C’est un peu toujours la même chose lorsqu’un politicien découvre un domaine nouveau d’expériences fiscales amusantes. Ayant subi très jeune une ablation de la honte, le politicien ne peut absolument pas retenir ses sphincters taxatoires (la joie de la nouveauté, sans doute) et le voilà qui, promptement, se met à répandre généreusement ses petites envies un peu partout. Pour le Jeu Vidéo, c’est encore pire puisque le cerveau des sénateurs est totalement étanche au domaine. Ce n’est pas propre, mais que voulez-vous, entre l’âge moyen de ces politiciens chenus et leur hontectomie qui accompagna obligatoirement leur entrée en politique à leur plus jeune âge, on comprend qu’il leur est impossible de se retenir.
Et ça donne donc ça : un rapport intitulé « Jeux vidéos : une industrie culturelle innovante pour nos territoires ».
Admirez le titre : un tel ouvrage mérite qu’on s’y attarde. Le phrasé est habilement choisi et déclenche chez le lecteur un mélange d’images savoureuses comme des rillettes (c’est le côté « territoires ») ou poétiques comme l’âtre flamboyant d’un maréchal-ferrant âpre à la tâche sur son morceau de métal qu’il assujettira de main de maître au sabot vigoureux d’un cheval de trait normand (c’est le côté « industrie culturelle », disons). Le titre lu, que pousse donc nos vénérables orchidoclastes à s’intéresser, comme ça, pouf, au secteur du Jeu Vidéo qui, il faut bien le rappeler, ne leur avait rien demandé récemment ? Eh bien c’est très simple et résumé ainsi par Dédé Gattolin, l’un des deux impliqués dans cette réalisation (l’autre étant Bruno Retailleau dont l’existence réelle n’est attestée avec certitude que dans les logiciels de gestion des indemnités parlementaires de la République) :
«Nous voulons proposer des mécanismes d’aide simplifiés et spécifiques, qui répondent à la particularité du secteur. Mieux vaut raisonner en termes d’écosystèmes, plutôt que de se focaliser uniquement sur quelques ‘champions nationaux’»Un message dense, donc, et qui envoie du steak dès le début : d’un côté, « nous sommes du gouvernement et nous venons vous aider », ce qui déclenchera chez n’importe qui d’évidentes sueurs froides, et de l’autre, « on ne va pas s’étendre sur ceux qui réussissent malgré nous » … Bien évidemment, c’est une jolie petite pique lancée à Ubisoft, star française du jeu vidéo qui n’a réussi son développement à l’international qu’en s’exfiltrant rapidement du paradis taxatoire français pour rejoindre des contrées où on a compris que l’avenir n’était pas entièrement basé sur les jolies marinières et les robots ménagers mais aussi sur les technologies du futur et qu’un peu de bon sens s’imposait donc.
À la suite des délocalisations qui eurent lieu conséquemment, le Sénat réagit sur les chapeaux de roues pour essayer de minimiser la casse avec ce beau rapport. Dix ans après qu’elle soit survenue. On comprendra qu’il s’agit d’une réaction pondérée ; un peu tard et un peu confusément, le sénat a donc capté ce qui s’était passé depuis que Ubisoft a été accueilli à Montréal, à Shanghai et en Roumanie, pendant que tout le reste de l’industrie française partait en quenouille triste et il s’est décidé à agir pour aider la filière. Et donc, dix ans trop tard, l’État français se réveille et voit enfin la relation entre formation, production et distribution (Ubisoft, pour rester sur cet exemple, étant son propre distributeur et formateur, ça a probablement dû faire mûrir la joyeuse bande de bivalves sénatoriaux).
L’analyse fut rude, et emprunte de cette profondeur que seules des indemnités conséquentes de sénateur sont à même de rémunérer. L’article du Monde nous explique ainsi que le nombre d’emplois dans le secteur est tout de même passé de 10.000 à 5000 en quelques années, ce qui pourrait faire croire que c’est un petit dégraissage de début de parcours ; en pratique, ce secteur a connu en France une branlée mémorable qui a réduit de 50% le nombre déjà rikiki d’emplois disponibles, faisant fermer un paquet de studios de production, emplois qui, selon toute vraisemblance (et quelques renseignements auprès d’experts du domaine) comprennent aussi ceux à cheval dans la post-production, les effets spéciaux de cinéma, la motion-capture, la publicité, etc, ce qui ne rentre pas directement dans le jeu vidéo, mais on comprend le souci : un secteur qui réduit de moitié, c’est bien plus de 50% d’emplois perdus par effets de ricochets.
Oui, il y a bien eu crise, et la concurrence « notamment nord américaine » est le résultat, au moins en partie si ce n’est en grande majorité, de l’appel d’air entamé par Ubisoft en 1998 au Canada, état un peu lamentablement capitaliste et turbolibéral (comparé à la France), qui en profite pour proposer des réductions massives d’impôts et des facilités fiscales quasi-pornographiques (toujours comparé à la France) pour favoriser l’implantation des majors sur son sol, et qui ramasse en conséquence les plus gros studios du monde comme EA, Microsoft, Sony, Eidos et j’en passe.
Méchant Canada ! Méchant libéralisme qui apporte la misère en France où il n’est pas pratiqué ! Méchant, méchant !
Devant ce constat, quelle cogitation frétillante auront mené nos deux rapporteurs ? Eh bien comme d’habitude, la machine à purée fade a été branchée à pleine vitesse. Ceci n’est pas un hasard, il y a même dans ce pays une fâcheuse tendance à répéter l’opération à chaque fois qu’on le juge utile. Quand ce ne sont pas les sénateurs qui parlent jeux vidéos, ce sont en effet les journalistes généralistes, et c’est en moyenne un gros désastre. Et lorsque ce sont les ministres ou les secrétaires bidules trucs à l’économie numérique ou même à la famille, c’est aussi une catastrophe. Et avec nos sénateurs, ça ne loupe donc pas :
«Parmi les tout premiers pays à développer des jeux vidéos, la France a connu une évolution ‘en dents de scie’ dans ce secteur, de phase d’expansion en crise chronique, jusqu’à une période actuelle à deux vitesses selon la taille des acteurs considérés»Traduction : malgré la présence de nombreux génies entreprenants et travailleurs qu’on a consciencieusement étatisés, institutionnalisés par infusion subtile de subventions ou écrabouillés avec rage, l’industrie du jeu vidéo en France oscille alternativement entre capacité inouïe à produire et tabassage fiscal qui l’élimine à moitié en fonction de la saison politique. Par « taille des acteur », le lecteur semi-habile comprendra qu’on aide les gros et qu’on enfonce les petits, tradition française du capitalisme de connivence standard.
Et comme ça oscille, il est du devoir de la force publique d’agir. La suite qui en découle est un véritable cent mètres dans un champ de mine.
Nos deux sénateurs trottinent d’abord joyeusement sur la distribution de pognon gratuit grâce aux innombrables structures qui existent déjà et celles qu’on créera à l’occasion (qui fait le larron). Ayant peut-être enfin compris que ce secteur est d’un côté fort gourmands en fonds propres, mais d’un autre qu’il ne nécessite aucune infrastructure complexe à mettre en place (ce n’est pas une chaîne de montage automobile) et peut donc délocaliser assez facilement, les sénateurs semblent vouloir s’attaquer à l’un des aspects du problème en facilitant justement l’arrivée des fonds capitalistiques ; et vas-y donc que je te double le fonds d’aide aux jeux vidéos (c’est le contribuable qui régale) parce qu’après tout, il faut lutter contre la fuite des cerveaux (pendant que le Canada, lui, recrute à fond les ballons).
Puis, les muscles maintenant échauffés par la petite balade de santé précédente, les rapporteurs terminent sur un double salto-arrière avec — boum — la bonne petite taxe de derrière les fagots. Eh oui : André Gattolin estime en effet que le jeu vidéo est « la première pratique culturelle des Français », elle ne doit donc pas être « laissée au bord de la route ». Autrement dit, le secteur gigote encore, il faut s’en occuper !
Cette compulsion à taxer tout ce qui bouge est véritablement pathologique.
Vous voulez inciter les gens à se passer des cigarettes ? Taxons-les !
Vous voulez inciter les gens à se passer de jeux vidéos ? Taxons-les !
Oh. Attendez, stop, vous allez trop vite. Je voulais dire :
Vous voulez inciter les gens à produire des jeux vidéos ? Taxons-les !
Implacable logique de ces politiciens comparables en tout point à des poulets sans tête : un coup, ça va inciter les gens à se calmer, un autre, ça va permettre de sauver une industrie en difficulté, et une autre fois cela guérira des écrouelles. La taxe, c’est vraiment magique. Lorsque je disais, dans un précédent billet, que lorsqu’on a qu’un marteau financier, tous les problèmes économiques ressemblent à des clous monétaires, je n’exagérais pas.
Distribution de pognon gratuit, nouvelle taxe idiote, pas de doute : on savait l’industrie du jeu vidéo en France moribonde, elle est maintenant en phase finale, les sénateurs vont aider à passer la métastase ; les douleurs seront importantes et le malade pourrait couiner un peu. Heureusement, ses cris seront couverts par les rires du reste du monde lorsqu’on découvre la dernière idée de nos sénateurs : une plateforme à la Steam, franco-française, avec des quotas et de l’alternatif rigolo. Officiellement, ça fera « Made In France » (et on pourra l’habiller de marinières bleues et blanches). Officieusement, on comprend l’intérêt taxatoire du bidule qui permettra de contrôler finement ce qui entre et ce qui sort.
Mais lorsqu’on se rappelle les expériences fulgurantes précédentes (Tabbee, ça vous dit quelque chose ?) en matière de réalisations françaises (Quaero, anyone ?), on peut déjà prendre les paris sur le résultat de cette merveilleuse idée.
Le Jeu Vidéo Français est foutu.