L’influence néfaste des économistes néoclassiques
Cette question a été polluée par l’importance prise par l’individualisme dans la théorie économique néoclassique. Mais, hors de l’économie et même d’une certaine économie, l’individualisme méthodologique est loin de s’imposer, même si certains, et non des moindres, l’ont adopté en sociologie. Mancur Olson a ainsi cherché à construire une sociologie de l’action collective réfutant ouvertement le parti pris holistes des sociologues de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle[1]. Mais il y a dans cette critique une forte dimension idéologique.De plus, son résultat implique de prendre à son compte les hypothèses sur l’autonomie des structures des préférences individuelles, soit la théorie standard de l’utilité individuelle, dont on a vu qu’elle était mise à mal par les travaux de psychologie expérimentale[2]. De ce point de vue, l’individualisme méthodologique ne peut prétendre être une hypothèse scientifique, puisque ses bases ont été empiriquement réfutées. Mais, on conçoit qu’il puisse être un « point de vue ». Le problème réside dans les implications politiques de ce point de vue. Si les agents pouvaient avoir des structures de préférences stables et indépendantes des contextes, alors on pourrait considérer qu’ils sont la base de la constitution d’une société, et qu’ils lui préexistent. Les individus pouvant exister séparément des sociétés, ces dernières doivent être envisagées du point de vue de leur conformité aux individus. On retrouve ici le débat que l’on a eu sur le droit naturel. Ce point de vue permettrait de fonder la primauté des droits de l’individu sur la définition du bien commun. On est alors confronté à une autre transcendance, qui ne se dit pas explicitement religieuse mais qui néanmoins possède bien des caractéristiques de la transcendance religieuse : celle de l’individu.
A l’inverse, le point de vue qui conçoit l’existence d’une société comme indispensable à l’accomplissement de l’individu, outre qu’il apparaît comme mieux fondé scientifiquement, permet de penser à la fois la question essentielle du « vivre-ensemble » et la question de la sphère individuelle, ou privée, de chaque individu. On voit que l’individualisme méthodologique est un moyen de refuser la dialectique entre le privé et le public et supposant que ce dernier découle forcément d’une addition des comportements privés.
L’idée d’un holisme méthodologique est donc centrale, et pourtant elle est loin d’être évidente et surtout elle a longtemps eu mauvaise presse[3]. Et il est vrai que prise au pied de la lettre elle aboutit à un déterminisme incompatible avec le libre choix. Car, bien entendu, ce sont toujours des individus qui font des choix, même s’ils les font sur la base d’un entrelacs complexe de raisons dont certaines sont collectives. On lui oppose trop fréquemment un individualisme méthodologique qui dans un mur ne voit qu’en ensemble de briques, et ne se rend pas compte qu’entre le tas de briques et le mur il y a un saut qualitatif essentiel. Et le problème est là. C’est pourquoi on se réclame d’un holisme méthodologique, mais qui n’est pas, comme dans ses variantes vulgaires, un simple déterminisme.
Importance du holisme méthodologique
Le holisme méthodologique a donc été revendiqué par de nombreuses théories dans les sciences sociales, et en particulier en économie par l’institutionnalisme classique, celui de Veblen et de Commons[4]. Compte tenu du rôle essentiel des institutions et du mode d’engendrement de ces dernières pour notre objet, il est clair qu’il faut revenir sur la vision de l’individu qui était celle des grands auteurs institutionnalistes. Pour John Commons, dès qu’il y a intentionnalité cette dernière est assujettie à ce qu’il appelait « l’esprit institutionnalisé » (institutionalized mind[5]). Cette notion indiquait que le comportement de l’individu impliqué dans la transaction, et il ne faut certes pas réduire ce terme à la transaction commerciale, était façonné par des formes institutionnelles, et spécialement des pratiques mentales. Il notait alors l’importance de ce qu’il appelait les « présupposés habituels » (habitual assumptions) qu’il associait au processus cognitif. Ces présupposés découlaient de la participation des individus aux affaires (going concerns) dans lesquelles ils s’engageaient[6].« Oublions, pour notre présent objet, la physiologie et l’anatomie – ou plutôt oublions comment ce type de subjectivité qu’est le cerveau entre ou sort de cet autre type de subjectivité qu’est le corps physiologique – et analysons ce que le tout en résultant, qui n’est rien d’autre que la volonté, fait réellement. Il fonctionne comme une totalité organique et il le fait en association avec d’autres volontés à travers des transactions et des affaires (going concerns) dans l’espoir de résultats positifs[7]. »
Commons fait donc émerger la conscience et la volonté à la fois des formes institutionnelles et des pratiques mentales qui leurs sont associées. Ces dernières constituent les routines cognitives qui permettent aux individus d’économiser l’attention requise par la multiplicité des problèmes du quotidien afin de réserver toute l’attention nécessaire aux problèmes qui leurs semblent les plus importants. Les acteurs de ce que Commons appelle des transactions sont ainsi eux-mêmes façonnés par les transactions auxquelles ils participent. Il faut alors considérer le cadre politique, et donc sa stabilité, comme étant un ensemble de transactions produisant des routines mais aussi nécessitant à certain moment toutes les réserves d’attention d’un individu. Et c’est ce qui permet de comprendre pourquoi la démocratie ne peut se fonder sur l’attention constante, et constamment mobilisée, des individus ; pourquoi des formes de délégations sont nécessaires. Ce raisonnement qu’est venu renforcer la mise en évidence ultérieure des effets de contexte et de dotation par la psychologie expérimentale, joue un rôle essentiel pour comprendre les formes particulières prises par tout système politique démocratique.
Il faut alors signaler qu’un certain nombre d’auteurs considèrent bien souvent que les institutions, ou les formes collectives, ne peuvent pas avoir d’intérêts propres autres que ceux que leur prêtent les individus[8]. C’est la position, chez les historiens, de Mary Douglas[9]. Une version modérée aboutit à simplement revendiquer la priorité des intérêts individuels et des actions des individus dans la constitution du système social et son évolution, sans refuser la possibilité d’interactions avec des formes collectives[10]. Cette priorité a été qualifiée de “supervenience” et définie comme le fait que, quel que soit le degré de complexité et d’interactions, la totalité des faits sociaux sont déterminés par la totalité des faits individuels[11]. La “supervenience” correspond donc à un individualisme qui ne serait pas un atomisme. Mais, la supervenience ne peut fonctionner que si les expériences du passé n’affectent les individus que dans leur moyenne. De nombreuses expériences de psychologie expérimentale ont prouvé le contraire. En d’autres termes nos préférences « individuelles » ne le sont pas ; nous sommes constamment affectés, que ce soit directement ou indirectement par les actions commises d’autres individus. Ceci conduit alors à réhabiliter le holisme. La distinction entre supervenience et holisme méthodologique implique, pour ceux qui veulent défendre l’hypothèse de lasupervenience, le recours aux hypothèses classiques de la théorie des préférences individuelles, ces hypothèses de monotonie et d’intégration temporelle que l’on retrouve à l’origine de la théorie néo-classique et de sa fétichisation de l’individu. Or ces hypothèses ont été réfutées[12].
La conclusion est donc de nous ramener vers des hypothèses holistes, tout en prenant bien garde de ne pas en inférer un déterminisme strict et immédiat des comportements, qui permettrait une lisibilité absolue de la société à partir de la définition de ses groupes dominants. De ceci découlent deux choses : d’une part la nécessaire définition d’un bien commun, la Res Publica, et d’autres part le fait que cette définition ne peut se faire par une simple addition des volontés ou des sentiments individuels. La définition de la Res Publica est d’emblée collective.
Le rôle des groupes, des intérêts et des activités.
Le rôle des groupes est incontestable. Non seulement ces groupes influent-ils sur la pensée consciente des individus, mais aussi sur la pensée inconsciente. Il faut donc reprendre ici la triade proposée, il y a bien longtemps, par A. Bentley et regroupant le tryptique « groupe-intérêt-activité[13] » comme point de départ. On doit se souvenir que Bentley a construit sa théorie des groupes d’intérêt à partir de l’observation des luttes des petits fermiers américains contre les grandes sociétés[14]. Cette observation va le conduire à montrer que les mouvements sociaux ne sont pas le fait d’individus mais de groupes sociaux organisés et interagissant. C’est une observation qui rejoint les travaux déjà cités de Guizot. Mais il faut lui adjoindre trois thèses essentielles:Tout d’abord, les individus appartiennent simultanément à plusieurs groupes de références, fonctionnant à des niveaux de généralité différents (famille, amis, travail, églises, partis, etc…). Ensuite, les conflits d’appartenance sont permanents. Ils engendrent des dissonances cognitives plus ou moins fortes qui, tout autant que les surprises, remettent en cause la stabilité des anticipations et des cadres de représentations. Cela ne fait que traduire la dimension subjective de la connaissance, associée à sa dimension procédurale. Enfin, ces conflits d’appartenance ne sont jamais tranchés définitivement tout comme ils ne peuvent pas être laissés ouverts en permanence. Les individus adoptent des solutions temporaires dans lesquelles ils tentent de rendre compatible avec une tension minimale les normes des différents groupes auxquels ils appartiennent et l’image d’eux-mêmes qui se constitue dans ce processus. Ces solutions ne peuvent être que temporaires dans la mesure où les groupes évoluent, et où l’insertion des individus évolue aussi, au fur et à mesure qu’ils sont mis en contacts avec de nouveaux groupes ou relâchent les liens avec des anciens.
Le rôle de la subjectivité des individus, des représentations constituées et en évolution dans le processus de l’action intentionnelle, s’affirme alors comme la contrepartie de ce primat du social. On comprend mieux alors comment, dans un même processus, les hommes investissent les institutions de leurs désirs et de leurs intérêts, mais ces institutions contribuent très largement à modeler ces mêmes désirs et intérêts. Si, en un sens, il est vrai que « les institutions ne pensent pas », il faut aussi reconnaître qu’elles font penser d’une certaine manière, ce qui dans la réalité revient au même. Ainsi, le « peuple » se constitue à travers le processus de constitution et de développement des institutions et des règles qui le régissent.
Implications pour les notions de Peuple, de Nation et d’Etat.
Dès lors, l’idée de séparer le « peuple » de la Nation et de l’État, si elle est nécessaire d’un point de vue analytique, est impossible du point de vue du résultat pratique. Le peuple, conçu comme communauté politique, n’a pas d’existence concrète en dehors de l’État et de la Nation, même si il peut consciemment (et aussi inconsciemment) transformer l’un et l’autre. Le Peuple, la Nation et l’État entretiennent donc entre eux des rapports complexes, qui défient les simplifications. Mais, la constitution d’un peuple uni dans sa volonté de vivre ensemble et de créer en commun, même si cette volonté peut être en partie le fruit d’institutions qui ont construit les affects nécessaires, est bien le point de passage obligé sans lequel la constitution d’une Nation ne peut qu’échouer. Telle est l’une des leçons qu’il nous faut retenir de la centralité du concept de souveraineté. Dès lors qu’une population, quelle qu’elle soit, désire faire en commun quelque chose, il y a de la souveraineté. Mais, du moment où cette population est hétérogène, il convient de retirer de l’espace public certaines questions. C’est pourquoi, depuis plusieurs siècles, souveraineté et laïcité ont passé un pacte de nécessaire alliance.Du mythe d’Antigone à la question de l’organisation des sociétés, nous avons fait le chemin du pourquoi au comment. Sur ce chemin, nous avons rencontré les diverses formes de la religiosité, mais aussi du symbolique. Nous sommes aujourd’hui les témoins du jeu de ces formes, se combinant avec le narcissisme spécifique d’une société toute acquise à l’idéologie de l’individualisme, et qui vise en la dissolution du principe de Souveraineté, ainsi que de la distinction entre les sphères de l’action privée et de l’action publique. Le principe de cette dissolution a été acté par certains. Mais, ce faisant ils actent la mort de la démocratie. Il est tragique que si peu nombreux soient ceux qui en ont conscience. En fait, cette abdication devant les forces matérielles et idéologiques qui sont issues des formes de la société marchande ne peut qu’aboutir à la destruction du principe même de société. Mais, si d’aucuns affectent d’y voir l’arrivée de l’harmonie universelle il nous faut bien plus craindre en réalité la guerre de tous contre tous. Un monde sans Etat-Nations est un monde livré au chaos et au despotisme le plus extrême. C’est un monde dans lequel il ne peut exister de droit qui soit moral. On le voit d’ailleurs dans la tentative de substituer la notion d’efficience, qui est une notion purement technique, à la notion de « juste ». Mais, si l’efficience ne peut tout penser, alors il nous faut revenir au « juste ». Et, pour pouvoir penser le « juste » il faut à la fois la notion de Souveraineté et le cadre matériel dans lequel elle s’inscrit.
[1] M. Olson, The Logic of Collective Action , Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1965.
[2] Slovic P. et A. Tversky, “Who Accept’s Savage Axioms?” in Behavioural Science, vol. 19/1974, pp. 368-373. A. Tversky, “Rational Theory and Constructive Choice”, in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of Economic Behaviour, Basingstoke – New York, Macmillan et St. Martin’s Press, 1996, p. 185-197.
[3] Agassi J, “Methodological Individualism”, British Journal of Sociology , vol. 11, 1960, Septembre, p. 244-270 et, “Institutional Individualism”, ibid. , vol. 26, 1975, Juin, p. 144-155. H. Kincaid, “Reduction, Explanation and Individualism”, Philosophy of Science , vol. 53, 1986, Décembre, p. 492-513
[4] Ramstad Y., “A Pragmatist’s Quest for Holistic Knowledge: The Scientific Methodology of John R. Commons”, Journal of Economic Issues , Vol. 20, n°4, décembre 1986, p. 1067-1105. A.G. Gruchy, Modern Economic Thought – An American Contribution, New York, Prentice Hall, 1947
[5] J.R. Commons, Institutional economics, its place in Political Economy (1926), New Brunswick, Transaction Publishers, 1990.
[6] J. Forrest et Mehier, “John R. Commons and Herberts Simon on the Concept of Rationality”, Journal of Economic Issues, vol. XXXV, n°3, septembre 2001, p. 591-605.
[7] J.R. Commons, Institutional economics, its place in Political Economy, op.cit., p. 641.
[8] Agassi J, “Methodological Individualism”, op.cit.
[9] Douglas M.T., How Institutions Think , Syracuse, Syracuse University Press, 1986.
[10] Watkins J.W., “Methodological Individualisme: a Reply”, in J. O’Neill, (ed.), Modes of Individualism and Collectivism, Londres, Heinemann, 1973, p. 179-184.
[11] G. Currie, “Individualism and global supervenience”, British Journal of the Philosophy of Science, vol. 35, 1984, décembre, p. 345-358.
[12] D. Kahneman, D.L. Frederickson, C.A. Schreiber, D.A. Redelmeier, “When More Pain is Preferred to Less: Adding a Better End”, Psychological Review, n°4, 1993, p. 401-405. C. Varey et D. Kahneman, “Experiences Extended Across Time: Evaluation of Moments and Episodes”, Journal of Behavioral Decision-Making , vol. 5, 1992, p. 169-196.
[13] A. Bentley, The Process of Government (1908), Evanston, Principia Press,1949.
[14] Bentley A., The Condition of the Western Farmer as Illustrated by the Economic History of a Nebraska Township, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1893.