Pour rappel, le conflit opposait le GESTE, groupement d’éditeurs de presse (dont le Figaro, Voici, l’Équipe, le Monde, …), aux méchants bloqueurs de publicité type AdBlock.Pour le GESTE, ces bloqueurs constituent une menace directe pour leur business model et il convient donc de stigmatiser ou de culpabiliser (en proportion variable) l’internaute qui les utiliserait. Il faut dire qu’au delà de copieuses subventions étatiques et des facilités fiscales dont elle bénéficie grassement, la presse française tète goulûment à la publicité, son autre mamelle nourricière malgré son mal à rentrer dans ses fonds et qui affiche, pour certains organes tout au moins, des pertes régulières.
La présence des bloqueurs de publicité représente donc un véritable manque-à-gagner du point de vue confortable de nos éditeurs de presse. Comme je l’expliquais le 25 mars dernier, plutôt que s’adapter aux demandes de leurs clients-lecteurs, il semble en effet beaucoup plus simple aux membres du GESTE de futilement combattre ces bloqueurs et d’inciter ainsi l’internaute à se fader les douzaines de fenêtres surgissantes, publicités envahissantes dans le corps du texte, petites vidéos criardes en bas, en milieu et en haut de page, voire habillage complet d’une Une aux couleurs d’un constructeur auto, d’une marque de parfums ou d’un vendeur de caoutchoucs sexuels.
Pour l’internaute, la dernière semaine de mars marquait donc le début des messages culpabilisant, pleurnichant sur les pauvres ressources de la presse française. N’y manquait guère plus que l’inévitable chaton triste racontant les malheurs du journaliste sans le sou pour inciter l’internaute à laisser tomber son méchant bloqueur de publicité qui le tuait à petit-feu.
La situation aurait pu se stabiliser là. D’un côté, un groupe de sites couinant à la malédiction bloqueuse, de l’autre, des internautes qui, pour certains, auraient lâché l’affaire et renoncé à leur tranquillité visuelle en accédant aux caprices de la presse, ou d’autres, plus courageux, qui auraient choisi des bloqueurs plus malins, des procédés plus fins et des techniques plus difficiles à contre-bloquer pour se débarrasser à la fois des messages lacrymogènes du GESTE et de leurs envahissantes publicités.
Las, il n’en fut rien puisqu’un rebondissement vient secouer la frêle stabilité acquise dans les deux camps.
Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de rappeler un peu de contexte, et pour cela, de remonter vers 2002, année où la directive ePrivacy est progressivement entrée en application.
Il faut savoir en effet que pour afficher des publicités, des scripts et des cookies (petits morceaux de texte déposé sur le disque dur du client permettant au serveur de conserver des données d’une session de navigation à une autre) sont déposés chez l’internaute. Dans ce cadre, les autorités européennes ont imposé (via cette directive ePrivacy 2002/58) que ceci soit fait avec le plein consentement de ce dernier. C’est à la suite de l’entrée en force de la directive par transposition dans les droits nationaux qu’on a vu apparaître les messages (avec validation explicite de l’internaute) expliquant que des cookies sont utilisés sur le site en question. Le but de ces messages est d’informer l’internaute aussi clairement que possible que des données sur sa navigation sont enregistrées.
Parallèlement, on l’a vu, ce dernier, probablement lassé par les agressions publicitaires plus ou moins subtiles que les sites lui faisaient subir, s’est rapidement doté de logiciels de blocage. Ce blocage érode évidemment une partie des revenus de nos éditeurs de presse, qui se sont donc lancés fin mars dans l’opération de sensibilisation et de contre-blocage décrite ci-dessus.
C’est là que les choses deviennent techniques sur le plan juridique, puisque, du point de vue d’un consultant spécialisé « vie privé », Alexander Hanff, bientôt suivi par la Commission européenne elle-même, le fait de déclencher ces messages de sensibilisation impose un traitement et un recueil de données du côté de l’internaute, traitement et recueil qui n’ont pas reçu l’aval de ce dernier conformément à la directive citée plus haut.
Autrement dit, en première analyse et d’après l’article 5(3) de la directive ePrivacy 2002/58, l’utilisateur doit pouvoir s’opposer au déclenchement de ces scripts d’anti-blocage (ou de surblocage) tout en bénéficiant préalablement d’une information « claire et complète ».
La Commission cite aussi le point 65 de la directive 2009/136 qui explique clairement que ces « logiciels qui enregistrent les actions de l’utilisateur de manière clandestine ou corrompent le fonctionnement de son équipement terminal au profit d’un tiers (logiciels espions ou espiogiciels) constituent une menace grave pour la vie privée des utilisateurs » ; autrement dit, ce genre de scripts non désirés par l’utilisateur ne sont pas conformes à ces deux points de droit.
Flûte et zut : pour le
Pire : compte-tenu de la position maintenant publique de la Commission, l’internaute pourrait même poursuivre les éditeurs de presse qui persistent à utiliser des « anti-bloqueurs ». Non seulement, nos éditeurs de presse risquent bel et bien de perdre des paires d’yeux consentants en bloquant ainsi les articles qu’ils sont venus chercher, mais ils risquent même de se retrouver embourbés dans de pesantes poursuites judiciaires de la part des internautes voire de la Commission elle-même.
À son niveau d’ailleurs, on sent que l’affaire va devenir assez complexe puisque d’un côté, les internautes ont bel et bien le droit d’attaquer ces pratiques, et de l’autre, tout un pan d’industrie semble s’être reposée sur un principe publicitaire, et surtout, refuse d’en changer ou de s’adapter à ses clients qui ne veulent manifestement pas en entendre parler. Dans ce contexte, on doit se demander si la Commission prendra fait et cause pour l’internaute (ceci semblerait être le cas jusqu’à présent) ou se laissera amadouer par les intérêts particuliers des éditeurs (choses pas impossible, le lobbying étant régulièrement efficace). Peut-être le conflit aboutira à déterminer une troisième voie de compromis entre les intérêts des premiers et des seconds, mais on peut raisonnablement en douter, tant les deux positions sont diamétralement opposées.Notons de surcroît que les crispations du GESTE sont assez franco-françaises et dénotent bien du tropisme particulier de ces éditeurs dans le contexte économique national. Il n’est pas dit que ces éditeurs trouvent tant de support que cela au-delà de leurs frontières ; les éditeurs de presse belges, eux-mêmes beaucoup subventionnés et aussi dépendants de la publicités, seront peut-être de la partie, mais on se devra d’être beaucoup plus prudent pour les autres pays, du Nord notamment, dont la survie dépend bien plus du consommateur et du lecteur que des subventions…
Enfin, du côté des logiciels bloqueurs de publicité, il leur reste à savoir où leur intérêt les conduit. D’un côté, ils monnayent (via des abonnements) auprès de clients particuliers ou entreprises la qualité de leur blocage. De l’autre, ils peuvent aussi se faire rétribuer la possibilité de passer certains sites en « liste blanche », les non bloqués, pour lesquels la publicité s’affiche donc parce que jugée pertinente, ou non invasive. Typiquement, AdBlock permet à des organes de presse comme la ChicagoTribune, LATimes, Dailymail, Allociné ou Huffington Post et d’autres encore de se retrouver dans ces listes blanches moyennant paiement.
Là encore, il s’agira d’un choix essentiellement commercial pour ce genre de firmes, et de dosage. Trop de sites dans les listes blanches et l’intérêt du client final (l’internaute) s’émousse, qui risque de de détourner et de l’amener à la concurrence (uBlock, par exemple). Pas assez, et le modèle de revenus de l’éditeur du logiciel bloqueur peut se trouver fragilisé… Autrement dit, il semble assez évident que le marché saura se réguler très naturellement : trop de publicité fera fuir le lecteur/consommateur. Pas assez mettra durablement en danger les fournisseurs de contenus.
Mais une chose est certaine : encore une fois, le problème spécifique franco-français ne se résoudra pas par de nouvelles lois, de nouveaux compromis boiteux et une bonne couche de ce capitalisme de connivence qui a, dès le départ, enferré cette presse dans ses habitudes délétères.