Heureusement, si la France n’a pas toujours les Lois (alpha et oméga de tout ce qui peut se faire ou s’interdire) adaptées à ces marchés émergents, elle a en revanche toujours l’un ou l’autre ministre pour parer à tout imprévu. Quand le stock de ministres est épuisé, on peut taper dans les intérimaires, les stagiaires et les secrétaires (éventuellement d’État) pour prendre le relais. Et comme cette fois-ci, il s’agit de jeux vidéo, c’est Axelle Lemaire, la stagiaire en charge des bits et des octets, qui s’y est collée.
Ouf, il était temps, tout le monde attendait ça avec une impatience fébrile : les participants rémunérés aux tournois de jeux vidéo vont enfin (ENFIN !) être reconnus dans la loi et toutes les compétitions en rapport vont enfin (ENFIN !) être correctement encadrées, régulées, taxées et subventionnées dans les règles de l’art français.
Il faut dire que depuis des mois, on sentait la communication gouvernementale au taquet sur le sujet : régulièrement paraissait l’un ou l’autre article expliquant bien toute l’ampleur de l’inextricable problème que posait le développement de ces tournois, de cette mystérieuse profession de joueur professionnel et du eSport (« sport électronique ») en général.
Et avec l’arrivée à l’Assemblée de la Loi Numérique d’Axelle Lemaire, loi destinée à couvrir tout un bouquet de sujets plus ou moins en rapport avec le numérique, il était tout naturel que le gouvernement se penche de tout son poids sur le concept général d’eSport. Parce que, comprennez-vous, il faut absolument encadrer cet eSport. Il ne s’agit pas ici de déterminer si tout se passe bien ou pas : on sait qu’il y a des problèmes (mais si !), on sait que ce nouveau marché se développe de façon anarchique (mais si !), on sait qu’il y aura des dérives (comment voulez-vous qu’il n’y en ait pas, voyons, ce n’est pas régulé donc il y aura des dérives, mais si !), la décision d’agir est donc impérieuse et indispensable.
Et qui, mieux que l’État, pour déterminer précisément comment doivent être régulés, organisés et encadrés le sport électronique et les compétitions de jeux vidéo ? Qui pour s’assurer d’un avenir brillant à ces disciplines, mieux que le père du Plan Calcul, l’actionnaire historique de Bull, le géniteur d’applicatifs finement ciselés comme Louvois, ou les institutions qui poussèrent le Minitel en France en déclarant avec une lucidité rarement égalée qu’internet ne serait jamais capable de supporter le commerce électronique ?
Et puis, ce n’est pas comme si nos élus, députés ou sénateurs, n’avaient pas déjà largement montré leur disponibilité, leur ouverture d’esprit et leur justesse d’analyse lorsqu’il s’est agi, par le passé, de réguler, d’encadrer, de subventionner et de taxer le numérique, depuis les jeux vidéo jusqu’aux fournisseurs de contenus en passant par les supports, les habitudes internautiques et autres ! On sait déjà qu’avec cette équipe de choc dans nos Assemblées, on s’assure d’un avenir rutilant.
Pour aboutir à un solide résultat qui sera prochainement écrit sous forme de loi, le gouvernement a donc largement prêté son tendre flanc dodu à tous les acteurs habituels (professionnels du milieu, industriels,
C’est ainsi qu’on en vient à proposer de palpitantes avancées légales. Youpi, la France du eSport va pouvoir se développer !
Ainsi, avec ces propositions, les compétitions de jeux vidéo vont enfin pouvoir être retransmises par les télévisions qui n’auront plus à flouter les sponsors pour éviter l’accusation de publicité dissimulée. Tant mieux. Mais là encore, on se demande pourquoi existaient, en premier lieu, les lois qui obligeaient ainsi les télés à se contorsionner de la sorte. Eh oui, dans l’esprit du législateur, le citoyen, petit être fragile (et qui n’a pas toujours un statut, mes enfants, quelle horreur) est compulsivement amené à acheter tout et n’importe quoi s’il voit un logo, un sponsor : jadis, à chaque compétition de Formule 1, il se jetait comme un fou en manque sur le premier buraliste venu pour se procurer des cigarettes par cartouches entières, et allait ensuite dévaliser le rayon alcool du supermarché le plus proche, c’est bien connu. Avec l’eSport, on devait s’attendre au pire, le floutage était donc indispensable. En tout cas, jusqu’à maintenant. C’est mignon.
Dans ces propositions, on trouve aussi notamment le fait d’exempter le sport électronique du régime d’interdiction frappant les jeux d’argent comme la loterie, auquel il est pour l’instant associé. Pas un instant il n’a été question de remettre simplement en cause l’interdiction des jeux d’argent. Tout le monde sait que lorsqu’ils ne sont pas organisés par l’État (comme le loto, l’euromillion, les jeux à grattage, le PMU, et tout le reste, ou presque), ils sont la graine de l’immoralité, du mal et la fin des familles soudées (fond sonore : la Marseillaise, interprétée au moins par Hans Zimmer avec beaucoup de cuivres et un violoncelle fougueux). Autrement dit, plutôt que libérer les citoyens adultes d’un joug obsolète, le gouvernement propose plutôt d’aménager le marigot existant, celui-là même dans lequel on pourchasse les mamies-bingo jusqu’à la ruine ou au suicide, en prétendant ainsi faire le bonheur des participants d’eSport. C’est très mignon.
Bien sûr, tout ceci serait inutile sans un statut. En France, sans statut, le citoyen n’existe pas vraiment. Petite crotte sèche au bord du trottoir, le sans-statut ne sait pas gagner d’argent, ne sait pas payer d’impôts et de taxes, ne sait pas ce qu’il a le droit de faire ou pas. Sera donc institué un statut légal de joueur professionnel de jeu vidéo, avec (peut-on présumer) une carte professionnelle plastifiée et son petit logo République Française.
Enfin (ENFIN !) le joueur professionnel va pouvoir signer des contrats à durée déterminée ! Forcément, ça manquait terriblement que tous ces gens ne cotisent pas bien comme il faut dans les bonnes cases ! Et lorsque le CDD est terminé, le joueur professionnel va enfin (ENFIN !) pouvoir bénéficier des aides sociales et du reclassement par Paul Employ, un professionnel des aides sociales et du reclassement (reconnu dans le monde entier pour ses capacités en reclassement, et aussi pour ses aides sociales, miam miam). C’est, là encore, trop mignon.
Imaginer traiter les joueurs comme des adultes responsables, voire des indépendants pouvant cachetonner, était impensable. Pire : imaginer laisser tout ce secteur industriel se débrouiller pour trouver par lui-même les types de contrats les plus adaptés était impossible. Heureusement, maintenant que tout sera correctement gélifié dans la loi, avec un statut, on va enfin (ENFIN !) pouvoir voir apparaître une caisse de retraite spécifique, un Syndicat National des Joueurs Vidéo Professionnels, affilié à la CGT, des accords de branche, des horaires et des minimums syndicaux et des tickets restaurants. ENFIN ! Je ne comprends même pas comment les joueurs ont pu se passer de ces éléments essentiels de la vie rémunérée en France.
Aaaah, le Statut ! Trop mignon.
Tout ceci est décidément délicieux. Les plus âgés de mes lecteurs se rappelleront tous les efforts qui furent faits par les pouvoirs publics, dans les années 90, alors que le jeu vidéo se développait furieusement en France. En moins d’une décennie, grâce à l’encadrement, à la régulation et aux fines idées gouvernementales, l’industrie du jeu vidéo française a périclité. De grands noms ont fait faillite. Par exemple, Ubisoft, à peu près seul rescapé des actions dévastatrices du législateur, n’aura dû sa survie qu’à une exfiltration rapide et massive de ses équipes en Roumanie, en Asie et au Canada.
La présente démarche souffre exactement des mêmes tares, des mêmes présupposés et du même hybris que celle qui signa, peu ou prou, l’arrêt de mort du secteur des jeux vidéo en France à la fin des années 90. On peut (naïvement) espérer que des efforts seront faits pour éviter qu’à un texte déjà mal boutiqué ne s’ajoutent les nombreuses dénaturations que lui feront subir le Sénat et l’Assemblée nationale, mais si l’Histoire sert de repère, elle laisse présager d’un sort funeste à l’eSport français.