Vous n'êtes pas membre (devenir membre) ou pas connecté (se connecter)
Jacques SAPIR

Jacques SAPIR

Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.

Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.

La gauche, l’économie et l’Euro

Audience de l'article : 1397 lectures
Nombre de commentaires : 0 réactions
Et bien d’autres choses…

Le texte qui suit correspond aux questions que m’a posées Franck Abed dans une interview « électronique ». Il est publié sur le site de Franck Abed[1]. L’intérêt des questions m’incite à publier cette interview sur RussEurope. Ce texte couvre des sujets très divers et c’est cette diversité qui en fait me semble-t-il l’intérêt.

Franck ABED : Bonjour. Vous vous définissez comme un homme de gauche. Concrètement qu’est-ce que cela signifie ?

Jacques SAPIR : Être de gauche peut avoir plusieurs significations, certaines institutionnelles (comme l’appartenance à un parti se réclamant de la « gauche » officielle) et d’autres non. Je suis d’ailleurs très souvent fréquemment confronté à des opinions qui considèrent qu’être « de gauche » c’est avant tout s’exprimer dans des lieux estampillés « de gauche ». Pour moi, ce type de comportement définit au contraire une pensée de droite, par le sectarisme (conscient ou inconscient) qu’elle révèle.

Pour ma part, je considère qu’être de gauche signifie tout d’abord comprendre que l’on ne peut être libre et heureux dans une société qui n’est ni libre ni heureuse. Le bonheur individuel existe, mais il ne peut exister que dans un contexte collectif. C’est ainsi comprendre que le véritable individualisme ne doit pas se comprendre contre la collectivité (ce qui alors ne serait et ne pourrait être qu’une stratégie égoïste de « chacun pour soi ») mais en interaction profonde avec cette collectivité. Être de gauche signifie aussi comprendre que les crises économiques, les inégalités ne naissent pas de la (mauvaise) volonté de certains mais sont fondamentalement le produit d’un système et que les réponses doivent d’abord être systémiques. La générosité personnelle ne peut constituer une réponse globale. Être de gauche, c’est enfin comprendre qu’une position sociale impose au moins autant de devoirs qu’elle ne vous offre de droits. Tous les matins quand je viens au bureau et que je vois le comportement de certains de mes collègues avec le personnel de l’EHESS, je sais immédiatement qui est « de gauche » et qui est de droite.

Au-delà de la dimension anecdotique, et pourtant fort réelle, se pose une autre question quant à la délimitation entre qui est « de gauche » et de droite. Être de droite consiste à ne se poser que la question du « comment ». Être de gauche implique de se poser, aussi, la question du « pourquoi ». Et cela prend une dimension particulière quant on revient sur le problème de l’opposition entre l’idée d’un individu « libre » et donc responsable, et celle d’un individu entièrement déterminé, qui serait excusable par définition. Être de droite, c’est prendre cette opposition au pied de la lettre et considérer soit une liberté « totale » soit une détermination tout aussi totale, qu’elle soit liée à de prétendues « races » humaines ou qu’elle soit le produit d’une situation sociale particulière. Sur le fond, ces deux positions sont exactement identiques. Je ne vois pas la différence entre prétendre que le contexte sociale crée une détermination totale et prétendre que la culture d’un individu crée elle aussi une détermination totale. Être de gauche c’est reconnaître au contraire l’existence de plusieurs niveaux de déterminations (sociales, culturelles, idéologique, familiales…), et en déduire que la liberté de l’individu provient justement de cet enchevêtrement de déterminations qui nous oblige à faire des choix. C’est donc comprendre que nous vivons non pas dans une réalité unidimensionnelle ou tout pourrait être ramené à un seul critère mais dans une réalité que l’on pourrait appeler « stratifiée » pour reprendre le mot du philosophe britannique Roy Bhaskar[2]. Cette position de « réalisme critique », qui est à l’opposé d’un factualisme plat, caractérise à mon avis une véritable position de gauche. Le factualisme, c’est à dire le positivisme, est plutôt me semble-t-il une position de droite.

Franck ABED : Pour une personne non initiée, il est difficile de s’y retrouver. Comment définiriez-vous la discipline appelée économie ?

Jacques SAPIR : L’économie a été définie comme la science analysant la production des ressources rares. A cette définition j’oppose celle de la science qui analyse les conditions dans lesquelles les hommes, en société, produisent, consomment et échangent les fruits de leur travail. Dans cette définition il y a plusieurs changements importants. Le premier point est que, pour qu’il y ait économie, il doit y avoir société. Les métaphores construites sur la base de « robinsonnade », comme celles des auteurs marginalistes, sont une immense fumisterie. Le second point est que l’on ne doit pas isoler la production de la consommation et de l’échange. Les conditions de consommation et d’échange déterminent la nature de la production. On ne peut penser cette dernière sans se poser le problème des conditions (et des inégalités) dans la consommation et dans l’échange.

Mais, cette définition est elle-même incomplète. Elle laisse dans l’ombre la question des lois potentielles qui régissent l’économie. Ces lois sont le produit des systèmes institutionnels appelés eux-mêmes à changer dans le temps. Ce qui implique que ces lois sont en réalité temporaires (elles ne sont vraies que dans un système donné d’institutions) et qu’elles sont tendancielles au sens où l’application d’une loi engendre rapidement l’émergence de contre-tendances qui peuvent masquer ou différer la réalité de ces lois. Ce point prend toute son importance suivant que l’on considère l’économie comme un système probabiliste ou au contraire qu’elle est soumise à l’incertitude radicale. Les économistes que l’on appelle les « nouveaux classiques » ont tendance à considérer que l’économie serait uniquement un système régi par les probabilités[3], où l’incertitude n’existerait pas. Ce fut en particulier le cas de Robert Lucas, qui considérait que dès qu’il y avait une incertitude on sortait de l’économie[4]. Cette position est en réalité intenable. Elle fut critiquée par Keynes dès le début du XXème siècle[5]. L’incertitude existe, justement en raison de la multiplicité des facteurs affectant l’économie, tout comme la multiplicité des déterminations permet un espace de liberté aux individus. C’est un point important de la méthodologie économique[6], et il faut constater que les économistes du courant aujourd’hui dominant sont extrêmement réticents à considérer l’importance d’une méthodologie robuste de l’économie[7].

Mais, reconnaître l’existence de l’incertitude radicale implique de reconnaître l’importance de la décision en économie, ce qui implique de pouvoir penser la question de la souveraineté. L’économie ne peut donc pas être pensée comme une activité régie par des règles et des normes ; elle est aussi un monde du politique. Ce qui pose alors un autre problème : peut-on faire abstraction quand on analyse une situation économique et que l’on recherche les causes des dysfonctionnements (autrement dit quand on se pose la question du « pourquoi ») des décisions politiques prises par les acteurs, et surtout de qui peut et qui ne peut pas prendre des décisions à un moment donné.

Franck ABED : 14 ans après le début de l’Euro, vous avez récemment appelé à l’union de tous les partis politiques anti-euro. Pourquoi ? Dans les faits cette union a-t-elle des chances de voir le jour ?

Jacques SAPIR : L’idée d’une « union » ou plus précisément d’un front commun des différents partis politiques qui s’opposent à l’Euro constitue la réaction logique à l’agression menée par l’Eurogroupe et l’Union européenne contre la Grèce au printemps 2015 et au début de l’été. Lors de cette crise, on a pu constater qu’il y avait bien, face à la Grèce, une coalition de forces politiques allant de la « gauche » (c’est à dire la social-démocratie européenne) à la droite. L’erreur profonde commise par Tsipras a été de croire qu’une négociation était possible, ce qui l’a conduit à la capitulation du 13 juillet 2015. Il n’a pas voulu rompre avec le cadre européen[8]. Une des leçons qu’il nous faut tirer de ces événements est que les relations sur cette question de l’Euro sont de l’ordre Ami/Ennemi. Cela implique de constituer face à la coalition existante qui soutient l’Euro une coalition, ou plus précisément comme l’a nommé Stefano Fassina[9] un « Front », qui soit capable d’affronter et de battre les enragés de l’européisme. C’est aujourd’hui une question de vie ou de mort. On constate d’ailleurs que l’opinion publique est en train d’évoluer sur la question de l’Euro[10]. Il y a désormais une majorité d’opposants en Grèce et en Italie.

Dire qu’il faut faire une « coalition » n’implique pas que l’on soit en accord total, voire même partiel, avec les différentes forces qui participeront à cette coalition. Mais, cela implique qu’un accord ponctuel pourrait être trouvé pour ce qui est de la lutte contre l’Euro, et qu’un pacte de non-agression entre les forces participant à cette coalition pourrait être trouvé. Si la constitution d’un front de ce type est possible aujourd’hui en Italie et sans doute dans plusieurs pays (notons par exemple que sur la question de l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union européenne, la campagne pour un Brexitva rassembler UKIP, des conservateurs et des travaillistes), il faut reconnaître que ceci reste – pour l’instant – très difficile en France. L’une des raisons est le positionnement du Front National qui n’a pas achevé le travail sur lui-même entamé depuis les années 2005-2010. Mais l’autre raison tient à l’effondrement politique des forces de la gauche réelle en France. C’est non seulement un effondrement électoral – qui peut très bien être passager – qu’un effondrement idéologique marqué par la remontée de courants opportunistes en son sein. Une clarification est sur ce point absolument indispensable.

Franck ABED : Comment serait-il possible de revenir à une situation antérieure à l’Euro, avec la fin de la Banque Centrale Européenne, le retour des Banques Centrales Nationales et des monnaies qui vont avec, sans oublier l’étalon-or ? Les défenseurs de l’Euro expliquent à longueur de journée, qu’un retour au franc serait catastrophique sur le plan économique. Qui croire ?

Jacques SAPIR : Techniquement, le retour aux monnaies nationales est très simple à accomplir. Avec la dissolution de l’Euro, l’ensemble des dettes est re-dénominé dans les monnaies nationales. Ceci d’ailleurs n’est pas le produit d’une clause technique mais d’un principe de droit international qui a été validé à de nombreuses reprises depuis les années 1930. La dette d’un Etat est émise dans la monnaie de cet Etat, et si cet Etat décide d’en changer le nom la dette suit ce changement. Pour le cas de la France, cela signifie que 97% de la dette publique serait re-dénominé en Francs. Economiquement, il n’y a aucune raison que les échanges s’arrêtent. La France exporte et importe, tout comme les autres pays de la zone Euro. Ce qui changerait c’est le prix de ces échanges. Il est clair qu’un retour à des monnaies nationales serait accompagné par des dévaluations (importantes pour des pays comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, modérées pour la France, l’Italie et la Belgique) mais aussi des réévaluations (modérée pour les Pays-Bas, importante pour l’Allemagne). Cela entraînerait une inversion des flux, avec des effets économiques (et sociaux) très importants. Les pays de l’Europe du Sud y trouveraient des facteurs de forte croissance pour une période de 3 à 6 ans. Dans le cas de la France, une baisse importante du chômage (de l’ordre de 1,5 millions sur les 4,5 millions des catégories A, B et D) survendrait dans les trois premières années. Des phénomènes du même ordre sont à attendre en Italie, en Espagne et en Grèce. Cette baisse du chômage se traduirait par une hausse des cotisations, et les régimes sociaux reviendraient alors à l’équilibre. Il serait aussi possible de réduire les subventions aux entreprises qui tentent de compenser les effets négatifs de la monnaie unique. Le déficit public serait fortement réduit, très certainement de 2 points de PIB (l’équivalent de 40 milliards d’euros par an) au minimum et sans doute de plus. Financièrement, une dissolution de l’Euro n’aurait que peu d’effets sur les bilans des banques. Cette dissolution serait même positive pour certains pays. Le seul qui pourrait connaître des problèmes suite à cette dissolution semble être l’Espagne, mais ces problèmes seraient limités (une perte de 10 à 15 milliards d’équivalents-euros pour les banques espagnoles).

Une sortie de l’Euro entraînerait un choc inflationniste modéré dans les économies des pays d’Europe du Sud. Il faut savoir que plus de la moitié de la consommation en France se fait en biens et services produits sur le territoire. Pour le reste, n’augmenteraient fortement que les biens achetés en Allemagne tandis que les biens achetés en Espagne et en Italie baisseraient car ces deux pays dévalueraient plus que nous. L’impact inflationniste serait très limité, sans doute 3% la première année et de 1,5% à 2% la seconde. Nous sommes à des années-lumières des prévisions apocalyptiques des uns et des autres.

Mais, il est vrai aussi, et bien des partisans d’une sortie (ou d’une dissolution) de l’Euro ignore, que des politiques économiques adaptées à la nouvelle situation devraient être prises une fois que l’Euro aura été dissous ou que l’on en sera sortie. J’insiste sur ce point, la sortie de l’Euro est nécessaire tant en raison des effets destructeurs immédiats de l’Euro que de ses effets paralysants sur l’activité économique. Mais, une sortie de l’Euro ne sera pas en elle-même suffisante. Il faudra mettre en place de nouveaux systèmes de financements de l’économie française, reprendre le dossier des banques et des assurances, développer une véritable politique industrielle. Si cela n’est pas fait, une sortie de l’Euro n’aura que des effets transitoires. Par contre, ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que rien de tout cela ne pourra être fait tant que nous resterons dans l’Euro.

Franck ABED : D’une manière générale comment expliquez-vous le peu de succès des monnaies locales qui tentent de coexister avec l’Euro, tandis que certains estiment qu’elles pourraient même le remplacer en cas de grave crise monétaire ?

Jacques SAPIR : Les monnaies parallèles (ou locales) ne sont pas des « monnaies » au sens plein du terme. Ce ne sont « que » des systèmes de paiements. Pour qu’un « système de paiement » devienne une monnaie il faut que des dettes puissent être émises et puissent circuler et qu’il soit un système couvrant le territoire et donc accepté par tous. L’exemple de la Russie confirme qu’en cas de grave crise, liée d’ailleurs à une politique d’austérité, ces systèmes de paiements ont permis à des activités économiques de survivre[11]. Mais, ils ne peuvent aller au-delà.

Franck ABED : Partagez-vous les idées de Maurice ALLAIS – notre seul Prix Nobel d’Economie avec Gérard Debreu – qui défendait l’idée de la « Forteresse Europe » avec une forme de protectionnisme aux frontières et des libertés économiques assez prononcées à l’intérieur de cette même zone (étant donné que les pays appartenant à cette dernière seraient homogènes économiquement) ?

Jacques SAPIR : En fait, la relative homogénéité ne s’applique qu’à quelques pays. Les divergences avec l’Allemagne ou la Grande-Bretagne sont très importantes. Cela invalide en réalité, l’hypothèse de Maurice Allais. Il faut même constater que depuis 2000 l’hétérogénéité s’est accrue entre les pays d’Europe du fait même de l’existence de l’Euro, un phénomène que j’ai appelé, en 2009, « l’euro-divergence »[12]. Des formes d’association sont par contre possibles, autour de projets industriels innovants, et ces associations impliquent des formes de libéralisation.

Franck ABED : En étudiant l’histoire, nous nous rendons compte que de nombreux pays et/ou systèmes politiques se montrèrent incapables de se réformer politiquement et/ou économiquement parlant, ce qui conduisit soit à un écroulement, soit à une révolution. La République en France se montre incapable depuis de nombreuses décennies (au moins trois) de relever les grands défis de notre temps. Entre la crise économique, la crise politique, les fortes absentions aux élections depuis de nombreuses années, le ras bol du pays réel face au pays légal, les attentats musulmans sur le sol national, la crise migratoire etc, pensez-vous que la France soit dans un climat prérévolutionnaire ou révolutionnaire ?

Jacques SAPIR : En réalité, c’est moins l’incapacité à se « réformer » qui condamne un système politique que la perte de sa légitimité. N’oublions jamais que derrière le mot réforme il y a aussi un contenu social très fort, une lutte des classes au sens plein du terme pour faire payer les conséquences de la crise par le plus grand nombre. De fait, les économies occidentales sont aujourd’hui plus inégalitaires qu’elles ne l’étaient dans les années 1960. Mais, il est clair que la perte de légitimité d’un système politique, perte qui se traduit dans l’absence de légitimité de ses institutions, est le prélude à des troubles sociaux importants, voire à des révolution. De fait non seulement les institutions politiques sont en crise de légitimité mais aussi la presse et la justice. Il est frappant cependant que dans ce contexte nul ne cherche à remettre en cause le cadre démocratique, du moins dans le peuple. Les mouvements que l’on qualifie « d’extrémiste » aujourd’hui, qu’ils soient de droite ou de gauche, se revendiquent des principes républicains et demandent en fait plus de démocratie et non pas moins. Ceci fait une différence radicale avec la crise des années 1930, et rend tous les parallèles qui sont faits avec cette époque d’une rare stupidité.

Ce qui est cependant frappant c’est que dans les élites politiques et économiques il y a bien un projet de changement du système politique et social, et un projet qui est massivement anti-démocratique. Face à la crise de légitimité des institutions les élites, au lieu de se poser la question de savoir comment pourraient-elles redonner de la légitimité à ces institutions se sont décidées à suspendre le principe de souveraineté, qui est la base même de la légitimité, et à dissoudre le principe de légitimité dans celui de légalité. Or, c’est à Carl Schmitt, un auteur qu’il n’est pas facile de réintégrer dans une conception réellement démocratique[13], qu’il revient de défendre l’impérieuse nécessitée de distinguer le juste du légal. Dans la critique de la démocratie libérale qui construit[14], dans le procès contre le parlementarisme libéral qu’il instruit, on peut trouver les éléments qui vont nous aider à penser la société politique et à la penser justement dans un sens démocratique. Pour cela, il faut comprendre que Carl Schmitt articule une critique du libéralisme, perçu tout à la fois comme une idéologie et une pratique, sur une critique des fondements du légalisme démocratique. Cette attaque contre la démocratie parlementaire et le pouvoir des majorités qui en sont issues, permet de comprendre ce qu’il vise en réalité : la dépersonnalisation de l’action politique. Cette dépersonnalisation doit conduire selon lui à une dépolitisation des sociétés, processus qui porte en lui le germe de leur disparition. Pour Schmitt, dans la démocratie parlementaire parfaite, le pouvoir a cessé d’être celui des hommes pour devenir celui des lois. Mais, les lois ne “règnent” pas ; elles s’imposent comme des normes générales, on pourrait dire de manière « technique » aux individus. Dans un tel régime, il n’y a plus de place pour la controverse et la lutte pour le pouvoir et pour l’action politique. On est bien, en réalité, en présence d’une dépolitisation totale : “ Selon le principe fondamental de la légalité ou conformité à la loi, qui régit toute l’activité de l’État, on arrive en fin de compte à écarter toute maîtrise et tout commandement, car ce n’est que d’une manière impersonnelle que le droit positif entre en vigueur. la légalité de tous les actes de gouvernement forme le critère de l’État Législateur. Un système légal complet érige en dogme le principe de la soumission et de l’obéissance et supprime tout droit d’opposition. En un mot, le droit se manifeste par la loi, et le pouvoir de coercition de l’État trouve sa justification dans la légalité[15]. Dans ce système la question du contenu du droit n’est plus posée. Ceci est très vrai et aujourd’hui parfaitement évident si l’on regarde le fonctionnement des institutions de l’Union européenne mais aussi ce qui se passe dans notre pays.

Ce qui semble donc devoir se préparer est moins une « révolution » au sens des révolution du XXème siècle qu’une lutte pour recouvrer la souveraineté et restaurer la légitimité[16]. Ceci implique à la fois la définition d’un champ des affrontements antagoniques (soit entre Amis/Ennemis[17]) mais aussi, en contrepartie, d’un champ des affrontements « agoniques » c’est à dire entre adversaires[18], mais partageant une certaine conception du système qui serait souhaitable de défendre. Nous sommes ici renvoyés à la question des « Fronts de libération nationale » dont parlait Stefano Fassina et à la question des coalitions qu’il serait nécessaire de construire. Mais, cette lutte pour recouvrer la souveraineté aura nécessairement des dimensions révolutionnaires.

Franck ABED : Nous trouvons étonnants qu’aujourd’hui les libéraux (qu’ils soient économistes ou philosophes) soient placés « à droite » sur notre échiquier politique. En effetdans notre pays les notions de gauche et droite sont nées dans un contexte très précis, en 1791 avec le vote sur la Constitution Civile du Clergé. Les gens placés à gauche de l’Assemblée ont voté pour, c’est-à-dire qu’ils défendaient l’idée d’une soumission du spirituel au temporel. Les gens placés à droite de l’Assemblée ont voté contre, car ils défendaient l’idée que le temporel devait être soumis au spirituel. Historiquement et dans ses principes le libéralisme est défini comme une « pensée de gauche » (l’avoir opposé à l’être, l’adaptabilité permanente contre la tradition…). Quel est votre avis?

Jacques SAPIR : Le véritable problème est que le « libéralisme » a changé de nature. En France, le terme renvoie majoritairement au champ économique et qualifie – à tort ou à raison – une idéologie conservatrice, individualiste, et centrée sur les marchés. Il n’est donc pas étonnant que ce terme définisse des personnes situées à droite sur l’échiquier politique. Par contre, aux Etats-Unis, le qualificatif de libéral sert plutôt à désigner ce que nous appellerions des progressistes. Il convient de retenir ici deux principes dont le philosophe, et homme politique américain, John Dewey considérait qu’ils définissaient le libéralisme : l’accomplissement par la libre activité des individus de leurs potentialités et le rôle de la raison scientifique dans notre compréhension du monde[19].

Le libéralisme, au sens initial, s’affirme comme le descendant de la Renaissance et l’héritier des Lumières. Il implique la reconnaissance de la spécificité de la vie privée et de la liberté de conscience. Ces deux principes découlent du constat que les sociétés sont confrontées à la pluralité religieuse et qu’elles ont connu de sanglantes guerres civiles. La reconnaissance de la spécificité d’une approche guidée par les principes de l’observation et de l’analyse scientifique de la nature qui, dans la Renaissance, se manifesta avec force par exemple dans le domaine de la médecine (avec les premières dissections), n’est possible que si la question de la religion est cantonnée à la sphère privée. Jean Bodin, un contemporain de la fin des Guerres de Religion, l’a bien montré[20]. Cependant, le libéralisme est rapidement confronté à deux contradictions. La première vient de son lien avec l’individualisme méthodologique, et plus précisément avec l’atomisme, qui s’affirme au XIXème siècle. Le libéralisme est alors supposé nécessiter des individus indépendants. C’est la base de la théorie utilitariste qui est donc associée au libéralisme[21]. Mais, les travaux de psychologie expérimentale remettent en cause l’idée d’un individu construisant ses préférences en totale isolation avec le monde qui l’entoure[22]. Les actions collectives déterminent souvent, et parfois à l’insu de leurs auteurs, les actions individuelles. Le libéralisme est ainsi en contradiction entre l’idéologie et la démarche scientifique. Le second problème tient à la fétichisation de la propriété individuelle. Celle-ci est considérée comme un prérequis à l’accomplissement par la libre activité des individus de leurs potentialités. Mais, la nature imprévisible des conséquences non-intentionnelles de l’usage de la propriété individuelle implique au contraire la nécessité de réglementations collectives contraignant cet usage. Cette nécessité s’accroît avec la montée de la densité sociale des sociétés modernes.[23] De plus, contrairement à une idée issue des Lumières, et dont Condorcet se fit le héro[24], les probabilités ne guident pas le monde[25]. La question de l’incertitude radicale, comme on l’a déjà dit, a conduit de nombreux auteurs, comme J-M. Keynes, à se séparer du libéralisme après l’avoir embrassé. Les contradictions évoquées ont ainsi conduit le libéralisme à se départir de ses principes originels et à dégénérer dès la seconde moitié du XIXe siècle.

Je me sens ainsi plus fidèle à l’idée du libéralisme tel qu’elle s’est constituée au XVIIème siècle que telle qu’elle a évolué au XVIIIème et au XIXème siècle. De ce point de vue je suis un « libéral » au sens donné par Dewey, et un anti-libéral farouche dans le cadre français et européen. Car, le libéralisme est aussi devenue une idéologie qui nie ses propres principes et en particulier celui du libre développement du plus grand nombre. C’est ce que l’on constate dans le cas du neo-libéralisme qui prône la liberté complète des capitaux et des marchés financiers, mais aussi le libre-échange intégral. Ce neo-libéralisme prétend avoir trouvé sa pierre philosophale dans un raisonnement qui ramène l’économie à un système entièrement probabiliste, ce qui est le projet de la « nouvelle économie classique »[26]. Voilà donc qui donne aujourd’hui cette figure haïssable au libéralisme, où le plus grand nombre est soumis à une volonté de la minorité qui camoufle ses appétits sous le masque de phénomènes prétendument naturels. Loin d’avoir promu l’intérêt général ou l’intérêt des plus pauvres[27], le libre-échange fut au contraire un moyen pour « tirer l’échelle » sur laquelle voulait monter les pays en développement[28]. La liberté des capitaux engendre le retour des crises qui sont alors assimilées à des faits de nature alors qu’elles ne sont que le produit de l’action de certains hommes. Le chômage qui en découle n’est en rien une catastrophe naturelle. Il est sur la main de nos dirigeants cette tache de sang qui, comme le dit Lady Macbeth sombrant dans la démence, « ne peut s’adoucir en dépit de tous les parfums de l’Arabie »[29].

Franck ABED : Si vous deviez conseiller la lecture de trois ouvrages sur l’économie quels seraient-ils et pour quelles raisons ?

Jacques SAPIR : Le premier sera Le Manifeste du Parti Communiste, texte de 1848, de Marx et Engels. C’est un texte d’une grande force qui en quelques phrases pose le problème fondamental de l’économie, et c’est ce texte qui m’a convaincu d’être un économiste. Le deuxième sera un grand classique sur les crises financières, lisible par tout un chacun, et qui contient tout ce qu’un individu doit savoir sur ces crises : Manias, Panics and Crashes de Charles P. Kindleberger. C’est ce livre qui décidé de mon intérêt pour la chose financière. Il reste aujourd’hui d’une brûlante et terrible actualité. Le troisième sera Rationalité et irrationalité en économie, de Maurice Godelier car ce livre pose le problème de ce que nous considérons comme « rationnel » et du lien entre cette conception du « rationnel » et l’économie.

Notes

[1] Dont l’URL est : http://entretiensdefranckabed.com/2016/01/15/leconomie-le-liberalisme-le-protectionnisme-entretien-avec-jacques-sapir-par-franck-abed/

[2] Bhaskar, R.A., Reclaiming Reality: A Critical Introduction to Contemporary Philosophy, Londres, Verso, 1989.

[3] Haavelmo T., « The Probability Approach in Economics », Econometrica, 12, 1944, pp.1-118

[4] Lucas R.E. Jr., Studies in Business-Cycle Theory, Cambridge, MIT Press, 1981, p.224

[5] Cottrel, A., « Keynes’s Theory of Probability and its Relevance to his Economics », inEconomics and Philosophy, vol. 9, 1993, pp. : 25-51.

[6] Carabelli, A., « Keynes on Cause, Chance and Possibility », in T. Lawson et H. Pesaran (édits.), Keynes’s Economics: Methodological Issues, Croom Helm, Londres, 1985, p. 151-180.

[7] Sapir J., “Calculer, comparer, discuter: apologie pour une méthodologie ouverte en économie”, in Économies et Sociétés, série F, n°36, 1/1998, numéro spécial, Pour aborder le XXIème siècle avec le développement durable, édité par S. Passaris et K. Vinaver en l’honneur du professeur Ignacy Sachs, pp. 77-89.

[8] Voir : Konstantakopoulos D., Lessons of the Greek Tragedy, Valdaï Paper, n°40, décembre 2015.

[9] Voir « Le Texte de Fassina », note publiée le 24 août 2015 sur Russeurope,http://russeurope.hypotheses.org/4235

[10] Sapir J., « Qui veut de l’Euro ? », note publiée le 14 janvier 2015 sur Russeurope,http://russeurope.hypotheses.org/4633

[11] Sapir J., “Troc, inflation et monnaie en Russie : tentative d’élucidation d’un paradoxe” in S. Brama, M. Mesnard et Y. Zlotowski (edits.) La Transition Monétaire en Russie – Avatars de la monnaie, crise de la finance (1990-2000), L’Harmattan, Paris, 2002, pp. 49-82.

[12] Sapir J., « From Financial Crisis to Turning Point. How the US ‘Subprime Crisis’ turned into a worldwide One and Will Change the World Economy » in Internationale Politik und Gesellschaft, n°1/2009, pp. 27-44.

[13] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, Verso, 2002. Voire aussi Mouffe C., (ed.), The Challenge of Carl Schmitt, Verso, Londres, 1999

[14] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932.

[15] Idem, p. 40.

[16] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michallon, 2016.

[17] Schmitt C., Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988.

[18] Mouffe C., The Democratic Paradox, Londres et New York, Verso, 2000, et, du même auteur, Agonistics: thinking the world politically, Londres, Verso, 2013.

[19] Dewey J., Après le Libéralisme, traduit par N. Ferron et présenté par G. Garreta, Flammarion, Paris, 2014, p. 100.

[20] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591.

[21] Emmanuelle De Champs (dir.) et Jean-
Pierre Cléro (dir.), Bentham et la France:
Fortune et infortunes de l’utilitarisme,
Voltaire Foundation, coll. « Studies on
Voltaire & the Eighteenth Century », 
2009, 330 p.

[22] Voir la recension de ces travaux dans Sapir J., Quelle économie pour le XXIè siécle, Paris, Odile Jacob, 2005, chap. 1 et 2.

[23] Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, Presses Universitaires de France, coll. Quadrige, Paris, 1999 (première édition, P.U.F., Paris, 1937).

[24] Baker K. M., Condorcet : from Natural Philosophy to Social Mathematics, Chicago, London, University of Chicago Press, 1975.

[25] Granger G-G., La Mathématique Sociale du Marquis de Condorcet, PUF, Paris, 1956

[26] Robert Lucas a écrit que là ou il y a incertitude le raisonnement économique n’a plus de valeur. Lucas R.E., Studies in Business Cycle, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1981, p. 224.

[27] Mkandawire T., « Thinking About Developmental States in Africa », Cambridge Journal of Economics, vol. 25, n° 2, 2001, p. 289-313.

[28] Chang H.-J. , Kicking away the Ladder: Policies and Institutions for Development in Historical Perspective, Londres, Anthem Press, 2002.

[29] Shakespeare W., Macbeth, acte 5, scène 1, « Here’s the smell of the blood still. All the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand. »
Poster un commentaire