Tout se passe donc au cours d’une émission de la radio RMC, dans laquelle le débat tourne, pour changer, sur les frasques culino-provocatrices d’un humoriste douteux dont l’intérêt se borne à fournir à une gauche en désarroi un excellent sujet d’occupation pendant que le pays s’enfonce dans la médiocrité généralisée. Au cours de cette émission se pose évidemment la question de savoir comment museler l’enquiquinant trublion. En effet, dans une démocratie qui se respecte, dès qu’une opinion, un geste ou une parole froissent, les journalistes, les éditorialistes, les philosophes, les sociologues et autres psychologues d’État montent au créneau pour défendre le droit d’empêcher les crime-pensées de s’exprimer.
Et il n’y a pas plus bruyant défenseur du Droit à Museler Les Méchants Penseurs que ces chroniqueurs mondains acoquinés depuis bien longtemps avec le pouvoir, baignant dans le capitalisme de connivence en frétillant de l’arrière-train avec délectation, au premier rang desquels on trouve bien sûr Christophe Barbier, responsable (mais pas coupable, bien évidemment) de la rédaction de l’Express, et dont la capacité d’analyse parvient difficilement à égaler celle du mouton qui fournit, jadis, la laine dont est faite son inséparable écharpe rouge, devenue marque déposée d’un boboïsme populaire en carton.
Il fallait s’y attendre en invitant ce poseur écharpé : dès lors que fut abordée la question d’un contrôle sur internet, notre fier éditorialiste, se dressant comme un seul homoncule, ne put s’empêcher d’éructer la première idiotie qui lui passa par son yaourt intracrânien. À chaque vilénie proférée sur les ondes ou dans un spectacle, la Justice devrait faire son travail, morbleu ! Peu importe que cela soit déjà le cas, peu importe que cela n’ait aucun effet tangible, la Justice doit passer, deux fois et avec de beaucoup de sauce, s’il le faut !
Mais surtout, si les propos sont tenus sur Internet, qu’ils soient poursuivis, qu’ils soient contrôlés ! Et puis d’abord, le brave Christophe nous l’explique sans frémir,
« Internet n’est pas un no man’s land, on peut combattre juridiquement ceux qui violent la loi. »Ce qui est parfaitement exact : toutes les lois actuellement en vigueur suffisent amplement à poursuivre le petit internaute qui viendrait à déraper, à tenir des proposnauséabonds, à faire preuve d’incitation à des comportements que la morale républicaine et du vivrensemble réprouve pénalement, bref, à bouter le racisme, la xénophobie hors de nos frontières numériques.
Mais si tout ceci existe, si tout ceci est possible, et si, d’après Barbier, il faut poursuivre, poursuivre, poursuivre, cela ne suffit pas. Alors même qu’il vient de déclarer qu’Internet n’est pas un no man’s land, et avec cet élan que seuls les caddies de supermarché pleins et sans freins accumulent lorsqu’une descente trop raide les mènent au parking où ils viendront s’encastrer contre une voiture mal garée, il poursuit en déclarant tout de go, je cite :
« Internet est un champ d’impunité parce que ça explose dans tous les sens. »Vous le voyez, le petit caddie plein de victuailles qui a pris trop de vitesse et s’enfonce dans une colonne en béton ? C’est Christophe qui, emporté dans son élan, se contredit en 5 secondes montre en main. Un coup, l’internet n’est pas un no man’s land, un coup, c’est un champ d’impunité. Mais le micro est toujours branché. Le caddie a encore de l’énergie, l’inertie n’est pas épuisée et l’analyse n’est pas finie. Barbier continue donc, sans fléchir :
« Ca se régule, aussi, internet. Entre nous, les Chinois, ils y arrivent bien. Si les dictatures y arrivent, il faut que les démocraties fassent l’effort, aussi, de faire respecter la loi sur internet, sinon, ce sera dictature ou dictature. »Oui, vous avez bien lu et non, je n’ai rien inventé : au milieu de ce déferlement de conneries consternantes dans lequel on apprend qu’une démocratie doit se hisser au niveau d’une dictature (oui oui), on retiendra qu’un éditorialiste français réclame en trépignant et en s’agitant devant un micro d’une radio assez populaire que l’internet français soit mis en coupe réglée comme l’est celui des Chinois.
Je passe bien sûr sur l’incompétence ridicule du pauvret qui ne comprendra jamais la différence fondamentale entre l’internet installé en France, qui ne pourrait disposer que de filtrage a posteriori tant l’infrastructure fut au départ montée sans le moindreépurateur lorsqu’il se déploya, lentement, dès les années 90, et celui des Chinois qui fut dès le départ concentré et limité puisque sous la responsabilité d’entreprises d’État ; finalement, il ne s’agit pas d’une question technique même si les obstacles à la réalisation du rêve humide de Barbier promettent quelques moments de rigolisme hadopitoyable.
En revanche, il me sera difficile de passer sur l’appel même pas voilé à la censure et à la restriction la plus drastique de l’expression politique sur internet (ou partout ailleurs du reste). Barbier prend ici la dictature communiste chinoise comme maître étalon de ce qu’il faudrait réaliser pour venir à bout des méchants qui ne pensent pas droit comme il faut. Si l’on peut se réjouir qu’il n’ait pas pris, avec un peu de cynisme, les États-Unis comme exemple, se rend-il seulement compte que c’est avec ce genre de saillies, ce genre de raisonnements calamiteux que les plus solides dictatures, les fascismes les plus durables se sont installés ? Se rend-il compte que cette pensée ne lui a pas échappé par hasard d’une bouche qui se gargarise d’habitude de liberté d’expression et de grandiloquence journalistique ? Se rend-il compte qu’il donne ici un boulevard à ceux dont il prétend être l’ennemi ?
Parallèlement, on peut se demander où sont tous les autres journalistes qui sortent du bois en criant au loup à chaque fois qu’un politicien tente de les faire taire ? Où sont les défenseurs insubmersibles de la liberté d’expression lorsqu’il s’agit d’un des leurs qui dit absolument n’importe quoi ? Quels seront les nécessaires Jaurès qui accuseront Barbier d’avoir lâché une énormité de trop ?
Bien sûr, il ne faut pas perdre de vue que Barbier n’est en pratique que l’un de ces petits tâcherons insignifiants d’une presse lourdement subventionnée, elle-même plus qu’un vague rouage de la transmission démocratique et républicaine du message officiel de bienpensance des élites.
Mais ce que les petites éructations bilieuses de l’éditorialiste montrent surtout, c’est que la pensée même d’une censure et d’un filtrage internet à la mode chinoise ne sont absolument plus taboue pour ces gens qui entendent former l’opinion du peuple. Pour un Barbier qui s’exprime et qui montre l’étendue de l’arrogance de ces gens, combien n’en pensent pas moins et œuvrent effectivement pour qu’il en soit ainsi dans un avenir très proche ?
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Et pour ceux qui n’en croient pas leurs yeux et préfèrent leurs oreilles, voici l’enregistrement correspondant de l’émission.