Charles Sannat
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Charles Sannat est diplômé de l’École Supérieure du Commerce Extérieur et du Centre d’Études Diplomatiques et Stratégiques. Il commence sa carrière en 1997 dans le secteur des nouvelles technologies comme consultant puis Manager au sein du Groupe Altran - Pôle Technologies de l’Information (secteur banque/assurance). Il rejoint en 2006 BNP Paribas comme chargé d'affaires et intègre la Direction de la Recherche Économique d'AuCoffre.com en 2011. Il enseigne l'économie dans plusieurs écoles de commerce parisiennes et écrit régulièrement des articles sur l'actualité économique.
Ayn Rand, théoricienne de « l’égoïsme rationnel », enfin reconnue en France
Audience de l'article : 1966 lecturesPour toutes celles et ceux qui ne connaissent pas Ayn Rand, prenez le temps de lire cet article. Puis prenez le temps de lire son ouvrage « la Grève » qui est disponible en français.
Cela fait partie des lectures cultes. Tout simplement.
Merci au journal l’Opinion d’avoir publié un tel article.
Charles SANNAT
«Who is John Galt ? ». Connue de presque tous aux Etats-Unis, cette question scande Atlas Shrugged [La grève], le roman culte de la philosophe Ayn Rand, paru en 1957. Avec bientôt 8 millions d’exemplaires vendus, ce long best-seller est encore souvent en tête des ventes d’Amazon plus d’un demi-siècle après sa parution. Près de 8 % des Américains l’ont lu, et c’est le livre qui les a le plus influencés après la Bible. Véritable thriller, ce roman de science/politique-fiction épouse en effet la cause d’un génial ingénieur, John Galt, qui, persécuté par un gouvernement « progressiste » américain, se réfugie avec des amis dans un sanctuaire secret placé sous le signe du dollar. De là, il fomente un genre inédit de grève, celle des plus éminents créateurs de richesses économique ou intellectuelle qui, lassés de porter seuls tout le poids du pays, renversent cet ultra-Welfare State après l’appel à la révolte lancé par Galt dans un discours d’anthologie.
Mais s’il achève d’introniser son auteur en icône de la vie publique américaine, ce triomphe ne doit pas faire oublier que Ayn Rand a de la suite dans les idées. En 1957, cette exilée d’URSS (née Alisa Rosenbaum), passée par Hollywood et Broadway, a déjà à son actif un autre grand roman paru en 1943, The Fountainhead [La source vive]. Lui aussi énorme best-seller, il campe un architecte exceptionnellement doué et non-conformiste, Howard Roark, qui revendique pour tout créateur le droit de disposer souverainement de son œuvre et de vivre pour soi. Et après Atlas Shrugged, dopée par son succès et aidée par des disciples tels Alan Greenspan, Rand mènera pendant vingt ans encore une carrière peu commune de conférencière, invitée dans les talk-shows les plus prisés, et d’auteur d’essais iconoclastes (The Virtue of Selfishness ; Capitalism, the Unknown Ideal) propageant sa conception individualiste et pro-capitaliste de la vie.
Le plus extraordinaire était toutefois encore à venir. Après son décès, en 1983, commence pour elle une seconde vie, posthume, portée par l’activisme d’influents think tanks. Nombre de jeunes et créatifs entrepreneurs de la Silicon Valley (à l’exemple du fondateur d’Apple, Steve Job, ou de Jimmy Wales pour Wikipedia) en font leur inspiratrice. Puis la crise financière paraissant valider ses idées, sa popularité médiatique et la vente de ses livres connaissent un rebond sans précédent (500 000 exemplaires d’Atlas Shrugged écoulés en 2009). Elle devient l’égérie des manifestations du Tea Party où l’on voit des « John Galt is back », tandis que l’actuel candidat libertarien à la primaire républicaine, Rand Paul, se réclame d’elle. Ce qui ne va pas sans méprise, quand des conservateurs découvrent avec horreur l’athéisme de Rand !
Mais que disait-elle de si remarquable et inédit pour susciter de tels enthousiasmes ? C’est qu’en vue de justifier moralement le « free market », elle a dû énoncer des propositions premières d’inspiration aristotélicienne dont découle un « code moral » bien plus fondamental à ses yeux. Dans Playboy, en mars 1964, elle résume ainsi son propos : « La raison en épistémologie conduit à l’égoïsme en éthique, qui conduit au capitalisme en politique ». Auparavant, elle avait explicité dans le Los Angeles Times (17 juin 1962) : « Ma philosophie, l’objectivisme, soutient que la réalité existe en tant qu’absolu objectif – les faits sont les faits, indépendamment des sentiments, espoirs ou peurs humains… La raison est le seul moyen qu’a l’homme de percevoir la réalité, sa seule source de connaissance, son seul guide pour l’action… L’homme est une fin pour lui-même et non un moyen pour les autres. Il doit exister pour son propre compte, sans se sacrifier aux autres ni les sacrifier à lui-même. La poursuite de son propre intérêt rationnel et de son bonheur est le plus haut but de sa vie… Le système politico-économique idéal est le capitalisme de laisser-faire. C’est un système où les hommes échangent les uns avec les autres sans jamais prendre l’initiative d’user de la force physique contre autrui, où le gouvernement agit seulement comme gardien de la paix, où l’économie est totalement séparée de l’Etat comme l’est l’Eglise… »
Tout y est dit, ou presque. Car manquent quelques précisions capitales. En posant le primat du « principe d’identité » (les fameux « A est A » et « l’existence existe » de Galt), la raison découvre que la réalité est régie par celui de « causalité » (tout est enchaînement de causes entraînant des conséquences). Et il y a les mots qui fâchent. Exister d’abord pour son propre compte renvoie à « un nouveau concept de l’égoïsme », « rationnel », ni prédateur ni indifférent aux autres, faisant de l’altruisme (« vivre pour les autres ») l’ennemi public n° 1. Et son capitalisme est le fait des créateurs de richesses et des entrepreneurs prenant des risques, non d’une oligarchie de rentiers.
Mais ça n’aurait pas aussi bien marché si Rand n’avait choisi la fiction pour illustrer sa conception héroïque de l’homme. Et chez cette guerrière des idées répugnant au compromis et au dialogue a également joué le caractère carré et proactif de son message – un appel au sens commun et à la fibre patriotique d’un public en quête d’un « sense of life » mobilisateur. Cet aspect très « américain » aurait pu nuire à la diffusion de ses idées hors des Etats-Unis. Il n’en fut rien. Ses ouvrages ont été traduits dans une vingtaine de langues et vendus à plus de 20 millions d’exemplaires dans le monde.
Seul, le petit village gaulois muré dans son exception culturelle anticapitaliste a longtemps boycotté Ayn Rand. En 1993, la traduction de The Virtue of Selfishness passe inaperçue, et en 1997, la réédition de La source vive (Plon) n’attire l’attention qu’au prix de contresens de type « Harlequin ». Si celle de La vertu d’égoïsme en 2008 a plus de succès, il faut attendre 2011 pour que s’ouvre vraiment une brèche lorsque Atlas Shrugged est enfin traduit aux Belles Lettres sous le titre La Grève, favorablement reçu et salué.
La riposte caricaturalement bien-pensante ne tarde pas avec, dès 2012, La haine froide (haine = Ayn !) de Nicole Morgan, puis le Plaidoyer pour l’altruisme de Mathieu Ricard (2013), résumant le propos de Rand à « moi, moi et moi » ou « les autres sont des moyens pour arriver à mes fins ». Mais, pour cette rentrée 2015, divine surprise : dans L’Égoïsme (Autrement), le philosophe Dominique Lecourt consacre tout un chapitre à promouvoir l’« égoïsme rationnel » de Rand en sujet philosophiquement digne du plus grand intérêt. Malgré quelques regrettables erreurs (Rand n’est certes pas de « confession juive », ni « libérale au sens américain »), c’est en France la première fois qu’un intellectuel « mainstream », de gauche de surcroît, reconnaît sans biais la puissance singulière de la pensée randienne.
Aller au-delà de cette amorce de réception positive en prenant au sérieux bien d’autres idées de Rand, ce sera pourtant une autre histoire. Car nombre de leurs applications vont droit contre les dogmes idéologiques d’une France parfois si proche de la démocratie populaire de La Grève, et qui en souffre tant. Le principe de causalité relégitime une éthique agissante de la responsabilité individuelle imposant d’assumer toutes les conséquences de nos choix. Et justifie que l’on mérite d’intégralement et librement disposer de ce qui est gagné dans l’accomplissement du travail créatif de l’esprit – pour en tirer une fierté et une vraie estime de soi immunisant contre le « consentement des victimes » à cette « culpabilité imméritée » et « sacrificielle » inoculée de partout. Le réalisme du principe d’identité (« A est A » !) et la réhabilitation de l’idée de nature humaine opposent un salutaire contre-feu au relativisme post-moderne en vogue d’une « déconstruction » pour qui tout n’est que fallacieuse « construction sociale ». Et ne serait-il pas temps de s’inspirer de la critique des « guerres altruistes » sans intérêts vitaux en jeu ?
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