui concerne le mode de production général, bien défini par le principe de la double séparation, celle entre les producteurs et les consommateurs et celle entre les producteurs et les moyens de production. Le capitalisme, c’est la marchandise ET le salariat. Mais, il est vrai que cette définition n’est pas directement opératoire. Elle ne permet pas de préciser d’une part à quel forme de capitalisme nous avons à faire dans une économie donnée, ni ne précise les conditions de soumissions de formes pré-capitalistes au capitalisme qui existe dans toutes les sociétés où le capitalisme d’est développé. De ce point de vue, les remarques faites aux pages 44-46 et 58-61 sont justes. Il manque, et c’est un point essentiel l’explication de l’existence de niveaux d’abstraction imbriqués, explication qui permettrait au lecteur de « faire sens » des descriptions qui lui sont alors proposées. Mais, Généreux ayant omis de présenter au lecteur la méthodologie qu’il utilise, et quel est son rapport à la notion de « réalisme », il laisse ce dit lecteur dans l’indétermination par rapport aux éléments descriptifs. Il est bel et bon qu’il tire un grand coup de chapeau à ce que l’on appelle « l’école française de la Régulation » (p. 51), mais il néglige d’en utiliser les principaux apports, sur les types de capitalisme.

Un deuxième problème surgit quand Généreux se lance, avec fanfare et trompettes, dans une défense de la théorie keynésienne de l’investissement face aux économistes dominants et à Hayek (ce dernier est-il réductible à la doxa dominante ? On me permettra d’en douter). On est bien entendu d’accord sur le principe du constat. Sauf que Généreux ne fait intervenir la notion de l’incertitude radicale, qui est pourtant essentielle à qui veut comprendre le raisonnement de Keynes[15], qu’à la fin. Ainsi, on ne commence à parler d’incertitude qu’à la page 212 alors que l’on disserte sur l’investissement depuis la page 196. Comment veut-on qu’un lecteur, pas nécessairement au fait des controverses économiques et de l’apport de la théorie keynésienne, comprenne ? C’est là faute grave, parce qu’elle mine tout le raisonnement. Elle souligne, car F.A. Hayek était lui aussi un partisan de l’incertitude, que l’on ne peut assimiler Hayek aux économistes du courant aujourd’hui dominant.

Il n’est pas possible de comprendre les controverses dans années 1930, controverses qui ont été cruciales à l’explicitation des différences entre néo-classiques et keynésiens, mais aussi entre « autrichiens » et néo-classiques[16], (et sur ce point je partage totalement le point de vue de Jacques Généreux) que si l’on remonte un peu en arrière et que l’on regarde comment Keynes en est venu à intégrer le principe d’incertitude, mais aussi d’hétérogénéité[17], dans son raisonnement[18]. C’est le principe d’incertitude qui rend compréhensible le mécanisme dit de la « trappe à liquidités » et qui invalide totalement les raisonnements actuels sur l’investissement. Il aurait du aussi introduire (et ceci manque gravement au raisonnement) l’articulation entre décision ex-ante et vérification ex-post, introduite par G. Myrdal en 1939[19].

Ces erreurs, qui ne sont pas dramatiques, sont étonnantes pour un auteur qui n’hésite pas à fournir – et je serai le dernier à le lui reprocher – des références fort savantes dans son texte. Tant qu’à faire dans ce registre, Généreux aurait dû citer Georges Shackle, qui faut l’élève et de Hayek et de Keynes, et qui a écrit des choses fondamentales sur la question de l’incertitude, de la préférence pour la liquidité et de l’investissement[20].

La déconnomie et la question des biais cognitifs des économistes

Quand Jacques Généreux s’aventure sur le terrain de la psychologie, chose qu’il a cent fois raison de faire tant cette dimension est cruciale en économie (on se souvient des derniers mots d’Alfred Marshall sur son lit de mort « et si c’était à refaire, je me ferai psychologue… »), on retrouve les mêmes qualités mais, hélas, les mêmes défauts. L’anecdote concernant Maurice Allais est aujourd’hui bien connue (et j’espère y avoir contribué[21]). Mais, elle va un peut plus loin que ce qu’en dit Généreux[22]. En particulier, deux des principaux défenseurs de l’hypothèse d’espérance d’utilité, Savage et Ellsberg, ont été tentés de suivre Maurice Allais et d’accepter la réfutation de cette théorie[23]. Pourquoi ils ne firent pas ne manque pourtant pas d’intérêt et illustre l’ampleur non peut-être de la déconnomie dont parle Généreux, mais me semble-t-il plus justement de la « clôture autistique » de l’économie standard[24]. Le lent cheminement des travaux des psychologues-économistes au sein des économistes, une tribu qui ne se réduit pas à Amos Tversky et Daniel Kahneman (que l’on pense aux contributions de Paul Slovic et de Sarah Lichtenstein) aurait mérité d’être décrit, car ce cheminement nous en dit long justement sur la solidité de la « clôture autistique » de la corporation.

De même, quand Jacques Généreux critique Jean Tirole, et il a encore une fois tout à fait raison de la faire (pp.. 325-353), sa critique en reste trop souvent à l’écume du raisonnement. Ce défaut est bien mis en évidence par le traitement qu’il réserve aux divers auteurs de la théorie dominante, unifié dans une commune détestation (et là, Généreux a raison) mais qui ne composent cependant pas une école unique (p. 297-298). L’impact et la signification de la « contre-révolution » des anticipations rationnelles ne sont pas expliqués, ce qui est dommageable à la compréhension d’une large part du chapitre 8. Ici, Jacques Généreux aurait été bien inspiré de se référer, même de manière critique, à la typologie établie il y a plus de vingt-cinq ans par Olivier Favereau[25].

Si Généreux a mille fois raison de souligner les biais cognitifs qui opèrent en économie, il aurait dû insister sur le problème de la dissonance cognitive[26]. Il aurait pu alors explorer une piste non pas nécessairement alternative avec la thèse de la « déconnomie » mais du moins largement complémentaire.

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Parlons de ce qui fâche

Il faut maintenant parler de ce qui fâche, de ces omissions qui révèlent, en négatif, le « projet » implicite de l’ouvrage. Jacques Généreux prend le parti de jouer la comparaison entre les années 1930 et la période actuelle (p. 11). C’est un choix extrêmement discutable. Après tout les grands partis de masse des années trente n’existent plus (et la forme « parti » semble elle-même en crise). On chercherait bien en vain les milices organisées de ces divers partis aujourd’hui. De même, les sociétés européennes ne sont plus marquées par le souvenir proche de la « guerre totale » qui avait modelée les représentations tant politiques culturelles. On pourrait multiplier les exemples, mais passons. Admettons un instant ce choix ; mais alors, pourquoi l’ouvrage de Jacques Généreux est-il si silencieux sur le « Bloc-Or » qui joua un rôle majeur dans la crise des années trente ? A l’époque, c’est l’existence du Bloc-Or, de la volonté des gouvernants des divers pays de maintenir la parité-Or de leurs monnaies qui expliquait et justifiait les politiques d’austérité. Il faut donc non pas parler de déconnomie, qui apparaît ici comme un détour de production un peu contrefait mais de la responsabilité de choix politiques et financiers, et des intérêts privés qui ont pu guider ces choix. Pourquoi donc cet oubli, assez étonnant quand on le compare au luxe de détails (que l’on se reporte au chapitre 5 et en particulier aux pages 187-192) sur le récit de la crise des années trente ? La raison en est simple : l’équivalent du Bloc-Or aujourd’hui c’est l’euro.

On comprend mieux le processus mental de Jacques Généreux à ce sujet, son biais cognitif personnel, quand on lit la section intitulée la mutilation irrationnelle de la politique monétaire (aux pages 254 et suivantes). Mutilation, très certainement ; le constat est fort juste. Mais cette mutilation n’a rien d’irrationnelle. Elle est parfaitement cohérente avec une politique qui a fait de l’euro non pas simplement une monnaie mais en réalité un mode de gouvernance, comme l’analyse fort bien un jeune philosophe italien Diego Fusaro[27]. Ce qui implique que l’euro n’est pas amendable, tout comme le Bloc-Or ne l’était pas non plus. Seulement, là, Jacques Généreux refuse l’obstacle et se retrouve face à ses propres contradictions, européen convaincu d’une part (ce qi du reste parfaitement son droit) et économistes keynésien radical de l’autre. Il peut chercher à finasser comme l’on disait à l’époque. Mais, sa réflexion sur un possible sauvetage de l’euro (pp. 272-278) manque désespérément de chiffrage, alors que ces derniers sont disponibles et montrent de manière évidente qu’une telle solution n’est pas possible. Cette contradiction met tout le livre de guingois.

Le problème est qu’elle n’est pas la seule. On détecte rapidement une autre omission, non moins grave. Dans le début du livre, et la critique de la mondialisation, il manque manifestement une réflexion sur la souveraineté et le souverainisme, mais aussi sur le lien entre la démocratie et la souveraineté. On dira que d’autres l’ont fourni, et que Jacques Généreux ne peut être à la fois compétent en économie et en science politique. C’est assurément un argument. Mais pourquoi, alors ne renvoie-t-il pas à d’autres auteurs ? Pourquoi exécute-t-il (à la page 44) la souveraineté en la confondant délibérément avec la xénophobie, pratique que l’on croyait bonne à un Benoît Hamon ou un Pierre Moscovici, mais que l’on retrouve ici avec tristesse sous la plume d’un auteur qui vaut mille fois plus que les deux personnes citées ? La question de la souveraineté est, avec celle de l’euro, l’autre grand impensé de cet ouvrage. Cette incapacité de penser tant le rôle de la souveraineté dans la démocratie et la nature de système social de l’euro vont peser lourd dans les semaines à venir. Mais cela a aussi des conséquences immédiates quant à l’équilibre de ce livre. C’est une incapacité tragique car elle retire une bonne partie du pouvoir explicatif et démonstratif de cet ouvrage.

On mesure ici toute l’ampleur du problème. On ne peut prétendre écrire un ouvrage sur le dévoilement des erreurs de la pensée dominante, un ouvrage mettant au jour les contradictions et les errements idéologiques des uns et des autres que si on est soi-même d’une grande logique et si l’on se refuse à commettre les mêmes errements que l’on condamne chez autrui. De cela, manifestement, Jacques Généreux n’en a pas été capable, et c’est pourquoi son livre n’est pas le grand livre qu’il aurait pu (et qu’il aurait dû) être.

Notes

[1] Généreux J. La Déconnomie, Paris, le Seuil, 2016

[2] Mirowski P., « How not to do things with metaphors: Paul Samuelson and the science of Neoclassical Economics », in Studies in the History and Philosophy of Science, vol. 20, n°1/1989, pp. 175-191. Pour une critique plus générale sur le modèle de scientificité de la physique, P. Mirowski, More heat than light, Cambridge University Press, Cambridge, 1990.

[3] B.J. Caldwell, « Economic Methodology: Rationale, Foundation, Prospects », in U. Mäki, B. Gustafsson et C. Knudsen, (eds.), Rationality, Institutions & Economic Methodology, Routledge, Londres-New York, 1993, pp. 45-60.

[4] Pour une critique de fond, voir D.M. Hausman, The Inexact and separate science of Economics, Cambridge University Press, Cambridge, 1992.

[5] Lawson T., « Realism, closed systems and Friedman », in Research in the History of Economic Thought and Methodology, vol. 10, 1992, pp. 196-215. U. Mäki, « Friedman and Realism », in Research in the History of Economic Thought and Methodology, vol. 10, 1992, pp. 171-195.

[6] Lawson T., « Realism and instrumentalism in the development of econometrics », in Oxford Economic Papers, vol. 41, janvier 1989, pp. 236-258. Mäki U., « How to combine rethoric and realism in the methodology of economics » in Economics and Philosophy, vol.4, avril 1988, pp. 353-373

[7] Mäki U., « On the Problem of Realism in Economics », in Ricerche Economiche, vol. 43, n°1-2, 1989, pp. 176-198.

[8] Carabelli A-M, On Keynes’s Method, Macmillan, Londres, 1988; R.M. O’Donnel, Keynes’s Philosophy, Economics and Politics: The Philosophical Foundations of Keynes’s Thought and their influences on his Economics and Politics , Macmillan, Londres, 1989. S.C. Dow, « The appeal of neoclassical economics: some insights from Keynes’s epistemology », in Cambridge Journal of Economics , vol. 19, n°5, 1995, pp. 715-733, p. 716

[9] Dow S.C., « Post-Keynesianism as political economy: a methodological discussion », in Review of Political Economy, vol.2, n°3, 1990, pp. 345-358; voir p. 349

[10] Sapir J., Les Trous Noirs de la Science Economique, Paris, Albin Michel, 2000.

[11] Voir Minsky H.P., « Uncertainty and the Institutional Structure of Capitalist Economies », in Journal of Economic Issues, vol. XXX, n°2/1996, pp. 357-370 et U. Witt, « The Hayekian Puzzle: spontaneous order and the business cycle », in Scottish Journal of Political Economy, vol. 44, n°1/1997, février, pp. 44-58.

[12] Chavance B., Marx et le Capitalisme: la dialectique d’un système, Nathan, Coll. Circa, Paris, 1997

[13] Bellamy R., (1994). ‘Dethroning Politics’: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F. A. Hayek. British Journal of Political Science, 24, pp 419-441.

[14] Sapir J., La Démondialisation, Paris, le Seuil, 2011.

[15] Keynes J-M, A Treatise on Probability , republié in Collected Writings , vol. VIII, Macmillan, Londres, 1973; voir le chapitre 6.

[16] Hayek, “Reflections on the Pure theory of Money of Mr. J.M. Keynes – Part I”, in Economica, vol. 11, 1931, pp. 270-295. Ibid, “A rejoinder to Mr. Keynes”, in Economica , vol. 11, 1931, pp.398-403. Ibid, “Reflections on the Pure theory of Money of Mr. J.M. Keynes – Part II”, op.cit.,

[17] Il est en fait patent que la clause d’homogénéité des agents et des comportements est fondamentales dans le cadre néo-classique, car elle détermine aussi le jugement sur la neutralité de la monnaie. Voir D. Lacoue-Labarthe, Analyse Monétaire , Dunod, Paris, 1985, pp. 51-53.

[18] Keynes J-M, “The Pure Theory of Money: a Reply to Dr. Hayek” in Economica, vol. 11, 1931, pp. 387-397. Voir aussi J.M. Keynes, Collected Writings, vol. XIV – The General Theory and After, part II. Defense and Development , Macmillan, Londres, 1973, p. 114.

[19] G. Myrdal, Monetary Equilibrium, Hodge, Londres, 1939.

[20] Shackle G.L.S., “On the Nature of Profit”, in G.L.S. Shackle, Business, Time and Thought. Selected papers of G.L.S. Shackle, edited by S.F. Frower, New York University Press, New York, 1988, pp. 107-123.

[21] Sapir J., Quelle Economie pour le XXIème siècle ?, Paris, Odile Jacob, 2005.

[22] Allais M., « Le comportement de l’homme rationnel devant le risque. Critique des postulats de l’école américaine » in Econométrica, vol. 21, 1953, pp. 503-546. Voir aussi M. Allais et O. Hagen (edits.) Expected Utility Hypotheses and the Allais Paradox, Reidel, Dordrecht, 1979.

[23] Voir P. Slovic et A. Tversky, « Who Accept’s Savage Axioms? » in Behavioural Science, vol. 19/1974, pp. 368-373.

[24] J’emprunte l’expression à Daniel Hausman dans, The Inexact and separate science of Economics, op.cit..

[25] O. Favereau, “Marchés internes, marchés externes”, in Revue Économique, vol. 40, n°2, mars 1989.

[26] Chapanis N.P. et J.A. Chapanis, « Cognitive Dissonance: Five Years Later » in Psychological Bulletin, vol. 61, 1964. G.A. Akerlof et W.T. Dickens, « The Economic Consequences of Cognitive Dissonance », in American Economic Review, vol. 72, n°1, 1972, pp. 307-319.

[27] Fusaro D., Pensare Altrimenti, Turin, Einaudi, 2017. Voir aussi, du même auteur Il futuro è nostro. Filosofia dell’azione, Bompiani, 2014  
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