Edgar s’est donc attablé, a poussé son bol de soupe refroidi, a pris son gros Mont-Blanc et un cahier petit format petits carreaux à spirale sans marge, et a commencé à écrire de sa main un peu tremblotante, parcheminée par l’âge et les longues séances d’écritures à la faible lueur d’une bougie comme on en faisait encore au siècle précédent (mais si). Puisant dans les quelques forces que le bouillon de légume tiédasse, servi par infirmière un peu acariâtre, lui avait conféré, le vieil homme a fermement rassemblé ses pensées (forcément complexes™) et, dans une expiration bien régulière, écrabouillé sa plume sur le papier en faisant une grosse tache. Immédiatement, Le Monde s’est emparé du résultat.
Comme on pourra le lire, le but de Morin cette année est de nous faire prendre un petit toussotement d’air tiède aux odeurs pesantes pour une brise printanière. En camouflant habilement des banalités confondantes et des inepties consternantes dans un épais nuage de verbiage opaque comme l’encre d’une seiche effarouchée, Edgar confirme sa maîtrise du pipotron, et ce, dès les premières phrases :
« Une telle pensée doit être consciente de l’erreur de sous-estimer l’erreur dont le propre, comme a dit Descartes, est d’ignorer qu’elle est erreur. Elle doit être consciente de l’illusion de sous-estimer l’illusion. »Une telle pensée (qui est, je le rappelle, une pensée complexe™®© by Morin) devrait aussi être consciente de l’immense confusion que provoque ce déluge de charabia obtenu par agglutination de concepts mous et collants comme un camembert trop fait. Descartes, eut-il été vivant, se serait probablement offusqué de trouver son nom dans tel galimatias. D’autant qu’il est suivi de :
« (Erreur et illusion) ont conduit Staline à faire confiance à Hitler, qui faillit anéantir l’Union soviétique. »Zut et crotte, avec tout ce bouillon d’erreur et d’illusion, Staline a été tout confusionné dans sa tête par Hitler (dont tout le monde sait que c’était un vilain, lui). Alors qu’en fait, avant l’intervention d’Hitler, Staline était un type pondéré même si l’Holodomor, située avant l’accession de l’Autrichien au pouvoir, donnait une assez bonne mesure de ses qualités de discernement, d’empathie et de lucidité. Mais baste, passons : avec cette jolie saillie, Morin arrive à placer Staline et Hitler dans un texte dans lequel on trouve aussi le printemps arabe, une réforme scolaire et des considérations sur la gauche en général. C’est confus, mais on voit que si ça peut arriver à Staline, ça peut aussi arriver à Morin puisqu’il nous explique, l’œil rendu hagard par tant d’efforts intellectuels :
aujourd’hui règne encore l’illusion d’une sortie de la crise par l’économie néolibérale
Ah oui, cette fameuse économie turbolibérale, dont tout le monde a fort souvent entendu les méfaits mais dont personne ne peut s’accorder sur la définition précise et dont tout montre qu’elle est un joli napperon brodé jeté sur une sociale-démocrassie toute baveuse de corporatisme et de capitalisme de connivence bien compris des élites. Ici, Papy Edgar joue sur du velours côtelé, celui d’un de ses vieux pantalons qu’il ressort de temps en temps pour lui ôter ses lourdes senteurs naphtalines : après avoir déploré le triste acoquinement stalinien avec Hitler, on va cogner sur le néo-turbo-ultra libéralisme, parce que c’est permis et même conseillé.
On aurait aimé, pour rire, que le piposophe détaille ce qu’il avait derrière la tête lorsqu’il a gribouillé le mot libéralisme sur son petit cahier. Mais le secret, pour garder toute la bonne complexité à sa pensée, c’est de ne surtout pas s’attarder, sinon le temps d’analyse du lecteur augmente et la magie n’opère plus. On passe donc, aussi vite que possible, à une autre goutte de sagesse subtile Made By Morin :
« L’erreur n’est pas seulement aveuglement sur les faits. Elle est dans une vision unilatérale et réductrice qui ne voit qu’un élément, un seul aspect d’une réalité en elle-même à la fois une et multiple, c’est-à-dire complexe. »Notez qu’ici, ce que veut dire Edgar, c’est que « la réalité est plus complexe que ce qu’en disent les gens », ce qui est, on peut le dire, d’une banalité assommante dit comme ça. D’où l’usage d’une pensée complexe™®© qui permet de faire passer cette idée parfaitement ordinaire sans faire gémir d’ennui le rédacteur en chef du Monde. S’en suit quelques paragraphes vaguement pertinents mais évidemment très délayés dans lesquels le vieil homme constate que la politique française, c’est de la grosse daube vide, et que l’enseignement, c’est plus ce que c’était, ma brave dame, où va le monde et tout ça, pour insérer une petite perle au passage :
« Paradoxalement l’amoncellement sans lien des connaissances produit une nouvelle et très docte ignorance chez les experts et spécialistes, prétendant éclairer les responsables politiques et sociaux. »Elle est jolie, et elle est résumée en quelques mots : « pfoulala, tout cette science sans conscience, ce n’est qu’une ruine de l’âme et des experts qui pipeautent ! » … Heureusement, Edgar, lui, peut ressortir son costume en spandex rouge (forcément rouge) de Mythoman et s’envoler dans le soleil couchant pour aller expliquer aux responsables politiques ce qu’il faut comprendre, car lui, il a tout compris. Lui, c’est un expert et un spécialiste, mais pas pareil. Lui, il a du savoir connecté. Lui, il a appris à la vieille école. De son jeune temps, c’était autre chose ! Au passage, je serais Attali, j’aurais mal pris la pique de Morin.
Mais passons, tout cela ennuie déjà papy Edgar. Il rebondit, virevolte et repart bien vite sur un autre sujet : les rassemblements de protestants en Europe, aux États-Unis, les printemps arabes, et tout ça, qui montrent que des fois, ça marche. Et des fois, ça ne marche pas. Probablement un problème d’énergie mal canalisée. Une énergiesociologique, bien sûr !
« une jeunesse … disposant d’une énergie sociologique perdue par les aînés domestiqués ou résignés »Eh oui : les vieux, c’est mou et ça ne bouge pas, alors que les jeunes, ça se révolte et c’est plein d’énergie. Décidément, la morinade de janvier, ça dépote.
Papy Edgar réajuste son petit veston. Toutes ces vérités qu’il faut rappeler de temps en temps, toute cette énergie dépensée pour produire de la pensée subtile, tout ça l’a un peu secoué. Parce que le point d’orgue de cette enfilade de poncifs enrobés de papier brillant, c’est que la gauche n’est pas capable de s’adapter à la mondialisation, que la France est de droite (pouah, berk, berk), et qu’il va falloir tout repenser depuis le début. Pfouh. L’avenir s’annonce sombre.
Heureusement, le Prof Nouveau arrive. Grâce au recrutement de 6000 nouveaux enseignants, on va pouvoir s’occuper des « problèmes de la connaissance, l’identité et la condition humaines, l’ère planétaire, la compréhension humaine, l’affrontement des incertitudes, l’éthique ». Lire, écrire, compter, savoir faire une règle de trois, tout ça, c’est bien gentil, mais ce n’est pas tout à fait assez complexe. Alors que l’ère planétaire, ça claque bien de la Mamie (qui en a bien besoin de temps en temps).
Vous n’y comprenez rien ? Tout ceci vous paraît décousu ? C’est normal. Et pour le coup, ce n’est pas complexe, c’est juste parfaitement foutraque. En réalité, tout ce que veut Morin, c’est arriver à coller deux idées simples dans son amalgame confus de pâtes alimentaires colorées : la première est « Attention au progrès qui n’a pas que du bon en lui » et la seconde, présentée comme une conséquence vague de la première, « il faut dépenser des thunes pour s’aider les uns les autres ». Bien évidemment, ce n’est pas dit comme ça parce qu’alors, ce discours serait vu pour ce qu’il est : une bonne louchée d’un socialisme banal, mâtiné de conservatisme bien encroûté dans les frayeurs de son temps et le fumeux principe de précaution qui finit de formoliser complètement la France. Plutôt, c’est sorti ainsi :
Nous savons aujourd’hui que le progrès humain n’est ni certain ni irréversible.Le progrès humain ne dépend fort heureusement pas des pensées de Morin, mais bien de l’âpre travail de millions de chercheurs, d’ingénieurs, de gens ordinaires qui ne font pas des phrases alambiquées mais bricolent ou œuvrent tous les jours à l’amélioration de leur sort ou de ceux qui leurs sont proches. Et ça marche. Ça marche si bien qu’un type comme Morin peut filer sa purée à lire sur Internet à des centaines de milliers de gogos (à ce sujet, les commentaires de sa production dans le Monde sont intéressants puisqu’un paquet note que la bouillie morinesque n’est toujours pas bonne).
Et pour ce qui est de claquer du pognon gratuit, on le fera ainsi :
C’est pourquoi (…) une grande politique de solidarité devrait être développée, comportant le service civique de solidarité de la jeunesse (…) et l’instauration de maisons de solidarité vouées à secourir les détresses et les solitudes.On pourrait lire ça dans tant de programmes politiques, l’entendre sortir de la bouche (ou de l’anus ?) de tant de politiciens qu’encore une fois, le retrouver sous les gribouillis de Morin, ce Yoda de Prisunic, n’étonne pas. En fait, la pensée complexe™ de Morin, c’est tout à fait comme un bête minuteur mécanique pour cuisson des œufs, qu’on a emballé dans un immense et volumineux papier cadeau coloré bruissant et scintillant, et qui fait chping au bout de 4 minutes 38 au lieu de 3 minutes : un bidule ménager banal et qui ne marche pas, une quantité impressionnante de bulles sémantiques chatoyantes mais pleines d’air, qui, une fois éclatées, ne révèlent qu’un ou deux postillons savonneux, sans intérêt, déjà lu mille fois.
Tout ceci est fort rigolo, mais pourquoi diable ai-je alors choisi de vous entretenir de la production piposophique du vieux drôle ? Parce qu’en ressortant Morin, les médias, les politiciens et une catégorie d’élites défraîchies montrent qu’ils aiment s’analyser profondément le nombril dans un maelström de concepts abstraits, confus et inarticulés pour ne surtout pas voir à quel point la France est loin des lumières qu’elle a incarné jadis. Papy Edgar est un individu qui aura réussi à se tailler une jolie place dans la société française autant par chance que par talent, si ce n’est plus lorsqu’on sait qu’il fut résistant lorsqu’il fallait l’être, communiste lorsque c’était commode, socialiste lorsque ça rapportait ; c’est aussi un vieil homme qui ressort (dans le désordre) ses marottes d’il y a vingt, trente, quarante et cinquante ans, celles qui l’ont fait connaître, mais qui, à l’analyse, ne sont qu’un gloubiboulga dont aucune version intelligible n’existe en moins de 6 volumes (et encore). Avec son âge avancé, Morin bénéficie immédiatement de la bienveillance de tous, même lorsqu’il radote des trucs qui n’ont ni queue. Dès lors, personne n’osera dire clairement qu’on n’entend rien à son charabia et qu’il travestit sa purée en raisonnement derrière des cataractes de références multiples pour noyer toute contestation.
Or, ce comportement (de verbiage insensé) est exactement celui qui permet à nos politiciens de perdurer à leur poste. En dépoussiérant ainsi le Morin (ou en nous vaporisant des sueurs d’Hessel, c’est kif-kif), ils continuent à prétendre trouver auprès de Grands Penseurs Séminaux De Ce Siècle Et Du Précédent les appuis (philosophiques, intellectuels) nécessaires à continuer leurs conneries dépensières. Derrière le gentil visage fripé du joueur de flûtiau se cache en réalité toute la cohorte de bien-pensants pétris d’idées aussi merveilleuses que creuses qui ont un besoin immense de votre temps, votre argent et votre bienveillance.
Ne nous laissons pas avoir.