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Jacques SAPIR

Jacques SAPIR

Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.

Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.

Economie et méthodologie

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Il convient de prendre pleinement en compte la tension qui est partie intégrante de l’économie et du travail de l’économiste. Parce que son objet est un lieu de décisions, privées et publiques, l’économiste est convoqué régulièrement par le Prince (guerrier ou marchand), pour donner son avis, prodiguer ses conseils. ce faisant, il accepte d’interférer avec ce qu’il observe. En même temps, il est convoqué au nom d’une légitimité de type scientifique qui implique, au moins implicitement, une position d’extériorité. Cette tension peut s’exprimer sous des formes diverses; elle induit un débat sur la nature de l’économie en tant que discipline scientifique[1], débat qui ne fait que souligner le besoin de références méthodologiques cohérentes. Avant de pouvoir proclamer des résultats, il faudrait que la méthode soit, si ce n’est irréprochable, du moins consciente de ses limites propres. Autant le dire, ce n’est que rarement le cas, en dépit d’un virulent débat sur la méthodologie économique qui se développe depuis le début des années quatre-vingt, et dont la présente réflexion est largement tributaire[2].

Ainsi, dans le cas français, a-t-on justifié le franc fort au début des années quatre-vingt au nom de l’inefficacité des dévaluations compétitives, puis, au début des années quatre-vingt-dix au nom de la réalisation de l’Union Monétaire, censée nous protéger contre ces mêmes dévaluations compétitives (qui avaient été un succès dans les années 1990 en Italie, en Espagne et en Grande Bretagne…). Faute d’être rigoureux dans sa méthodologie, l’économiste se condamne à être un justificateur et non un analyste, et l’économie entre en décadence.

Il faut donc revenir sur cette question fondamentale: sommes nous à même de penser l’économie d’emblée comme un système décentralisé ou continuons-nous de raisonner, inconsciemment, dans un cadre qui est en réalité celui d’une planification générale. Quelles sont les implications d’une démarche qui considère la socialisation, ou la globalisation, des activités initiées séparément, comme un résultat ex-post et non comme une donnée ex-ante. Comment, dans ce cadre, traiter de l’articulation entre l’individuel et le collectif, intégrer le temps, dans sa durée comme dans son irréversibilité, et faire sa place à la notion d’incertitude et donc de crise. Tenter de penser l’économie décentralisée, c’est faire un long voyage parmi des débats essentiels, mais souvent ignorés.

1/ Pourquoi l’économie décentralisée?

L’heure est donc venue de se pencher sur le cœur du problème: que signifie cette économie de marché que l’on dit dominante, et disposons-nous des instruments nécessaires pour en comprendre les mécanismes. Non que de très nombreux ouvrages et articles n’aient fait progresser notre connaissance sur ce point, ne serait-ce qu’en introduisant une vision plus complexe des réalités comme des processus. Mais, l’effondrement du système soviétique du début des années quatre-vingt-dix, annoncé lui même par la stagnation de la fin des années soixante-dix, transforme la perspective. Il est important, et on défend ici même nécessaire, de procéder à la lecture de nos propres économies à partir de l’expérience des systèmes de type soviétique, et de leur difficile transformation. L’une des raisons, et ce paradoxe sert de colonne vertébrale à ce livre, est que le principal corps théorique utilisé pour comprendre nos économies, la Théorie de l’Équilibre Général, héritée de la modernisation apportée par Kenneth Arrow[3] et Richard Debreu[4] à la théorie de Léon Walras, suppose des hypothèses de départ qui, si elles étaient vérifiées, auraient dû conduire au succès de la planification centralisée[5].

La notion d’économie décentralisée

C’est évidemment à dessein que l’on utilise ici la notion d’économie décentralisée et non d’économie de marché ou d’économie capitaliste, afin de bien expliciter le refus du cadre de l’équilibre général[6]. Outre son caractère implicitement normatif, le terme d’économie de marché est trompeur d’un point de vue descriptif quand on l’applique aux économies occidentales. Ces dernières ne sont pas régies, ni principalement, ni de manière dominante par une logique de marché mais par des combinaisons, historiquement et géographiquement variables, de marchés et d’organisations, ainsi que par des fonctionnement qui font tout autant appel à l’itération marchande qu’au réseau ou au commandement. Fondamentalement, la notion d’économie de marché fait l’impasse sur l’entreprise, excusez du peu…

Les arguments les plus forts en faveur de la notion d’économie décentralisée sont ceux qui renvoient à son imprécision. Cette notion ne dit rien quant à la nature de la population d’agents qui la compose; elle est muette sur les formes de propriété. Cette imprécision est ici un gage de généralité. En fait, cette notion n’insiste que sur un point, mais fondamental, c’est l’absence de solution ex-ante au problème de la coordination. Soutenir que l’économie est d’abord décentralisée revient à poser le problème de la globalisation des actions et des effets de ces dernières comme objet principal des recherches. Comment cette globalisation peut-elle se mettre en oeuvre, à quelles conditions se déroule-t-elle de manière efficace, voilà tout autant de questions qui surgissent une fois admis le postulat de la décentralisation.

Cependant, si l’imprécision de cette notion est attractive, elle alimente aussi les critiques de certains détracteurs qui vont lui reprocher une indétermination préjudiciable à l’analyse.

La notion d’économie capitaliste, qui est alors préférée pour de multiples raisons, soulève quant à elle un problème plus subtil. Si on l’utilise en opposition aux anciennes économies de type soviétique qualifiées alors de socialistes, la question du critère de désignation doit être tranchée. On peut adopter celui de la forme de propriété[7], et considérer comme socialiste, ou plus exactement non-capitaliste, une économie où la propriété d’État est majoritaire. Pour simple qu’il soit, ce critère soulève cependant de très nombreux problèmes. En premier lieu il n’est pas sur qu’il soit discriminant dans le cadre de la théorie néoclassique. Dans la mesure où l’on admet l’hypothèse essentielle à cette dernière d’une perfection et d’une complétude des marchés, rien n’interdit de retrouver le mécanisme de l’équilibre général dans une économie où l’État serait le propriétaire unique et louerait le capital à des gérants. La question des droits de propriété ne devient pertinente que si on admet que les marchés ne sont pas parfaits et ne révèlent pas la totalité des informations.

Si l’on se situe dans un cadre marxiste, le critère de la propriété d’État pour définir le socialisme est en réalité contradictoire par exemple à un certain nombre d’écrits des “pères fondateurs”[8]. De plus, on est alors confronté lors des évolutions qui historiquement se sont déroulées au sein même de ces économies à de délicats problèmes de seuil, qui aboutissent à des résultats absurdes (économie capitaliste tant que l’on reste sous un seuil de 49,9% de propriété étatique, socialiste si on dépasse les 50%). Si on fétichise certaines situations des économies réputées capitalistes (un fort taux de chômage, des ajustements censés se produire par les prix, une finance libéralisée), au mieux on construit un modèle d’économie capitaliste qui ne s’applique qu’à très peu de pays, au pire on s’aveugle complètement sur les fonctionnements réels des économies réellement existantes, occidentales ou de type soviétique[9]. Les hypothèses normatives adoptées dans ce type de démarche ont un coût exorbitant en terme d’intelligence des économies réelles[10]. On découvre ainsi rapidement que les désignations et le vocabulaire recouvrent des débats centraux.

Cependant, la notion d’économie décentralisée pourrait prêter le flanc à deux critiques. La première consiste à remarquer que, par ce terme, on assume une filiation avec l’œuvre de F.A. Hayek, et en général avec une partie de l’école autrichienne. En particulier, cela peut signifier que l’on fait de la coordination le problème central dans les sciences sociales[11]. La seconde tient dans l’oubli que cette notion semble introduire de la spécificité du problème de la propriété qui donne à l’économie capitaliste sa particularité dans les systèmes marchands. Après tout, Marx ne fut pas le seul à insister sur la notion de capitalisme, un terme largement employé par Schumpeter. On peut craindre alors soit une euphémisation (le terme d’économie décentralisée semblant plus neutre) soit un refus de reconnaître une spécificité importante. Ajoutons encore que si, comme c’est ici le cas, on récuse les bases de la théorie néoclassique, alors la question de la propriété devrait être centrale[12].

Pertinence du problème de la coordination

Il peut en effet sembler étrange pour qui s’affirme comme un critique du libéralisme moderne, de se réfèrer à l’oeuvre de celui qui, pour le meilleur et pour le pire, en passe pour l’un des fondateurs. Il faut cependant ici préciser trois points. Tout d’abord, Hayek n’a pas la l’exclusivité d’une attention donnée au problème de la coordination. Ceci se trouve tant chez Adam Smith que chez Marx. Ce dernier développe et transforme la thèse de Smith sur la division du travail, en montrant la distinction fondamentale entre division manufacturière et division sociale[13]. Quels que soient les doutes que l’on peut avoir sur la validité de la réponse de Marx au problème de la coordination[14], on ne saurait prétendre qu’il n’a pas fait de cette question un point central de sa démarche. Il semble donc parfaitement légitime de faire de la décentralisation, la condition qui constitue la coordination en problème à résoudre et non en donnée de départ, la base du raisonnement.

A cet égard, il faut ici ajouter que la notion de décentralisation, envisagée comme la résultante d’une division du travail sans cesse approfondie conduisant à une spécialisation des activités et des acteurs et de l’absence d’une organisation à-priori des effets des décisions, peut constituer un critère opératoire pour envisager l’évolution des sociétés. Ainsi, il serait facile de repérer, dès la plus haute antiquité, des processus de division du travail. Pour autant, il est discutable que l’on soit dans une économie décentralisée, dans la mesure où cette division se déroulait dans le cadre de structures sociales intégrées, le manoir, la maisonnée, le palais, qui étaient pratiquement auto-suffisantes. La faiblesse des échanges entre ces structures réduisait alors les conséquences d’un manque de coordination. L’aléa y était fondamentalement non économique, prenant la forme de l’aléa climatique, de la guerre, de l’épidémie. A partir du moment où les structures intégrées s’ouvrent aux échanges, et deviennent par là dépendantes, il devient rapidement impossible d’exercer un contrôle à-priori sur les effets de la division des tâches. La coordination devient à la fois nécessaire et possible uniquement comme constat ex-post. Les sociétés doivent alors la constituer en problème à résoudre, en source potentielle d’un aléa supplémentaire. Les économies entrent alors dans des régimes d’opération qui sont radicalement différents des précédents, même si souvent la différence technique entre eux sont faibles.

Ensuite, il faut préciser que cette définition ne prétend nullement se situer au niveau du “capitalisme profond” mais à celui du “capitalisme manifeste” pour reprendre un vocabulaire emprunté à Marx, c’est à dire au niveau des formes de manifestation des activités économiques. En un sens, on peut considérer qu’il y a une critique implicite à la vision héritée de la tradition marxiste de l’économie de marché. Celle-ci est dans ce cadre caractérisée comme un monde d’anarchie, que l’on oppose alors à l’ordre technique de la fabrique. On soutient que cette vision contient deux erreurs. La première est de croire que l’ordre de la fabrique (dont il faut rappeler qu’il est despotique) se situe au même niveau de questions que la dite anarchie. Autrement dit, on conteste que le modèle de la fabrique soit extensible à la société. La seconde revient à ne pas voir les différences de degré et de nature dans l’anarchie de l’économie de marché. Que cette dernière puisse aboutir à des désordres insupportables, à des crises et des gaspillages qui sont socialement intolérables, est hors de doute. Mais, ces situations sont des moments temporaires et extrêmes, et non des états permanents. La polarité anarchie du marché/ordre de la fabrique masque l’existence de régimes de coordination plus ou moins stables et plus ou moins efficaces, qu’elle s’interdit d’analyser et par là de comprendre. Une telle attitude serait, à la limite, acceptable si on pouvait avoir l’assurance que l’économie décentralisée n’est qu’un court moment transitoire dans l’histoire de nos sociétés. Mais, si les prétentions à éterniser les systèmes sociaux existants, qui ont pris la forme de la ridicule formule de la “fin de l’Histoire”, ne témoignent que de l’ignorance de ceux qui les défendent, il est clair que l’économie décentralisée est appelée à être le cadre et le contexte de nos sociétés pour un temps non négligeable. Dans ce cas, les différences de succès dans les régimes de coordination deviennent un objet pertinent de recherche.

Propriété et densité

En fait, c’est l’opposition même entre une propriété individuelle, réputée essentielle à la définition des droits économiques et une propriété collective, supposée conduire à des formes d’indétermination, et par là d’inefficacité, qui a constitué en démarche propre la réflexion économique sur les droits de propriété[15]. La notion de propriété a d’ailleurs pris une importance d’autant plus grande que l’on remettait en cause les postulats traditionnels de l’économie néoclassique quant à la complétude et la perfection des marchés[16]. L’imperfection des marchés, et l’incomplétude des contrats pouvant y être passés, mettait au premier plan la question du contrôle sur les actifs physiques, et par là sur les travailleurs liés à ces actifs[17]. La propriété est alors définie par O. Hart et J. Moore comme la possibilité pour le propriétaire d’exclure quiconque de l’usage de ce bien suivant sa volonté[18]. Cette logique se situe expressément dans une contestation de certaines des hypothèses du marché traditionnel de la théorie néoclassique. Les imperfections du marché, ses échecs, sont ici structurels, et ce sont eux qui justifient l’importance accordée à la propriété. Ceci devrait induire quiconque entend développer une vision de l’économie explicitement critique de ces hypothèses à considérer avec bienveillance la théorie des “droits de propriété”. Pourtant, d’autres arguments sont de nature à faire penser qu’il s’agit en réalité d’une fausse piste.

On accepte ici l’idée que la propriété se définit, au-delà de la formule juridique classique du jus utendi et abutendi , par deux attributs essentiels que sont le contrôle et la responsabilité. Être tenu pour propriétaire de quelque chose signifie fondamentalement disposer d’un pouvoir résiduel de contrôle sur cette chose et pouvoir être tenu pour responsable des dommages non intentionnels causés par l’usage de cette chose. Ce problème serait sans importance si nous vivions tel Robinson sur une île déserte. Ce n’est pas le cas, et même fondamentalement, l’idée de la robinsonnade va à l’encontre de tout ce que l’on peut savoir sur les processus de développement de l’espèce humaine qui implique la vie en société. Il faut alors mettre au premier plan la question de la densité, non point dans sa définition démographique (encore que cette dernière ait une pertinence) mais dans une définition économique. Celle-ci peut s’exprimer de la manière suivante: est considérée comme dense toute société où l’action de l’un de ses membres est susceptible d’entraîner un effet (positif ou négatif) non-intentionnel sur au moins un autre membre. Le degré de densité est ici fonction non seulement de la densité démographique, mais aussi de la capacité à agir des individus. Plus les moyens d’action sur la nature se développent et plus les effets non-intentionnels d’une action sont importants.

Cette notion de densité a des implications radicales sur la compréhension qu’il faut avoir du concept de propriété. En effet, si nous sommes dans une société dense au sens utilisé ci-dessus, c’est à dire dans une société où toute décision d’un agent (A) fondée sur le contrôle du bien (x) peut engendrer, outre un effet intentionnel, un effet non-intentionnel réputé dommageable sur l’agent (B), le jus utendi et abutendi de (A) sur (x) doit être limité. Il peut l’être par un accord bilatéral préalable entre les deux agents, par exemple l’accord pour ne pas faire de musique dans un appartement après une certaine heure. Mais, les accords bilatéraux sont par nature limités. D’une part, ils impliquent que l’on puisse déterminer qui sera touché par les effets non-intentionnels de l’action. Autrement dit, ces derniers doivent être prévisibles, ce qui est loin d’être toujours le cas. D’autre part, les accords bilatéraux engendrent toujours au bout du compte des querelles en interprétations, et donnent naissance à l’émergence de règles collectives pour limiter les effets de ces querelles, règlements de copropriété, réglementations municipales, législations nationales. Dans la mesure où la totalité des effets non-intentionnels ne peut être connue à l’avance autrement dit dans la mesure où nous reconnaissons notre incapacité à prévoir totalement l’avenir.

Ces réglementations doivent donc être ouvertes. Il est impossible de préciser à un moment donné que les réglementations ne seront jamais changées, dans la mesure où les effets qu’elles doivent prévenir ne sont pas donnés instantanément mais se révèlent au cours même du processus de l’action et de sa répétition dans le temps. Il est ainsi douteux qu’au temps des DeDion-Bouton on ait pu prévoir la pollution par l’ozone engendrée par la circulation automobile en zone urbaine. Mais, si les réglementations constituent un ensemble ouvert, le droit d’usage devient définit par défaut. Il s’ensuit alors que le droit résiduel de contrôle du propriétaire est toujours second, en logique, au contrôle collectif qui s’exerce par l’intermédiaire de ces règles collectives. On ne peut donc comprendre l’usage individuel d’un bien ou d’un service qu’à partir du postulat de l’existence de règles collectives qui limitent cet usage et attribuent à la collectivité une part de contrôle comme une part de responsabilité. En effet, dans la mesure où le propriétaire a respecté la réglementation existante, il ne peut être tenu pour responsable des effets non-intentionnels nouveaux qui pourraient se révéler avec le temps, et ce jusqu’à l’élaboration d’une nouvelle réglementation. Cette dernière assume ainsi à la fois la forme d’une limitation de l’usage et d’une libération de ce dernier. Si, à l’inverse de ce raisonnement, nous étions dans une société non-dense, soit une société où l’agent (A) puisse être sur que l’usage qu’il fera de (x) n’engendrera aucun effet non-intentionnel sur qui que ce soit, on pourrait se passer de règles collectives. Mais, en vérité, on pourrait se passer de la notion même de responsabilité, et par là de celle de propriété. Il n’est donc de propriété individuelle que dans la mesure ou il est conjointement une propriété collective sur le même bien ou service.

La propriété est donc, par nécessité, duale. Il convient ici de ne pas confondre dualité et mixité. La notion de mixité renvoie au partage d’une structure de propriété entre des agents privés et la puissance publique. Ceci peut être, sous certaines conditions, une des formes de gestion de la dualité. Cette dernière exprime l’inévitable co-détermination de nos actions, à la fois individuelle et collective. Reconnaître la dualité implique alors d’abandonner l’image du propriétaire individuel Roi en son petit royaume, limité uniquement par les bornes de ses désirs, maître à bord absolu après Dieu, comme disent les marins.

Ceci est d’ailleurs parfaitement perçu par un auteur comme Richard Nelson, l’un des fondateurs de ce que l’on appelle l’école évolutionnaire, qui, dans un texte maintenant relativement ancien, a montré que le critère de la propriété privée ne pouvait servir de délimitation fondamentale dans l’analyse des systèmes économiques[19]. Il avance quant à lui deux arguments, d’une part l’imbrication permanente des formes privées et collectives de la propriété, et d’autre part l’incohérence des argumentaires tendant à faire de la propriété privée le critère discriminant. Le second argument soulève la question de la signification méthodologique de la cohérence interne d’un argumentaire.

Propriété ou stratégies d’appropriations?

La densification des sociétés modernes rend la dualité de plus en plus patente et tangible. Ceci provient, comme on l’a dit, à la fois de la croissance de la densité démographique à travers le phénomène historique de développement de civilisations urbaines, et du développement de nos moyens d’action sur la nature. La dualité irrémédiable de la propriété en fait de plus en plus une propriété qui est globalement sociale et il revient incontestablement à Marx d’avoir saisi cette montée de la dimension sociale dans la propriété, limitant toujours un peu plus la dimension individuelle. Cette dimension sociale est, pour lui, tout à la fois l’expression d’une dénaturation de la production marchande simple par la logique du capitalisme et une incapacité à faire fonctionner de manière purement individuelle ce qui est déjà en partie collectif[20]. Mais, cette compréhension du permanent mélange entre individuel et collectif ne donne pas lieu à une analyse spécifique, dans la mesure où il n’est vu que comme moment temporaire dans ucomplètement dupes des facilités qui sous tendent les glissements entre ces registres. Il n’y a pas de liens nécessaires unissant la description de ce qui est à celle de ce qui devrait être. De même, déterminer ce qui devrait être n’ouvre spontanément aucun droit à dire comment on pourrait y aboutir.

n processus devant conduire le capitalisme à se détruire. Ici, très concrètement, la dimension prophétique a bloqué la dimension analytique chez Marx. Ce qui l’intéresse dans la combinaison entre dimensions sociales et individuelles, c’est ce qu’il perçoit comme une contradiction de l’économie capitaliste. Cette dernière approfondit la propriété individuelle à un degré inouï, détruisant les formes traditionnelles de propriété sociale (que l’on se rappelle le passage dans Le Capital sur les enclosures en Grande Bretagne), mais pour, en fin de compte, donner naissance à une forme supérieure d’appropriation collective. On aura ici reconnu la figure de la négation de la négation, forme dialectique qui est au coeur de la dimension prophétique chez Marx. Elle est, à bien des égards insatisfaisante.

Il faut donc reprendre ici le chantier laissé ouvert par les prémisses de l’analyse de Marx, et ne pas retomber dans le fétichisme juridique d’une propriété purement individuelle, ce qui est le défaut des théoriciens des “droits de propriété”. Trois éléments sont donc à prendre en compte. D’une part, la propriété est tension (et non délimitation) entre de l’individuel et du collectif; d’autre part, la propriété est articulation entre contrôle et responsabilité; enfin, le phénomène de densification des sociétés qui va s’accroissant. Dans ces conditions, ce qui passe au premier plan pour une intelligence du système n’est autre que la notion dynamique de stratégie d’appropriation qui se substitue alors à la notion statique de propriété.

Une stratégie d’appropriation se caractérise par deux éléments: une tentative pour s’approprier l’utilité d’un bien ou d’un service et une tentative pour tenter de reporter la responsabilité des effets non-intentionnels de cette utilité sur autrui. Les stratégies d’appropriation, qu’elles soient individuelles ou collectives, sont toujours contradictoires à court ou à long terme. Elles engendrent des conflits dont émergent tout à la fois les formes temporaires et locales de l’équilibre entre l’individuel et le collectif, les formes juridiques du droit de propriété, enfin les formes du mouvement dans le temps et de ce point d’équilibre et des formes juridiques.

Partir de la notion de coordination, loin d’exclure la question de la propriété, en révèle au contraire la nature: celle de matérialisations temporaires et limitées d’institutions et de règles engendrées par les conflits entre stratégies d’appropriation. Ceci ne revient pas à dire qu’il faut oublier la question de la propriété, ou qu’il n’existe aucune différence entre des structures de propriété où celle-ci est réputée individuelle ou au contraire collective. Mais nous sommes alors dans une logique de la convention sociale, dont il faut alors analyser les conditions d’émergence et le rôle dans les comportements individuels et sociaux. De plus, ce qui importe en ce cas est moins la propriété au sens d’une absolutisation de l’opposition entre les catégories individuelle et collective, absolutisation qui révèle un idéalisme social, que les processus concrets d’appropriation. Un flux, un stock, une information, une connaissance, sont-ils appropriables, comment, par qui, et dans quelles conditions. Les conflits engendrés par l’incompatibilité des différentes stratégies d’appropriation recomposent en permanence les formes de manifestation de la propriété.

économie et formes de séparation sociale

Voila pourquoi on adopte, à la suite de Charles Bettelheim, l’idée qu’est capitaliste une économie connaissant la double séparation entre les moyens de production et les travailleurs et entre les producteurs[21]. La première fonde le salariat, et à partir de là des dynamiques propres tant au fonctionnement de cette organisation productive que l’on appelle l’entreprise ou la firme, mais aussi au modes de répartition de la richesse nationale. La seconde fonde la décentralisation radicale du système.

Ceci permet de comprendre la généralité de la question de la décentralisation, et donc l’importance de sa compréhension. On peut en effet supposer la suppression de la première séparation (le passage par exemple d’un système de salariat à un système généralisé de coopératives). En ce cas, on sortirait du cadre de l’économie capitaliste. Pour autant, on ne supprimerait pas la question de la décentralisation de l’économie. Partir donc de cette dernière notion, c’est à dire du couple indépendance de la décision des acteurs/interdépendance des effets de ces décisions sur les situations et les conditions des décisions suivantes, permet de penser un nombre considérable de systèmes économiques réels ou potentiels. Elle conduit à mettre, à la suite d’auteurs comme Keynes ou Shackle, au premier plan la question de l’incertitude radicale qui caractérise les processus de production, consommation et répartition qui sont dépendants de prévisions faites ex-ante par des acteurs individuels et des effets ex-post des décisions prises sur la base de ces prévisions.

Ceci permet de comprendre pourquoi on adopte en toute connaissance de cause une approche qui ne fait pas du critère de propriété la norme d’évaluation ou de compréhension des économies réelles. On soutient, ici, qu’il y a beaucoup d’idéologie, dans le plus mauvais sens du terme, dans les discours qui se concentrent sur la forme de la propriété, que ce soit pour réclamer de larges nationalisations, ou au contraire exiger d’amples privatisations. Ces discours ont souvent des fondements théoriques douteux[22]. On ne peut ainsi argumenter en faveur de la privatisation quand on se situe explicitement dans un cadre théorique de type néoclassique. Si les marchés étaient parfaitement efficients en matière de transmission des informations et d’engendrement des incitations des acteurs, ces marchés seraient à même de gérer les questions du contrôle et de la responsabilité par l’intermédiaire de contrats complets (au sens intégrant la totalité des possibilités possibles pour la durée du contrat). On mesure ainsi le comique involontaire des discours libéraux qui justifient les politiques de privatisation, en particulier dans les services publics, au nom de réformes structurelles censées nous conduire à des marchés efficients.

Si, maintenant, on a des doutes justifiés quant à l’efficience des marchés et la possibilité de contrats complets, alors ce qui importe n’est pas l’idéalisation d’une propriété individuelle totale, réalisable uniquement dans le cas de Robinson sur son île, mais la compréhension des tensions entre les dimensions individuelles et collectives du contrôle et de la responsabilité. C’est donc la question des stratégies d’appropriation qui devient centrale, et non celle des formes de la propriété. Or, ces stratégies d’appropriations sont formées par des agents qui, individus ou collectifs, sont séparés les uns des autres. On retrouve alors la question de la coordination, qui s’affirme bien comme l’enjeu analytique central dont il faut refuser de se laisser distraire. Les conditions de manifestation, de réussite, des stratégies d’appropriation engendrent d’ailleurs de nouvelles formes de séparation sociale qui s’ajoutent aux fondements que l’on a évoqués.

La double division sur laquelle se fonde l’analyse de C. Bettelheim, est ainsi analytiquement fondamentale. Il faut cependant comprendre qu’elle n’est pas (et ne s’est jamais prétendue) directement opératoire. Les sociétés qui se développent sur la base des économies décentralisées sont bien plus divisées, bien plus hétérogènes, et par là bien plus complexes, que ce que pourrait suggérer une analyse qui voudrait lire directement la réalité à partir de la double division. Une telle lecture est impossible, et correspond à la négation même de l’existence de différents niveaux d’analyse, du plus concret au plus abstrait. Cette négation s’enracine dans une longue tradition positiviste de l’économie standard.

2/ Les enjeux méthodologiques

L’économie peut se lire dans trois registres différents: analytique, normatif, prescriptif. Dans le même temps, l’économie tient aujourd’hui une telle place dans nos vies, et peut être plus encore dans les discours où nous baignons, qu’elle cumule les fonctions et mélange les rôles. Elle ne se contente plus d’être une tentative d’intelligence d’un certain nombre de phénomènes de nos sociétés; il lui faut prétendre être l’instance dictant les normes du souhaitable, et par là l’instance de prescription des médecines, souvent d’amères potions, destinées à nous aligner sur ces normes. Le présent livre ne saurait donc échapper à cela. Pour autant, ne soyons pas

Ce qui est jeu ici n’est autre que le statut de l’économie et de l’économiste. Pour l’auteur de ces lignes, la question essentielle n’est pas de savoir si l’économie sera ou non une “science dure”. L’opposition entre des sciences réputées molles et celles qui s’affirment dures est déjà suspecte. Au-delà, il y a beaucoup d’illusion, ou de prétention, à croire qu’une discipline puisse s’auto-affirmer dans un registre dont elle exclurait les autres, en tout ou partie. Le problème fondamental n’est pas le statut de l’économie comme science mais la compréhension par les économistes eux-mêmes des conditions dans lesquelles ils travaillent.

Il y a des démarches scientifiques, dont il faut définir les conditions, plus qu’il n’y a de science au sens normatif. Ceci implique une discussion sur les bases méthodologiques, terrain qu’évite soigneusement ce que l’on a appelé l’économie dominante[23].Ces stratégies d’évitement ne sont ni neutres ni fortuites. Elles ont des conséquences importantes en ce qui concerne l’aveuglement progressif des économistes sur leurs propres pratiques. Elles sont aussi fondamentales pour tout discours qui tente d’éviter une controverse en cohérence, autrement dit une vérification par l’extérieur des conditions de formulation et d’usage des énoncés par lesquels il prétend asseoir sa légitimité et sa prééminence sur toutes les autres sciences sociales.

Défense de la méthodologie

Bruce Caldwell a répertorié cinq arguments utilisés par les économistes standards pour dénier aux discussions méthodologiques leur importance: (a) l’économie ne s’enseigne pas à partir de la méthodologie, (b) les spécialistes en méthodologie ne sont que des arrogants qui prétendent savoir mieux que les autres, (c) les débats méthodologiques sont stériles, (d) la méthodologie est une occupation de marginaux qui n’ont rien de mieux à faire et (e) la connaissance de l’économie rend la méthodologie superflue[24].

Cet argumentaire ressemble, à s’y méprendre, à la revendication d’un blanc-seing: nous qui savons, laissez nous dire (et écrire) ce que nous voulons puisque nous sommes les seuls à savoir. On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que l’économie et les économistes aient si mauvaise réputation. Caldwell montre facilement que ces cinq arguments se réfutent sans problème. L’objet de la méthodologie n’est tout d’abord pas d’enseigner une discipline, quelle qu’elle soit, mais de permettre au scientifique de jeter un certain regard sur sa pratique. En ce qui concerne l’arrogance, il est d’ailleurs clair que les économistes standards ne craignent personne, eux qui sont souvent suffisants mais rarement nécessaires. Par ailleurs, il est faux de dire que les débats méthodologiques sont stériles; on peut montrer qu’il y a des progrès, au moins sous la forme de détermination de problèmes spécifiques et d’évaluation de démarches différentes. On doit ici ajouter que ceux qui critiquent la méthodologie sont souvent les premiers à en faire, ne serait-ce que pour formuler des critères de “scientificité” dont ils se servent pour retirer toute légitimité à leurs contradicteurs. Enfin, on ne peut pas ne pas être stupéfait devant l’affirmation qu’il pourrait y avoir une connaissance sans critères de la validité de cette dernière. La connaissance de l’économie implique, par définition, que l’on ait une méthodologie, au moins implicite. En fait, il est infantile de croire que l’on puisse se passer de normes et de critères d’évaluation. Mais, si de telles normes et de tels critères sont nécessaires, alors en discuter devient légitime.

Une autre attaque contre la méthodologie est alors possible. Certes des normes sont nécessaires, mais elles sont toutes également justifiées. Telle est l’essence de l’argumentation de Donald McCloskey dans son livre sur la rhétorique de l’économie[25]. McCloskey accepte l’idée générale que la méthodologie a pour objet, entre autres, l’évaluation de la solidité des argumentations en fonction de critères donnés. Mais il défend deux thèses particulières, l’une selon laquelle l’adoption d’une méthodologie, quelle qu’elle soit, ne provoque aucun avantage en termes cognitifs, et l’autre qu’il ne saurait y avoir de bon raisonnement hors celui de la majorité. La Vérité étant pour lui une notion vide de sens, seul subsiste l’objectif rhétorique de convaincre le plus grand nombre. Toute argumentation qui a acquis cette capacité devient alors la vérité du moment. Cette thèse a même été poussée dans ses ultimes retranchements par Feyerabend qui prétend qu’il n’existe aucun argument pour choisir une norme ou un critère plutôt qu’un autre[26].

Cette vision est indiscutablement extrémiste et contient un aspect instrumentaliste (qu’importe les bases de mon raisonnement si la conclusion est opératoire) démarche qui constitue justement une des bases de la méthodologie néoclassique, et dont on peut comprendre que les auteurs qui la défendent souhaitent éviter d’être confrontés à une discussion sur ce point[27]. Daniel Hausman montre que le rejet du concept d’une Vérité transcendante n’implique nullement celui de la nécessité de procédures de vérification[28]. Ces dernières reposent bien entendu sur des partis-pris, mais elles contraignent alors celui qui les formule à un effort de cohérence. Il y a, en réalité, au mieux un grand simplisme, au pire une vision dévoyée de l’activité scientifique dans les démarches qui se parent de l’image du postmodernisme et de la critique radicale. Dire que tout n’est pas testable, qu’il y a du contexte et de la représentation sociale dans toute norme d’évaluation, affirmations qui sont exactes bien entendu, n’implique nullement de dire que rien n’est testable et que tout se ramène au contexte et aux représentations sociales.

A ce stade, le comportement des auteurs se réclamant de l’hyper-critique n’est pas sans rappeler celui de l’enfant qui, déçu parce que son jouet ne fonctionne pas comme il croyait prétend qu’il ne fonctionne pas du tout.

Appliquée à l’économie, et particulièrement à la méthodologie de l’économie, la démarche dite post-moderne refuse de voir dans l’éclatement des normes et critères, dans les incohérences grandissantes au sein de certains argumentaires, un symptôme de la crise de cette discipline. Elle y voit au contraire un état normal des choses. Dès lors, seule compte l’opinion de la majorité, même si celle-ci est incohérente[29]. On peut ainsi proclamer le retour au consensus au sein des économistes, mais c’est au prix de la mutation de ce qui devrait être une démarche analytique en conformisme idéologique. Sheila Dow a ici entièrement raison d’y voir une intolérance de la tolérance[30]. Au-delà cependant, quand on mesure que l’économie n’est pas un espace de pure spéculation, mais un espace de pouvoir, qu’il s’agisse d’un pouvoir au sein des institutions universitaires et assimilées, ou d’un pouvoir dans la cité politique, on devine l’aspect profondément pervers de ces discours réfutant par avance la possibilité d’une critique minoritaire d’une orthodoxie dominante. Si, comme le prétend McCloskey, il n’est pas de méthodologie mais seulement une rhétorique, les minoritaires ont tort par essence; s’ils avaient raison, ils seraient majoritaires…Si, comme le prétendent les post-modernes, tout se vaut et tout s’équivaut, alors pointer des incohérences dans les raisonnements, chercher vérités et erreurs, sont des activités vides de sens. Les postures soi-disant hyper-critiques ne sont ainsi que des apologétiques, à peine honteuses, de l’ordre dominant.

Pierre Bourdieu, sur le terrain pourtant encore plus complexe des goûts et des préférences, a bien montré comment positivisme naïf et relativisme ne sont que les deux faces d’une même erreur.

Ce que la science doit établir, c’est cette objectivité de l’objet qui s’établit dans le rapport entre un objet défini dans les possibilités et les impossibilités qu’il offre et qui ne se livrent que dans l’univers des usages sociaux (…) et les dispositions d’un agent ou d’une classe d’agents, c’est à dire les schèmes de perception, d’appréciation et d’action qui en constitueront l’utilité objective dans un usage pratique[31].

Dans un même mouvement cette citation laisse à voir que l’objectivité n’existe pas en elle-même mais doit s’établir, mais que cet établissement, s’il est en articulation avec des perceptions et des pratiques, ne s’y réduit nullement. Le texte de Bourdieu est par ailleurs fortement critique par rapport aux économistes, à qui il est reproché de tenir pour objectif ce qui n’est que qu’inconscient de classe, ou de fétichiser des formes spécifiques en leur attribuant une essence intangible, comme dans le domaine de la théorie des préférences[32]. Ces critiques sont à la fois justifiées et injustes. Justifiées dans le sens où elles visent des textes et morceaux d’argumentation bien connus et indéniables. Injustes par leur généralisation, en attribuant à l’économie ce qui n’est que l’erreur d’un de ses courants. Si on veut chercher une justification d’ordre supérieur à cette méfiance du sociologue face à l’économiste, on peut la chercher justement dans cette pratique du second, sous sa forme de l’économiste standard ou appartenant à ce que les anglo-saxons appellent le mainstream, qui consiste à éviter le débat méthodologique sur les logiques comme les fondements des argumentations.

Critiques de la raison critique

La thèse de P. Bourdieu peut cependant donner naissance à une forme de réfutation de la méthodologie, où on suppose que le processus conduisant des scientifiques à adopter des paradigmes centraux est le produit (a) de la volonté de maximiser un capital symbolique socialement défini par l’institution au sein de laquelle ils opèrent et (b) des facteurs sociaux qui déterminent le contenu d’une théorie reconnue et de ses paradigmes centraux. Cette thèse a été popularisée par Bruno Latour dans sa sociologie de la vie de laboratoire[33]. Le problème de cette thèse, qui est souvent reprise par les courants hyper-critiques associés au postmodernisme, est qu’elle suppose un lien prévisible entre l’adoption d’une conjecture et des avantages, symboliques et matériels. Autrement dit, le scientifique (A), si il choisit le paradigme (X) et non (Y) entend ainsi maximiser sa réputation. Mais comment peut-il en être sur?

Une réponse paranoïaque est possible. La position dominante du paradigme (X) résulte d’un complot dominant (la “science officielle”). Ce paradigme, et les conjectures qui y sont liées, sont irréfutables au sens Poppérien car il y a suppression des résultats non-conformes, voire des chercheurs non-conformistes. D’un point de vue descriptif, une telle thèse est très rarement vraie, mais peut l’être dans certains cas. Même les paranoïaques ont des ennemis. Du point de vue méthodologique, elle est absurde, car elle suppose de considérer comme norme ce qui est clairement une situation pathologique.

On peut cependant tenter de répondre sur un autre plan en supposant que le système étudié vérifie une hypothèse ergodique. Si celle-ci est limitée, un chercheur peut raisonnablement supposer qu’il faudra une lente accumulation de données pour ébranler le paradigme (X). Il court donc un faible risque en le choisissant. Le problème cependant, comme le fait remarquer Uskali Mäki, c’est que dans ces conditions on explique uniquement la reproduction d’un courant dominant, et non son origine, et que de plus on ne peut comprendre pourquoi survivent des positions minoritaires[34]. Si tous les chercheurs sont des maximisateurs rationnels au sens de Latour, et si on est face à une ergodicité, il est irrationnel de choisir (Y) contre (X). En fait, l’hypothèse faite en amont d’une crédibilité, ou d’une réputation, “objective” et dont l’évaluation est indépendante du contexte est plus que douteuse[35].

Des sociologues des sciences comme Callon et Law, qui sont pourtant loin d’être des positivistes, ont ainsi été conduits à contester la vision purement externaliste, la dissolution du noyau dur de toute découverte scientifique dans son contexte social, qui caractérise Bruno Latour. Pour eux, il y a dans l’activité scientifique du déterminisme et du compromis:

Si des compromis sont toujours envisageables et toujours effectués, c’est en définitive parce que les déterminations qui s’exercent sur les connaissances et les artefacts sont multiples, différenciées, et en partie contradictoires[36].

Ces différentes discussions montrent l’importance de la méthodologie. Le chercheur qui y consacre un peu de son temps ne se détourne pas de sa tâche, bien au contraire. Si les économistes du courant dominant tendent à minimiser l’importance du débat méthodologique, voire à lui nier toute pertinence, ils ont quelques bonnes raisons pour cela. L’accumulation des cadavres dans le placard de ce que l’on appelle le “mainstream”, ou l’économie dominante, mérite d’ailleurs un détour auquel on consacrera quelques lignes. Si les économistes adoptent une telle attitude négative quant à la méthodologie sous prétexte de gagner du temps, ils se trompent. Ce faisant, ils prennent le risque d’une dérive permanente vers l’incohérence, comme en témoignent certains argumentaires. Ils accréditent l’idée qu’ils sont plus des justificateurs opérant à postériori que des analystes.

Conjectures complexes et testabilité

Soutenir que la méthodologie est importante, qu’elle représente un pan de l’activité scientifique auquel on ne peut renoncer sans renoncer à la démarche scientifique elle-même, nous entraîne sur un autre terrain, celui de la vérification de conjecture et de leur testabilité. Le problème est ici particulièrement délicat en économie, et l’un des raisons en est la nature de conjectures utilisées. Un énoncé classique nous en donne un exemple. Pour un grand nombre de collègues il est évident que “L’inflation est partout et toujours un phénomène monétaire “. Ce qui était conjecture autrefois est devenu un dogme car, nous dit-on, largement prouvée par maintes études économétriques. La peur de passer pour un attardé s’efforçant de réinventer la roue est souvent suffisante pour clore sur ce point la discussion. Pourtant, les choses sont bien moins évidentes qu’on ne l’affirme. Outre quelques doutes que l’on peut avoir sur les travaux économétriques eux mêmes, le passage d’une observation à une affirmation devrait faire sourciller tout esprit un peu critique.

Cet énoncé vaut en effet mieux que sa mythification ou son rejet pur et simple; il fonctionne comme les poupées russes emboîtées, et le processus de démontage de l’ensemble est hautement instructif quant aux fondements de l’économie. Soutenir l’existence d’un lien étroit et mécanique entre les variations de la masse monétaire et celles des prix revient à affirmer deux choses différentes, car en vérité on se repose sur une autre conjecture qui peut ainsi s’énoncer: les agents ont des comportements tels qu’un accroissement de moyens de paiement, toutes choses égales par ailleurs, nous conduit à la dévalorisation de ces moyens en comparaison du stock de biens et de services disponibles. Ce qu’il faut alors élucider c’est l’origine de ces comportements. Soit, donc, on affirme qu’ils sont donnés aux agents économiques. Dans ce cas l’énoncé initial n’est rien d’autre qu’une conséquence d’une hypothèse sur des caractéristiques immanentes à la nature humaine. Il existe un personnage, l’homo economicus , programmé de telle manière que, effectivement, un accroissement de l’offre de moyen de paiement entraînera une hausse des prix. Soit on affirme que ces comportements sont déterminés par le cadre institutionnel dans lequel les agents se meuvent. Alors, l’énoncé initial n’a de validité que dans le cas où ces institutions sont réellement réunies. Cette distinction est extrêmement importante pour l’interprétation des résultats des tests économétriques.

Dans le premier cas, l’établissement d’une et une seule relation entre monnaie et inflation suffit pour valider l’énoncé initial. Dans le deuxième au contraire, il faudrait établir cette relation pour la totalité des configurations institutionnelles existantes, passées et à venir, pour qu’il y ait validation. A défaut de tester chaque de ces deux hypothèses sur les comportements, l’établissement d’une relation entre monnaie et prix renvoie à une indétermination théorique. En tous les cas, cette relation ne peut certainement pas permettre de trancher entre les hypothèses de comportement.

Cet exemple permet de montrer un point fondamental pour la compréhension du discours économique. Il repose presque toujours sur des conjectures complexes ou emboîtées qui ne sont donc jamais directement testables. Pour pouvoir avancer, il faut désemboîter les conjectures, les déconstruire. Alors est-il possible d’en tester certaines, et on verra par la suite que c’est le cas avec les hypothèses de comportement des agents. Mais cette possibilité est elle-même limitée. La testabilité des conjectures, dans un domaine ayant trait aux activités humaines, est toujours mise en cause par la multiplicité des paramètres et la nature de ces derniers.

Quand un enseignant en économie prononce devant ses élèves ou étudiants l’expression consacrée “toutes choses étant égales par ailleurs”, il ne fait que nier, à des fins pédagogiques ou démonstratives, cette multiplicité. Il suppose en effet que l’on puisse, dans les activités humaines, modifier un paramètre sans que l’ensemble des relations en soit affecté. Autrement dit que les opérateurs humains cessent de s’interroger sur leur propre futur et de se demander ce que pourrait impliquer pour eux un tel changement. Écrivant cela, on ne récuse pas d’emblée la modélisation, qui repose bien entendu sur cette clause “toutes choses étant égales par ailleurs”. Comme outil pédagogique, elle a bien des attraits. Mais, s’il faut utiliser une comparaison, un modèle n’est jamais qu’un simulateur. Et tout pilote qui s’entraîne sur un simulateur sait que le vol réel peut lui réserver bien des surprises, aussi perfectionnée que soit la machine dans laquelle il s’entraîne. La distinction entre un formalisme mathématique assis sur une axiomatique rigoureuse, et une approche permettant de rendre opérationnels des résultats, a fait l’objet d’un certain nombre de travaux en économie[37]. Ce qui est en cause ici, c’est le passage de la pédagogie à la démonstration. Il n’est d’ailleurs pas innocent que l’on puisse glisser aussi facilement du registre de l’enseignement à celui de la discussion et de la conviction. Dans une démonstration, on prétend emporter l’adhésion de ses égaux, alors que dans un enseignement on transmet dans un cadre hiérarchique des propositions que l’on est en droit de simplifier à loisir. User des méthodes de la pédagogie là où il y a discussion, c’est implicitement nier l’égalité initiale des statuts, et donc subvertir le principe même de la discussion.

Il faut ensuite prendre en compte la nature des paramètres utilisés. Les statistiques économiques sont parfois des animaux bien étranges et bien malicieux pour celui qui n’y prend garde. un simple exemple permettra de saisir l’ampleur du problème. Imaginons un pays dont les habitants, à la période initiale, produisent deux biens. le premier sert à leur consommation alimentaire, et il est produit dans le cadre d’exploitations familiales et non commercialisé. Le second est entièrement vendu à l’étranger et sert à payer les autres dépenses. Supposons que, dans une seconde période, les habitants de ce pays, considérant les prix relatifs de ces deux bien sur le marché mondial, décident de ne plus produire que le second, et d’acheter aussi à l’étranger leur consommation alimentaire. Si on calcule le PIB de ce pays, on mesurera une forte croissance de la première à la deuxième période, sans que cela implique que la richesse réelle du pays ait augmenté dans les faits. Le paradoxe vient de ce que le PIB (ou le PNB) ne mesure que la production commercialisée. Imaginons maintenant que, au lieu de deux périodes, nous ayons deux pays différents. Le premier, celui où une large partie de la production est autoconsommée, apparaîtra dans les statistiques internationales, comme bien plus pauvre que le second. Et l’économiste, qui voudrait mesurer ce que l’ouverture sur le marché mondial apporte en richesse aux économies nationales pourra conclure, s’il n’y fait garde, que cet exemple prouve indiscutablement les bienfaits de l’ouverture.

Il faut donc se souvenir en permanence, quand on parle de tests économétriques, de “preuves” statistiques, que les statistiques ne sont pas la réalité, mais une traduction normalisée de la réalité. Elles ne sont pas, non plus, une pure manifestation de l’imagination du statisticien, personnage en réalité plus honnête qu’on ne le croit, et que les économistes ne veulent l’admettre.

Critères de scientificité

Arrivé en ce point, il serait facile d’en déduire le non-lieu scientifique de l’économie. Mais une telle proposition, dont on peut comprendre les origines quand on observe à quel point le discours économique est instrumentalisé pour dire une chose et son contraire, repose en réalité sur une illusion: serait scientifique ce qui produirait de la Vérité. Or, et au contraire de la tradition issue de Karl Popper, il est difficilement admissible de croire en une progression régulière sur la base de l’interaction entre des conjectures réfutables et des expériences pertinentes[38]. De ce point de vue, la tradition méthodologique de l’économie standard ou dominante est lourdement fautive.

Cette économie s’est donc ralliée dès 1938 aux thèses de Karl Popper[39], et a voulu chercher dans le principe de réfutation, le falsificationisme, une garantie de scientificité. La démarche de Popper est en effet attrayante au premier abord pour une économie découvrant les délices de l’économétrie et supposant qu’elle pourrait bientôt tester la totalité de ses conjectures. Ceci permettait aussi d’esquiver le débat sur le réalisme des hypothèses initiales, débat porté par les courants contestataires qu’ils soient institutionnalistes ou marxistes. Enfin, cette démarche était cohérente avec le parti-pris de rigueur axiomatique introduit par Walras à la fin du XIXème siècle [40]. La référence à Popper va rester un point obligé pour les quelques économistes de ce courant intervenant dans le domaine de la méthodologie[41]. Le modèle visé étant ici la science physique[42], avec en particulier la proposition de Paul Samuelson de prendre comme base de départ l’hypothèse ergodique[43], et l’objectif affiché celui d’obtenir pour l’économie le statut d’une science “dure”[44]. Dans le même temps, elle fonde l’instrumentalisme de Milton Friedman, qui récuse d’emblée tout débat sur le réalisme des hypothèses[45]. On passe alors, pour reprendre la formule de Bruce Caldwell à un empirisme logique qui succède au positivisme logique[46]. Cet instrumentalisme va se retrouver en dehors même du courant néoclassique; Oliver Williamson, l’un des “pères” du néo-institutionnalisme va ainsi encore prétendre en 1985 que le caractère potentiellement falsifiable d’une conjecture est plus important que son réalisme[47].

Le falsificationisme poppérien soulève cependant plus de problèmes qu’il ne peut en résoudre. Il se heurte tout d’abord à la conjecture de Duhem et Quine[48]. Pour que la testabilité soit robuste au sens de Popper, il faudrait que l’on puisse tester les conjectures seules et que les méthodes d’évaluation des résultats ne soient pas chargées en théorie. Ceci est très exactement le problème que l’on a évoqué à propos des sources de l’inflation. Ce problème, déjà important en physique, devient rédhibitoire en économie où les agrégats utilisés pour quantifier ne font que normaliser une réalité à partir de conjectures théoriques implicites[49]. Un second problème tient à la nature des prévisions par rapport au mode de testabilité. Dans la grande majorité des cas les prévisions sont qualitatives (la création monétaire est source d’inflation), alors que la vérification est quantitative[50]. Un troisième tient à la manière même dont Popper utilise la réfutation et la falsification. Pour lui la falsification doit engendrer un rapprochement des théories avec la réalité, et le progrès théorique doit se mesurer à la capacité à expliquer des faits nouveaux. Or, non seulement Popper lui-même admet que le premier critère est invalidable[51], mais de plus l’économie vérifie toujours ses conjectures sur des événements passés[52]. Dans ces conditions, on ne doit pas s’étonner d’une très large remise en cause de l’applicabilité de la méthodologie poppérienne[53].

Les limites de cette méthodologie ont entraîné un certain nombre d’économistes qui refusent d’abandonner l’empirisme logique à se pencher vers l’oeuvre de Imre Lakatos[54]. Ce dernier propose de mettre l’accent sur des programmes de recherche qui seraient définis par un noyau dur d’hypothèses, réputées infalsifiables, et une ceinture protectrice d’hypothèses, elles falsifiables et réfutables, et pouvant être remplacées. La cohérence, et la scientificité d’un tel programme de recherche découlant de la capacité du noyau dur à engendrer des prévisions et de sa cohérence interne. Lakatos appelle ainsi dégénérescence d’un programme l’introduction, au sein du noyau dur, d’hypothèses ad-hoc. Une telle démarche présente tout à la fois des différences substantielles et des ressemblances avec celle de Popper. La notion de noyau dur, l’idée que le progrès scientifique puisse venir de la corroboration de conjectures et non de leur réfutation marquent les différences. Néanmoins, l’accent mis sur la testabilité, ou la falsification, ainsi que l’idée de prévision, renvoient clairement au cadre poppérien.

Les économistes du courant standard, ou mainstream, ont rapidement vu l’intérêt d’une telle approche. Le noyau dur du programme de recherche qualifié alors de scientifique (ce qui implique que les autres ne le sont pas…) est alors caractérisé par la théorie des préférences de l’agent, l’hypothèse d’individualisme méthodologique et la maximisation sous contrainte[55]. La définition d’un tel noyau dur est cependant loin d’être facile, compte tenu des tensions internes de ce courant[56].

Néanmoins, avant même que ces économistes aient commencé à se référer explicitement à la démarche de Lakatos, d’autres travaux en avaient montré les limites. Ainsi, la part poppérienne chez Lakatos est tout aussi vulnérable que Popper lui-même au problème de Duhem-Quine, comme le montre l’impossibilité par exemple de trancher entre un programme de recherches monétariste ou keynésien sur la base des critères proposés par Lakatos[57]. Il faut aussi ajouter que, comme signalé à propos de Popper, le fait de l’économie procède par relecture successive de problèmes et d’événements et non par prévision et prédiction, rend inapplicable la méthodologie proposée par Lakatos[58]. Par ailleurs, si on applique cette méthodologie au courant dominant en économie, il est clair que ce dernier a procédé, depuis la fin des années soixante-dix, à l’introduction d’un certain nombre d’hypothèses ad-hoc dans son noyau dur, comme la prise en compte des institutions. En ce sens, on pourrait soutenir que, du point de vue de la démarche de Lakatos, le programme de recherche du courant standard ou mainstream est effectivement dégénéré.

Crise méthodoloique de l’économie « mainstream »

Dans ces conditions, le constat d’une crise méthodologique au sein du courant dominant semble devoir être évident. Sheila Dow montre[59], dans une récente recension, que les différents auteurs du “mainstream” s’opposent désormais entre un camp se réfugiant dans une axiomatique irréaliste, dans la tradition ouverte par Friedman en 1953, et un autre recourant à l’empirisme, mais sans garde-fous si ce n’est que techniques en matière de procédures de vérifications[60]. Dans un tel contexte, on comprend alors l’intérêt que suscitent au sein de ce courant les théories déniant toute importance à la méthodologie, qu’il s’agisse des thèses sur la pure dimension rhétorique de l’économie, défendue par McCloskey, ou des positions de type post-moderne se réfugiant dans l’hyper-critique[61].

Or, comme on l’a indiqué, ces deux approches ont pour effet immédiat de transformer l’économie en pure apologétique. Les thèses de McCloskey sur la dimension rhétorique soulèvent un problème réel. Il serait naïf de nier une dimension rhétorique au discours économique. Il n’en reste pas moins qu’en en faisant la seule dimension possible, il aboutit à cette merveilleuse thèse panglossienne que, les bonnes conjectures étant les plus convaincantes, la majorité a toujours raison car elle a été convaincue. Peut-être est-il bon, alors, de rappeler cette citation de W. Jevons, que tout chercheur en sciences sociales se devrait de connaître par coeur:

Un calme despotique est le triomphe de l’erreur; dans la République des Sciences, la sédition et même l’anarchie sont dans le long terme favorables au plus grand bonheur du plus grand nombre[62].

Il n’en reste pas moins cependant que, si la constante remise en cause des idées dominantes est nécessaire, il doit y avoir débat et non vacarme. Une situation où tout pourrait être soutenu sans conséquences, car sans procédures de vérification, ne serait pas moins despotique qu’un calme imposé par une main de fer despotique. Un débat sans procédures est un débat sans enjeu; ce n’est plus un débat. Voici donc à quel désastre pourrait aboutir la diffusion des thèses post-modernes, une dictature non moins dangereuse que celle du despote visible, au règne duquel le tyrannicide peut au moins mettre fin.

Refuser des procédures de vérifications au prétexte qu’elles sont imparfaites est un comportement infantile. Il faut se pencher sur les méthodes permettant de limiter les imperfections, et d’améliorer les procédures, même si l’on sait que la perfection est un objectif hors d’atteinte. Depuis des millénaires, les médecins finissent par perdre leur bataille contre la maladie; leurs malades finissent bien par mourir. Ils n’en n’ont pas pour autant décidé que la médecine était une activité sans objet puisque son triomphe ultime, l’immortalité, était hors de portée. C’est le fond de la condition humaine que de mener des batailles qui sont le plus souvent perdues, ou qui au mieux n’engendrent que des succès temporaires et limités. Ce n’est pas pour autant qu’il faut cesser de se battre.

Notes

[1] Voir ainsi, J. Cartelier et A. D’Autume (eds), L’économie est-elle une science dure?, Economica, Paris, 1995.

[2] B. Caldwell, Beyond Positivism: Economic Methodology in the Twentieth Century, Allen & Unwin, Londres, 1982. B. Caldwell, (ed.), Appraisal and Criticism in Economics, Allen & Unwin, Londres, 1984. D. Hausman, The Inexact and Separate Science of Economics, Cambridge University Press, Cambridge, 1992. D. Hausman, (ed.), The Philosophy of Economics: an Anthology, Cambridge University Press, Cambridge, 1984. S.C. Dow, “Mainstream Economic Methodology”, in Cambridge Journal of Economics, vol. 21, n°1/1997, pp. 73-93.

[3] K. Arrow, “Toward a theory of price adjustment”, in I.M. Abramowitz, (ed.), The Allocation of Economic Resources, Stanford University Press, Stanford, Ca., 1959.

[4] G. Debreu, Theorie of Value, Wiley, New Yoork, 1959.

[5] Pour une relecture de ce paradoxe, J. Stiglitz, Wither Socialism?, MIT Press, Cambridge, Mass., 1994.

[6] M. de Vroey, “La possibilité d’une économie décentralisée: esquisse d’une alternative à la théorie de l’équilibre général”, in Revue Économique , vol. 38, n°3, mai 1987, pp. 773-805.

[7] A. Nove, Le Socialisme sans Marx, Economica, Paris, 1983.

[8] B. Chavance, Le Capital Socialiste. Histoire critique de l’économie politique du socialisme, Le Sycomore, Paris, 1980.

[9] De bons exemples de cet aveuglement se trouvent dans W. Andreff, “Capitalisme d’État ou monopolisme d’État en URSS? Propos d’étapes”, in Lavigne, (ed), Économie politique de la planification en système socialiste , Economica, Paris, 1978; et, W. Andreff, “Marxisme en crise cherche sociétés socialistes: à propos des thèses de P.M. Sweezy et de B. Chavance”, in Babylone, n°2-3, hiver 1983-1984, pp.66-99.

[10] Voir ainsi, B. Chavance, “Pourquoi le capitalisme étatique”, in Babylone , n°2-3, hiver 1983-1984, pp.100-125; Idem, “Hierarchical Forms and Coordination Problems in Socialist Systems”, in Industrial and Corporate Change , vol. 4, n°1, 1995, pp. 271-291. J. Sapir,L’économie mobilisée, La Découverte, Paris, 1990.

[11] Voir sur ce point F.A. Hayek, “Economics and knowledge”, in F.A. Hayek,Individualism and Economic Order, University of Chicago Press, Chicago, 1948, pp. 36-56; première publication en 1937.

[12] Voir ainsi E. Furobotn et S. Pejovich, (eds.), The Economics of Property rights, Ballinger, Cambridge, Mass., 1974; M. Jensen et W. Meckling, “Theory of the firm: managerial behavior, agency costs and ownership structure”, in Journal of Financial Economics, vol. 3, n°2, 1976, pp. 305-360.

[13] K. Marx, Le Capital , Livre I, PUF, Coll. Quadrige, Paris, 1993, pp. 398-400.

[14] B. Chavance, Marx et le Capitalisme: la dialectique d’un système, Nathan, Coll. Circa, Paris, 1997.

[15] Le débat a trouvé son origine dans la critique de la propriété collective en Yougoslavie. Voir: E.G. Furobtn et S. Pejovich, “Property Rights and the Behavior of the Firm in a Socialist State: The Example of Yugoslavia” in Zeitschrift für Nationalökonomie , vol. 30, 1970, n°5; E.G. Furobtn et S. Pejovich, “Property Rights and Economic Theory: a Survey of Recent litterature”, in Journal of Economic Litterature, vol. 10, 1972, n°4.

[16] O. Hart et J. Moore, “Property Rights and the Theory of the Firm”, in Journal of Political Economy, vol. 98, n°6, 1990.

[17] O. Hart, “An Economist’s Perspective on the Theory of the Firm”, in Columbia Law review, vol. 89, n°1, 1989.

[18] O. Hart et J. Moore, “Property Rights and the Theory of the Firm”, op. cit..

[19] R.R. Nelson, “Assessing Private Enterprise: An Exegesis of Tangled Doctrine”, in Bell Journal of Economics, Vol. 12, n°1/1981, printemps, pp. 93-111.

[20] B. Chavance, Marx et le Capitalisme: la dialectique d’un système, op.cit..

[21] C. Bettelheim, Calcul économique et formes de propriété, Maspéro, Paris, 1970.

[22] R. .R. Nelson, “Assessing Private Enterprise: An Exegesis of Tangled Doctrine”, op.cit..

[23] Voir ainsi E.R. Weintraub, “Methodology doesn’t matter, but history of thought might”, in S. Honkapohja, (ed.), Wither Macroeconomics?, Basil Blackwell, Oxford, 1989.

[24] B.J. Caldwell, “Economic Methodology: Rationale, Foundation, Prospects”, in U. Mäki, B. Gustafsson et C. Knudsen, (eds.), Rationality, Institutions & Economic Methodology, Routledge, Londres-New York, 1993, pp. 45-60. Idem, “Does Methodology matters? How should it practiced?”, in Finnish Economic Papers, vol.3, n°1/1990, pp. 64-71.

[25] D. McCloskey, The Rhetoric of Economics, University of Wisconsin Press, Madison, Wisc., 1985.

[26] P. Feyerabend, Against Method: Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge, Verso Edition, Londres, 1975.

[27] Pour une critique de la dimension instrumentaliste chez McCloskey, U. Mäki, “How to Combine Rhetoric and Realism in the Methodology of Economics”, in Economics and Philosophy, vol. 4, n°1/1988, pp. 89-109; Idem, “Realism, Economics and Rhetoric: a Rejoinder to McCloskey”, in Economics and Philosophy, vol. 4, n°1/1988, pp. 167-169.

[28] D. Hausman, The Inexact and Separate Science of Economics, op.cit., pp. 264-268.

[29] M. Bleaney, “An Overview of Emerging Theory”, in D. Greenaway et alii, (eds.),Companion to Contemporary Economic Thought, Routledge, Londres et New York, 1991.

[30] S.C. Dow, “Mainstream Economic Methodology”,op.cit, p. 87.

[31] P. Bourdieu, La Distinction – Critique sociale du jugement , Éditions de Minuit, Paris, 1979, p. 111.

[32] Idem, voir note 6, p. 194.

[33] B. Latour, La vie de laboratoire, La Découverte, Paris, 1988. B. Latour et S. Woolgar,Laboratory Life: The Construction of Scientific Facts, Princeton University Press, Princeton, NJ, 1979.

[34] U. Mäki, “Social Theories of Science and the Fate of Institutionalism in Economics”, in U. Mäki, B. Gustafsson et C. Knudsen, (eds.), Rationality, Institutions & Economic Methodology, Routledge, Londres-New York, 1993, pp.76-109, p. 86-7.

[35] R. William et J. Law, “Beyond the Bounds of Credibility”, in Fundamenta Scientiae , vol. 1, 1980, pp. 295-315.

[36] M. Callon et J. Law, “La protohistoire d’un laboratoire”, in M. Callon, (sous la direction de), La Science et ses réseaux , La Découverte, Paris, 1989, chapitre 2, p. 67.

[37] Voir par exemple F.H. Hahn, “Keynesian economics and general equilibrium theory: reflections on some current debates” in G.C. Harcourt, (ed.), The Microfoundations of Macroeconomics , Macmillan, Londres, 1977. B.J. Loasby, The Mind ans Methods of the Economist: A critical appraisal of major economists in the XXth Century , Edward Elgar, Aldershot, 1989, en particulier chapitre 8. D.M. Haussman, The Inexact and Separate Science of Economics , op.cit..

[38] T.S. Kuhn, La Structure des Révolutions Scientifiques, Flammarion, coll. Champs, Paris, 1983, 2ème édition.

[39] Voir T.W. Hutchison, The Significance and Basic Postulates of Economic Theory, Macmillan, Londres, 1938.

[40] A. Insel, “Une rigueur pour la forme: Pourquoi la théorie néoclassique fascine-t-elle tant les économistes et comment s’en déprendre?”, in Revue Semestrielle du MAUSS, n°3, éditions la Découverte, Paris, 1994, pp. 77-94.

[41] Par exemple M. Blaug, The Methodology of Economics , Cambridge University Press, Cambridge, 1980.

[42] P. Mirowski, “How not to do things with metaphors: Paul Samuelson and the science of Neoclassical Economics”, in Studies in the History and Philosophy of Science, vol. 20, n°1/1989, pp. 175-191. Pour une critique plus générale sur le modèle de scientificité de la physique, P. Mirowski, More heat than light, Cambridge University Press, Cambridge, 1990.

[43] P.A. Samuelson, “Classical and Neoclassical theory”, in R.W. Clower, (ed.), Monetary Theory, Penguin, Londres, 1969.

[44] J. Cartelier et A. D’Autume (eds), L’économie est-elle une science dure?, op.cit..

[45] M. Friedman, “The Methodology of Positive Economics”, in M. Friedman, Essays in Positive Economics, University of Chicago Press, chicago, 1953, pp. 3-43.

[46] B. Caldwell, Beyond Positivism: Economic Methodology in the Twentieth Century, op.cit.. Voir aussi W. Mason, “Some negative thoughts on Friedman’s Positive Economics”, in Journal of Post-Keynesian Economics, vol. 3, n°2/1981, pp. 235-55.

[47] O.E. Williamson, The Economic Institutions of Capitalism, Firms, Market, Relational Contracting, Free Press, New York, 1985, pp. 391-2.

[48] P. Duhem, The Aim and structure of Physical Theory, Princeton University Press, Princeton, NJ, 1954. W. Quine, “Two Dogmas of Empiricism”, in W. Quine, From a Logical Point of View, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1953, pp. 20-46.

[49] D.W. Hands, “Popper and Lakatos in Economic Methodology”, in U. Mäki, B. Gustafsson et C. Knudsen, (eds.), Rationality, Institutions & Economic Methodology, op.cit., pp. 61-75. J.J. Klant, “Refutability”, in Methodus , vol. 2, n°2/1990, pp. 34-51.

[50] D.W. Hands, “Popper and Lakatos in Economic Methodology”, op.cit., p. 64.

[51] K. Popper, Realism and the Aim of Science, Rowman & Littlefield, Totowa, NJ, 1983, p. xxxv.

[52] D.W. Hands, “Popper and Lakatos in Economic Methodology”, op.cit., p. 65.

[53] D.W. Hands, Testing, Rationality and Progress: Essays on the Popperian Tradition in Economic Methodology, Rowman & Littlefield, Latham, NJ, 1992. D.M. Hausman, “An Appraisal of Popperian Methodology” in N. de Marchi, (ed), The Popperian Legacy in Economics, Cambridge University Press, cambridge, 1988, pp. 65-85. U. Mäki, “Economic Methodology: complaints and guidelines”, in Finnish Economic Papers, vol.3, 1990, n°1, pp. 77-84.

[54] I. Lakatos, “Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes”, in I. Lakatos et A. Musgrave, (eds.), Criticism and the Growth of Knowledge, Cambridge University Press, Cambridge, 1970, pp. 91-196.

[55] E.R. Weintraub, General Equilibrium Analysis, Studies in Appraisal, Cambridge University Press, Cambridge, 1985. M. Blaug, “Ripensamenti sulla rivoluzione keynesiana”, in Rassegna Economica, vol. 51, n°3, 1987, pp. 605-634.

[56] G. Fulton, “Research Programmes in Economics”, in History of Political Economy, vol. 16, n°2, 1984, pp. 27-55.

[57] R. Cross, “The Duhem-Quine thesis, Lakatos and the Appraisal of Theories in Macroeconomics”, in Economic Journal, vol. 92, n°2, 1982, pp. 320-340.

[58] D.W. Hands, “Popper and Lakatos in Economic Methodology”, op.cit., p. 68. Voir aussi D.W. Hands, “Second Thoughts on Lakatos”, in , History of Political Economy, vol. 17, n°1, 1985, pp. 1-16.

[59] S.C. Dow, “Mainstream Economic Methodology”,op.cit, p. 80-81.

[60] Voir sur ce point la discussion in O. Hamouda et R. Rowley, “Ignorance and the Absence of Probabilities”, in C. Schmidt, (ed.), Uncertainty in Economic Thought, Edwar Elgar, Cheltenham, 1996, pp. 38-64.

[61] J. Doherty, E. Graham et M. Malek, (eds.), Post-modernism in Social Sciences, Macmillan, Londres, 1992; voir en particulier l’introduction à ce volume. B. Barnes et D. Bloor, “Relativism, rationalism and the sociology of lknowledge”, in M. Hollis et S. Lukes, (eds.), Rationality and Relativism , Basil Blackwell, Oxford, 1982, pp. 21-47.

[62] W. Jevons, The Theory of Political Economy, Macmillan, Londres, 1871, p. 266. 
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