Comme d’habitude, tout part d’un constat implacable pour aboutir à une idée à la fois complexe et idiote. En effet, afin de mieux raboter les retraites tout en continuant d’utiliser, vaille que vaille, un système collectiviste qui finira par la misère généralisée, il a été décidé qu’on augmenterait progressivement et arbitrairement la durée de cotisations ; or, comme certains métiers sont effectivement plus difficiles que d’autres, le législateur, dans son agitation spasmodique habituelle, a décidé de mettre en place des mécanismes d’ajustement de la durée totale pour tenir compte, précisément, de cette pénibilité. Immédiatement, le pire est arrivé sous la forme d’une usine à gaz monstrueuse : le 18 décembre dernier, la loi de réforme des retraites adoptée par le Parlement a introduit le dispositif du « compte pénibilité », ouvrant ainsi une nouvelle boîte de Pandore dans les finances publiques déjà peuplées d’une myriade de ces boîtes.
Depuis, c’est en effet une succession discrète mais continue d’articles qui paraissent dans la presse, pas trop chaude pour relayer le sentiment pourtant global qui monte doucement que tout ce bordel législatif va encore ajouter une couche monstrueuse de problèmes sur les entreprises qui en avaient déjà trop à gérer.
Sentiment d’ailleurs partagé par le gouvernement lui-même, encore une fois empêtré entre ses intentions, toujours aussi généreuses avec l’argent, la bonne volonté et le temps des autres, et ce qui s’annonce en pratique comme une petite route cahoteuse, en pente raide et débouchant, comme on va le voir, sur un gouffre (d’abord financier, puis, on s’en doute, social).
Certains s’interrogent sur le coût administratif des mesures proposées, qui vont encore se concentrer sur les parties les moins productives des entreprises (ressources humaines, gestion comptable). À la suite de cette question, on peut se demander, comme Renaud Vatinet dans Le Monde, qui conseille les conseillers ? En effet, par quelle torture de l’esprit en vient-on à croire que le compte de pénibilité envisagé dans la loi va se traduire par autre chose qu’une pénibilité supplémentaire de gestion pour les entreprises ? On pourrait croire que les crânes d’œufs des administrations qui ont abouti aux conclusions qu’il fallait un tel compte avaient réalisé, au moins sommairement, une étude d’impact ; or, comment se fait-il que cette l’étude ne mette pas en évidence les conséquences économiques et sociales de l’introduction de ce bidule supplémentaire ?
Car en effet, le choc de simplification se traduit encore une fois par un choc de pénibilité, une nouvelle brouettée de lois, de règlements et de mesures qui vont alourdir la charge de gestion des entreprises, … et celle des administrations étatiques et para-étatiques qui vont devoir, de leur côté, vérifier que ce qu’ont fait les entreprises est correct, qu’il n’y a pas de fraude ici ou là, et que tout ça aboutit bien à l’effet escompté (pour rire, des fois que le système tombe bêtement en marche une fois de temps en temps).
Comment, en effet, mesurer vraiment l’exposition des salariés à la pénibilité, si ce n’est en mesurant le bruit qui les environne, le temps qu’ils passent dans telle ou telle position, la part des tâches répétitives, etc… ? Les abrutissantes conneries débitées par le gouvernement ou les députés seront-elles comptés comme des pénibilités recevables dans le compte en question ? Rien que cette partie promet d’épiques discussions au sein des entreprises, subjectivité des mesures aidant. Mesures prises, il faudra les rapporter correctement dans les fiches individuelles à transmettre au salarié et au gestionnaire du « compte pénibilité ». Cette transmission promet là encore sa cargaison de litiges, qui viendront s’ajouter aux possibilités déjà nombreuses de frictions entre salariés et employeurs…
Et ceci n’est probablement que la partie émergée de l’iceberg législatif qui va à nouveau éperonner le Titanic France, seul pays où le capitaine du navire semble faire marche arrière pour mieux rentrer à nouveau dans le bloc de glace, à plusieurs reprises, histoire d’être sûr de ne pas l’avoir loupé.
Les petits calculs réalisés par l’économiste François Ecalle, dans un récent article de la Tribune, éclairent l’ensemble du dispositif d’une lumière pas du tout rassurante qui ajoute à la complexification législative le souci d’un impact financier dantesque et, bien évidemment, absolument pas prévu par l’État ni provisionné par les entreprises qui vont devoir se farcir le bazar.
Pour le moment, la fameuse (fumeuse ?) étude d’impact chiffre à deux milliards d’euros le coût, en 2030, de cette mesure. Autrement dit, sur les 5 milliards d’euros d’économies prévues par l’allongement de la durée des cotisations retraites, 40% se retrouvent mobilisées dans ce procédé ; on continue à perdre d’un côté ce qu’on avait péniblement mis de côté. Le principal souci du calcul qui aboutit à ce résultat est qu’il est basé sur une estimation du nombre de Français dont le travail pourrait bénéficier de ce compte de pénibilité, estimé à 18%.
Or, ce nombre est très sujet à caution puisque les critères de pénibilité sont, en réalité, assez larges : position debout, contrainte posturale, bruit excessif, travail en poste, cadence automatique, norme de production journalière, demande extérieure obligeant à une réponse immédiate, exposition au produit chimique, … Difficile d’imaginer que seuls 18% des travailleurs sont alors directement concernés par le « compte pénibilité »… A cela s’ajoute l’évidente augmentation, au fil du temps et des
À ce point de la description de l’ensemble architectural que notre épique législateur et nos belles administrations entendent mettre en place, vous vous doutez bien sûr du fiasco prévisible et monstrueux vers lequel nous nous acheminons goguenards. Comme d’habitude, un problème issu de l’État sera résolu par l’État en créant un nouveau problème, encore plus complexe que le précédent. En effet, le « compte pénibilité » entendait au départ résoudre le problème de l’inégalité de la difficulté d’un travail face à l’égalitarisme broyeur mis en place pour le nombre d’années de cotisations avant de partir en retraite. Là où rendre aux individus la maîtrise de leurs cotisations, en valeur et en volume, aurait élégamment résolu le problème (mais dépossédé les syndicats de leur pouvoir), la solution proposée ne va qu’ajouter son lot de misères à une situation déjà quasiment inextricable.
Et comme cette tendance qui consiste à résoudre un problème par un problème plus grave encore n’est pas près de s’arrêter, la conclusion générale s’impose encore une fois, sans appel : ce pays est foutu.