Et alors que, si l’on en croit les chiffres qui circulent discrètement dans les instituts statistiques nationaux et dans toutes ces organisations internationales où la France dispose d’un ou plusieurs sièges (confortables et en cuir moelleux), le chômage bat des records, l’économie part en cacahuète et l’insécurité s’installe durablement passant largement du stade du sentiment au stade du vécu, et alors donc que plusieurs signes indiquent clairement que tous les problèmes ne sont pas encore réglés, certaines personnes s’empressent de partir en lutte contre les noms et les appellations qui les choquent.
Il m’a par exemple fallu plusieurs relectures d’un article consacré à la polémique qui s’est installée pendant quelques jours autour de la fête d’un quartier de la gare de Biarritz. Cette polémique a commencé, magie des intertubes frémissants, par le tweet d’une vigilante citoyenne toute effarouchée par … le nom du quartier en question :
Comment diable ? En France, en 2015, on aurait encore des quartiers de la Négresse, et des gens illustreraient la fête à venir par la représentation de la tête d’une femme noire ? Mais, voyons, c’est insupportable ! C’est tellement inique que le petit président de la LICRA, jamais en retard d’un effarouchement, aura bien vite repris le flambeau à mesure que la critique enflait sur les réseaux et que l’auteur, jugeant sans doute son tweet peu glorieux, le retirait bien vite. Et voilà donc notre Alain Jakubowicz rebondir sur l’interrogation stupéfaite de la citoyenne conscientisée vigilante antiraciste : pour lui, le nom du quartier choque, il faut donc en changer, c’est tout.
Mieux encore, la mairie de Biarritz, qui place le vivrensemble cotonneux et la bisounoursophilie compulsive dans ses plus importantes priorités, contactée, a expliqué recevoir régulièrement des plaintes de touristes tourneboulés par ce méchant nom, pourtant attaché au quartier depuis deux siècles. De surcroît et sans doute à la plus grande tristesse du président Jakubowicz et de ces tendres citoyens, aucune plainte n’a été déposée, et les conseils de quartiers, consultés, sont unanimement favorables au statu quo.
Imaginer qu’un quartier puisse porter un tel nom, c’est comme imaginer qu’on puisse encore stigmatiser toute une ville en lui accordant une avenue Lénine ou même unerue Staline. Ce serait imaginer qu’on puisse encore supporter, en ce siècle de vivrensemble universel et de tolérance ultime, une rue de la Juiverie (ou même tout un quartier, comme à Meaux) et ça, ce n’est pas tolérable.
À l’évidence, la bien-pensance a gagné cette semaine quelques fiers gallons et peut maintenant remettre en cause des pans entiers de l’Histoire dès lors qu’elle s’estime choquée. Malheureusement, entre les habitudes, bêtement ancrées par les siècles et le bon sens, et le « deux poids / deux mesures » évident de ces ébouriffements outrés qui permettent de sélectionner certains quartiers et d’en oublier d’autres, le combat de la citoyenne en alerte et du président de la ligue contre les turbostigmatiseurs semble mal parti.
Cependant, il n’est pas dit qu’il soit perdu.
À chaque statu quo que d’indécrottables conservateurs rétrogrades refusent de modifier, à chaque rebuffade de la population contre une solide déconstruction de ses repères correspond une victoire de la Ligue des Parangons. Et pendant qu’on se chamaillait à Biarritz pour savoir si un nom de quartier vieux de 200 ans pourrait passer le mur de la honte, Tourcoing, encore et toujours dans ses effervescences,renonçait à un spectacle en seule raison de son nom.
Tourcoing, pour mémoire, c’est cette charmante bourgade qui n’a guère fait parler d’elle récemment bien qu’ayant eu à subir la météo agitée de quelques uns de ses quartiers
Las, le premier adjoint, Didier Droart, n’entend pas prendre le moindre risque dechoquer avec un tel spectacle. De même que « sexe turgescent » ou « vulve humide » dont on se doutait déjà qu’ils poseraient problème dans un nom de spectacle ouvert à tout public, les mots « boudin » ou « cochon » sont apparemment devenus tabous à Tourcoing ces derniers jours :
« Je trouvais cela inapproprié dans le cadre d’une fête de la musique. Je ne veux pas qu’on choque une partie de la population de confession musulmane et que l’amalgame soit fait avec les apéritifs organisés par l’extrême droite. »Apparemment, bien-pensance et vivrensemble débridés obligent, le boudin et le cochon rejoignent donc la liste déjà étonnamment longue de préparations culinaires devenues subitement non grata.
Petit-à-petit, on en vient à s’étouffer sur des détails insignifiants au sens premier : ce n’est pas parce qu’une pâtisserie comporte le nom « nègre » que celui qui la fait ou celui qui l’achète sont racistes ; les habitants du quartier de la négresse ne sont pas plus racistes qu’ils ne seraient dans un ghettos de descendants d’esclaves ou d’esclavagistes ; non, un spectacle qui parle de boudin n’a pas forcément de message significatif à délivrer spécifiquement à ceux qui n’aiment pas cette charcuterie.
Et petit-à-petit, on en vient à ostraciser, défavoriser, stigmatiser ou pénaliser ce quipourrait, dans l’esprit d’un petit nombre d’individus, devenir potentiellement une source de remous, de gêne plus ou moins vague, réalisant en toute hypocrisie le chemin exactement inverse de ce qu’on prône partout ailleurs, à savoir accueillir, favoriser, approuver et récompenser.
En l’espèce, on a dépassé l’apaisement, pour le remplacer par un aplatissement gluant et on a travesti en vivrensemble un aveuglement consternant ; aux combats essentiels contre le chômage et la pauvreté, aux combats pour tenter d’améliorer le présent et de préparer l’avenir, on a substitué un combat permanent contre le langage, contre les noms et les habitudes, ce combat typique de ceux qui veulent réformer le passé.
Ce n’est pas innocent et pour certains, c’est même tout à fait calculé. L’inconscience de leurs grégaires suiveurs fait alors encore plus froid dans le dos.
« Celui qui contrôle le passé, contrôle le futur. Celui qui contrôle le présent contrôle le passé. »