- Dans un article paru dans Le Figaro le 29 juin dernier, vous parlez du référendum grec comme du « retour de la démocratie en Europe ». Vous parlez des « menaces, les pressions, et les ultimatums » de la Troïka envers la Grèce et de la « tyrannie de la Commission et du Conseil ». Pouvez-vous justifier ces termes ?
A cet effet, ces dirigeants ont déployés tout l’arsenal des mesures coercitives dans le domaine économique et financier contre la Grèce. La Banque Centrale Européenne est même allée contre son mandat explicite, qui est d’assurer le bon fonctionnement du système bancaire dans les pays de la zone Euro, en organisant ce qui s’apparentait non pas à un contrôle des capitaux mais à un étranglement du système bancaire grec. Nous avons donc été les témoins de pressions inouïes sur le gouvernement démocratiquement élu d’un pays censément souverain. Ces dirigeants européens ont donc repris en le sachant ou non, le discours de l’Union soviétique par rapport aux pays de l’Est en 1968 lors de l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague : la fameuse théorie de la souveraineté limitée. Ils affectent, et on le voit de manière de plus en plus claire, de considérer les pays membres de l’Union européenne comme des « colonies », ou plus exactement comme des « dominion », dont la souveraineté serait soumise à celle de la métropole (la Grande-Bretagne dans le cas d’origine). Sauf qu’en l’occurrence, il n’y a pas de métropole, si ce n’est Bruxelles. L’Union européenne peut donc être considéré comme un système colonial sans métropole.
Bien entendu, il n’y a pas eu d’intervention militaire, comme il y eut dans le temps, que ce soit à Budapest en 1956 ou à Prague en 1968, mais le principe est exactement le même. La question posée n’était pas d’ordre technique, mais elle touchait aux principes de la démocratie[3]. Voilà pourquoi j’ai employé ces termes qui sont très fort de menaces (comme celles subies par Yannis Varoufakis quand il était le Ministre des finances du gouvernement grec[4]), d’ultimatum et pourquoi je parle d’une « tyrannie » des institutions européennes. On peut considérer que ces pratiques ont mis fin, dans les faits, à la construction européenne telle que nous l’avions connue jusque là[5]. Il est clair que, depuis cet été, la construction européenne se défait, comme on en a la preuve avec la crise des réfugiés et ce qu’il advient des accords de Schengen et de la « solidarité » européenne.
2. L’Union Européenne et la démocratie : deux termes incompatibles donc ?
Il ne devrait pas en être ainsi. Mais, il nous faut constater qu’il en est ainsi.
Souvenons nous de ce que, lors de la campagne qui précéda l’élection de janvier 2015 M. Jean-Claude Juncker, le Président de la Commission Européenne s’était ingéré dans le choix des électeurs grecs[6]. Il avait alors assez clairement signifié sa préférence pour un gouvernement conservateur en Grèce. Cet incident est éclairant de la dérive que les institutions européennes ont connue depuis 15 ans. Qu’un chef de gouvernement exprime ses préférences politiques lors d’élections dans un autre pays est une attitude certes inamicale, ou à tout le moins manquant au devoir de réserve, mais elle est compréhensible. Ce chef de gouvernement exprime les intérêts (ou ce qu’il pense être les intérêts) de son pays. Mais, M. Juncker n’est pas le chef du gouvernement d’un pays ; il n’est que le président de la Commission européenne et, de ce point de vue, se doit de respecter une stricte neutralité devant les choix de l’un des pays membres de l’Union européenne. Le fait qu’il se soit permis cette déclaration, que l’on peut juger scandaleuse, témoigne du fait qu’il se pense en droit de le faire. Et c’est ce « droit » qui doit nous interroger. Il signifie que M. Juncker pense détenir un droit supérieur aux électeurs grecs pour dire par qui ils doivent être dirigés. Par cette déclaration, M. Juncker trahit ainsi non seulement le fait qu’il se moque bien du processus démocratique en Grèce mais aussi qu’il considère que la Commission européenne est bien une instance supérieure aux gouvernements des pays membres, un instance dont la légitimité lui permet à lui, le petit politicien faisandé d’un pays dont les pratiques fiscales constituent un scandale permanent, de dicter ses conditions. Le fait qu’aucun des autres dirigeants politiques des pays de l’Union européenne n’ait réagi à ces déclarations de M. Juncker montre bien qu’ils consentent à cette situation.
Alors, on peut avoir des déclarations tonitruantes lors des campagnes électorales des uns et des autres réclamant « plus de démocratie » de la part des institutions européennes. La vérité est que lorsqu’il aurait fallu protester, ces dirigeants se sont tus. Ils se sont tus lorsque l’alliance de Mme Merkel et de Nicolas Sarkozy a chassé du pouvoir Silvio Berlusconi en Italie. Quoi que l’on puisse penser de M. Berlusconi, de ses méthodes de gouvernements et de sa vie privée, il avait été légalement désigné comme Premier ministre. Ils se sont tus donc quand, en janvier 2015, M. Juncker s’est cru autorisé à faire cette déclaration inouïe. Ils se sont tus devant les pratiques de la Commission de Bruxelles et de l’Eurogroupe contre la Grèce. Ces dirigeants, et ceci inclut tant les dirigeants « socialistes » que les dirigeants des partis du centre-droit, portent une énorme responsabilité dans la situation actuelle.
Souvenons nous toujours de cette phrase prémonitoire de Bossuet : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit, quoique ce soit avec répugnance »[7].
3. Vous accusez l’Eurogroupe d’illégalité en disant que « Dans un acte qui conjugue l’illégalité la plus criante avec la volonté d’imposer ses vues à un Etat souverain, l’Eurogroupe a décidé de tenir une réunion en l’absence d’un représentant de l’Etat grec ». Alors moi, de ma position de non-experte, je me demande : mais le référendum en Grèce était-il légal, comme il a mis en discussion le plan de sauvetage de la Grèce?
Votre question pose le problème du statut juridique d’un accord international et celui des relations entre le droit international et les règles de la souveraineté nationale. Il faut ici tout d’abord se souvenir que le droit international est un droit de coordination, autrement dit soumis à la règle de l’unanimité. Ce droit international découle du droit interne des Etats[8]. Tant que l’on reste dans de la coopération internationale aucune décision ne peut aller à l’encontre de la souveraineté de l’un des participants. C’est ce que dit Simone Goyard-Fabre : “Que l’exercice de la souveraineté ne puisse se faire qu’au moyen d’organes différenciés, aux compétences spécifiques et travaillant indépendamment les uns des autres, n’implique rien quant à la nature de la puissance souveraine de l’État. Le pluralisme organique (…) ne divise pas l’essence ou la forme de l’État; la souveraineté est une et indivisible“[9]. De ce point de vue, il est essentiel de comprendre que, contrairement aux tentatives des juristes européens de « mettre entre parenthèse » la question de la souveraineté[10], celle-ci est bien centrale. Elle est essentielle en ceci que la souveraineté est l’essence et l’origine du droit. Le fait que l’on puisse faire un mauvais usage de la souveraineté ne condamne pas plus cette dernière que les camps d’extermination ont condamné l’usage des chemins de fer !
Bien sur, on avance souvent l’hypothèse que les traités internationaux limitent la souveraineté des États. Les traités sont en effet perçus comme des obligations absolues au nom du principe Pacta sunt servanda [11]. Mais, ce principe peut donner lieu à deux interprétations. Soit ces traités ne sont rien d’autre qu’une mise en œuvre d’un autre principe, celui de la rationalité instrumentale. Il implique donc de supposer une Raison Immanente et une complétude des contrats que sont les traités, deux hypothèses dont il est facile de montrer la fausseté du point de vue des capacités cognitives des individus[12]. Cependant on peut retrouver dans cette interprétation la trace de laGrundnorm de Kelsen[13]. Elle est donc très vulnérable à toutes les critiques qui se sont élevées depuis des décennies contre le jusnaturalisme[14].
Soit on peut aussi considérer que ce principe signifie que la capacité matérielle des gouvernements à prendre des décisions suppose que toutes les décisions antérieures ne soient pas tout le temps et en même temps remises en cause. Cet l’argument fait appel, quant à lui, à une vision réaliste des capacités cognitives des agents. Un traité qui serait immédiatement discuté, l’encre de la signature à peine sèche, impliquerait un monde d’une confusion et d’une incertitude dommageables pour tous. Mais, dire qu’il est souhaitable qu’un traité ne soit pas immédiatement contesté n’implique pas qu’il ne puisse jamais l’être. En particulier quand le contexte présidant à sa signature a changé.
S’il est donc opportun de pouvoir compter, à certaines périodes, sur la stabilité des cadres qu’organisent des traités, ceci ne fonde nullement leur supériorité sur le pouvoir décisionnel des parties signataires, et donc sur leur souveraineté. C’est pourquoi d’ailleurs le droit international est nécessairement un droit de coordination et non un droit de subordination[15]. L’unanimité y est la règle et non la majorité. Cela veut dire que la communauté politique est celle des États participants, et non la somme indifférenciée des populations de ces États. Un traité n’est contraignant que pour ses signataires, et chaque signataire y jouit d’un droit égal quand il s’engage par signature, quelle que soit sa taille, sa richesse, ou le nombre de ses habitants[16].
Ces réflexions conduisent à considérer non seulement le référendum du 6 juillet 2015 colle légal (et il l’était incontestablement car la loi grecque avait ici primauté sur les règlements européens) mais aussi légitime. Il l’était tant comme expression de la souveraineté de l’Etat grec (et tout Etat peut consulter ses citoyens sur un sujet d’importance) que dans la procédure utilisée qui consistait, devant un point de blocage dans les négociations, a faire renouveler son mandat par le peuple souverain. Il faut ici comprendre que toute contestation de la légitimité de ce référendum, car sa légalité elle ne souffre pas contestation, revient à contester la souveraineté de la Grèce et, de ce point de vue, on aboutit à une vision d’une Union européenne se comportant comme si elle était un Etat fédéral alors que jamais elle ne s’est constitué en Etat fédéral. En des termes juridiques, cela constituerait les autorités européennes en Tyrannus Absque Titulo ou en pouvoir qui s’est constitué de manière injuste, et constitue bien une Tyrannie. Les autorités européennes ont d’ailleurs eu conscience de l’abus de pouvoir que représenterait une contestation frontale de ce référendum et elles se sont contentées, si on peut dire, d’en refuser par avance les résultats. Mais, en recevant à Bruxelles les partis et groupes politiques qui militaient pour le « oui », elles ont pris partie dans le processus, et l’on sait aussi que d’un point de vue juridique on ne peut contester un processus dont on est partie prenante. Cette contradiction n’a pas été suffisamment relevée à l’époque. Du moment où, même indirectement, les autorités européennes se situaient dans le processus référendaire (par le soutien à un camp) elles se privaient du droit de la contester et elles devaient en accepter le résultat. Le fait qu’elles aient et pris partie et refusé le résultat nous confronte alors à une autre forme de Tyrannie : le Tyrannus ab Exercitio[17]. C’est un pouvoir qui, établi de manière juste, fait un usage injuste de son pouvoir. Et il faut constater que ces institutions sont issues des Etats, mais qu’elles se prétendent supérieures à ces mêmes Etats, ce qui est typique d’un Tyrannus ab Exercitio.
Il est ici intéressant de constater que, quelque soit la position adoptée par les autorités européennes, la contestation du référendum grec du 6 juillet les exposait à une accusation fondée en Tyrannie. Que ces dirigeants, que ce soit M. Juncker ou d’autres, ne l’aient pas sentis montre à quel point ils vivent dans leur propre monde et constituent, de ce fait, une menace directe pour la liberté des peuples européens.
4. On a l’impression qu’en Grèce, après le référendum, rien n’a changé. Confirmez-vous cette impression ? Qu’est-ce qui a changé, qu’est-ce qui est resté pareil ?
Il est clair qu’en apparence rien n’a effectivement changé. La victoire du « Non », victoire dont il faut rappeler qu’elle fut très nette avec près de 62% des votants, n’a pas empêché la capitulation du gouvernement grec dans la nuit du 12 au 13 juillet. Mais, dans l’opinion des pays de l’Union européenne, il y a eu un changement important. A partir de ce double résultat, un processus démocratique qui aboutit à sa négation par les autorités européennes, s’est constitué le sentiment que c’était « eux », les dirigeants européens, contre « nous », les différents peuples des pays de l’Union européenne. Cette forme de représentation rappelle bien entendu celle qui avait cours dans l’ex-Union soviétique où la dichotomie Eux/Nous a joué un rôle capital dans la perte de légitimité du pouvoir et, à la fin des fins, dans la destruction de l’ex-URSS.
Cette négation de la démocratie, ce que l’on peut appeler un déni de la démocratie, a engendré des réactions très fortes dans différends pays[18]. Stefano Fassina, un homme politique italien, a appelé à la constitution de « Fronts de Libération Nationale » dans chaque pays[19].
Cette dichotomie désormais bien établie dans le domaine des représentations politiques a ses conséquences dans les différents pays. Nous avons vu, au début du mois de décembre, les danois refuser – par un référendum – de donner plus de pouvoir à l’Union européenne. Dans plusieurs pays, comme la Slovaquie, la Hongrie et même en Pologne on voit depuis cet été les décisions de l’Union européenne remises en cause et sa légitimité contestée. L’attitude de nombreux pays à propos de la crise des réfugiés que connaît l’Europe et de son traitement par l’Union européenne, est révélatrice de la crise engendrée par l’attitude de l’UE vis-à-vis de la Grèce à l’été 2015. En politique, tout se paye.
Les résultats du premier tour des élections régionales en France sont aussi un révélateur de cette crise qui est désormais très profonde. La dichotomie Eux/Nous s’est traduite par une forte montée en pourcentage du vote pour le Front National qui atteint désormais la barre des 28%. Dans le même esprit l’effondrement de la gauche radicale qui s’est divisée sur la question de la Grèce, le PCF approuvant la capitulation du 13 juillet[20] et le Parti de Gauche la dénonçant[21], est aussi une conséquence du changement important des représentations. De ce point de vue, il est évident que le contexte national a été déterminant dans ces élections régionales. Une partie des électeurs considère, et je pense à juste titre, que la question de la souveraineté est devenu primordiale. Désormais, et c’est sans doute un changement majeur qu’a induit le référendum grec du 6 juillet et les événements qui ont suivi, l’opposition à l’Union européenne et la question de la souveraineté, sont devenues dans de nombreux pays des points clivant dans les opinions publiques. On doit regretter qu’en France cette question de la souveraineté ait été abandonnée au Front National. Ceux qui à « gauche » ont pris la responsabilité de cet abandon porteront la responsabilité des conséquences prévisibles de cet acte, tout comme ils en porteront jusqu’à leur mort les stigmates.
5. Il semble que le référendum en Europe sur des questions européennes est de plus en plus utilisé pour exprimer le scepticisme contre l’UE (Grèce en juillet, Danemark la semaine passée, Royaume-Uni 2017). Confirmez-vous cette hypothèse ? Le référendum est-il l’outil adapte pour s’opposer à l’Europe, et pourquoi. Est-ce qu’il y a d’autres outils de la démocratie à la portée du gouvernement pour questionner l’opinion du peuple ?
Il est clair aujourd’hui que la remise en cause du processus d’intégration européenne passe par des référendums. Il est aussi évident que l’on ne pourra plus, que ce soit au niveau d’un pays ou à celui des autorités européennes, s’opposer aux résultats de ces référendums, s’ils remettent en question la construction européenne. Ce qui s’est passé cet été avec la Grèce a été un véritable tournant dont on ne mesure sans doute pas encore toute la portée. Si un gouvernement voulait, comme ce fut le cas en France après le référendum sur le projet de traité constitutionnel européen de 2005, passer en force sur une question concernant la construction européenne, il prendrait le risque d’une véritable guerre civile. Nous en sommes revenus à la situation de la fin du XIXème siècle, quand le Président Mac-Mahon répliqua à la proposition faite par le prétendant au trône de rétablir le drapeau blanc : « les chassepots (i.e. les fusils) partiraient tout seuls ».
Cette utilisation du référendum est logique au vue des questions posées. Mais ce n’est pas nécessairement le seul instrument. On peut considérer qu’en votant massivement pour SYRIZA en janvier 2015 les électeurs grecs avaient déjà envoyé un message sur ce point. Mais, ce message était, comme il est normal dans des élections générales, mixé avec d’autres messages. On peut considérer que lors du vote du 6 décembre (le premier tour des élections régionales) de nombreux électeurs français se sont prononcésindirectement contre le tour pris depuis ces dernières années par la construction européennes. Cependant, il est toujours possible de considérer que d’autres questions ont pesé dans le choix des électeurs. C’est pourquoi le référendum est très probablement le moyen le plus sûr de consulter les électeurs sur ce point. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ni Nicolas Sarkozy ni François Hollande ne veulent aujourd’hui d’un référendum sur les questions européennes, car ils savent trop quel en serait le résultat. Le déni de démocratie, c’est aussi cela.
6. Grâce à sa forme légale, le référendum semble être l’instrument démocratique par excellence. Est-il le cas ? Est-ce que l’opinion du peuple intéresse vraiment les gouvernements, ou est-ce qu’on essaie à travers le référendum d’achever d’autres buts politiques, comme la légitimation de la politique du gouvernement (plébiscite) ou la légitimation ou mise en discussion de l’UE ? Du coup, est-ce que le référendum est compatible avec les logiques de l’UE?
Non seulement le référendum est une forme légale essentielle, mais c’est aussi un instrument pour re-légitimer un pouvoir en crise. En fait, Max Weber a montré que l’autorité (et donc la légitimité) charismatique peut jouer un rôle important face à l’autorité bureaucratique[22]. Et, dans les systèmes politiques modernes, le problème principal n’est plus l’opposition ouverte à la démocratie, mais l’opposition insidieuse qui provient de l’envahissement d’un vocabulaire que l’on présente abusivement comme « technique » et qui aboutit à dépolitiser la politique[23].
Le discours économique de certains économistes porte ici une lourde responsabilité[24]. La montée en puissance de la complexité des institutions et des relations entre individus qui en découlent impose naturellement que la dimension technique, celle qui est concernée par le « comment », devienne de plus en plus présente. Mais, la question de lajustesse des institutions et des relations, autrement dit la question de leur finalité, se pose de manière tout aussi impérieuse. Il est impossible, et on le voit dans de multiples exemples, de considérer que la question du « comment » a supplanté celle du « pourquoi ». Une partie des crises que nous connaissons aujourd’hui en découle. On peut même aller plus loin, et considérer que le référendum est aujourd’hui une nécessité pour réinjecter de la légitimité dans des formes politiques, celles du parlementarisme libéral, qui en sont dépourvue[25].
Ceci nous renvoie à l’œuvre de Carl Schmitt. Le personnage est pour le moins controversé, et il a pris des positions politiques détestables[26], mais le juriste reste une référence fondamentale. Carl Schmitt défend l’impérieuse nécessitée de distinguer lejuste du légal. Il insiste, et sur ce point il a incontestablement, que toute confusion du juste avec le légal interdit de pouvoir poser la question fondamentale en politique de l’existence ou non d’une tyrannie. Dans sa critique de la démocratie libérale qu’il construit et dans le procès contre le parlementarisme libéral qu’il instruit, on peut trouver les éléments qui vont nous aider à penser la société politique et à la penser justement dans un sens démocratique. Pour cela, il faut comprendre que Carl Schmitt articule une critique du libéralisme, perçu tout à la fois comme une idéologie et une pratique, sur une critique des fondements du légalisme démocratique. Cette attaque contre la démocratie parlementaire permet de comprendre ce qu’il vise en réalité : la dépersonnalisation de l’action politique. Cette dépersonnalisation conduit selon lui à une dépolitisation des sociétés, processus qui porte en lui le germe de leur disparition et de retour à la guerre civile. Dans la démocratie parlementaire parfaite en effet, le pouvoir a cessé d’être celui des hommes pour devenir celui des lois et des normes. Mais, ces lois ne “règnent” pas ; elles s’imposent comme des normes générales, de manière « technique » aux individus. Dans un tel régime, on ne peut plus contester la justesse d’une norme et il n’y a plus de place pour la controverse, pour la lutte pour le pouvoir et pour l’action politique. C’est d’ailleurs le sens profond de la « démocratie apaisée », qui est un concept qu’affectionnent tant nos divers Présidents, de Jacques Chirac à François Hollande en passant par Nicolas Sarkozy. Cette démocratie apaisée, il faut le craindre, et une démocratie morte. On est bien, en réalité, en présence d’une dépolitisation totale. Il faut donc ici citer Carl Schmitt : “ Selon le principe fondamental de la légalité ou conformité à la loi, qui régit toute l’activité de l’État, on arrive en fin de compte à écarter toute maîtrise et tout commandement, car ce n’est que d’une manière impersonnelle que le droit positif entre en vigueur. la légalité de tous les actes de gouvernement forme le critère de l’État Législateur. Un système légal complet érige en dogme le principe de la soumission et de l’obéissance et supprime tout droit d’opposition. En un mot, le droit se manifeste par la loi, et le pouvoir de coercition de l’État trouve sa justification dans la légalité“[27].
Le légalisme es présenté comme un système total, qui est par nature imperméable à toute contestation. C’est ce qui est censé permettre à un politicien de prétendre à la pureté originelle et non pas aux « mains sales » du Prince d’antan[28]. En fait, le fonctionnement du système politique tend à absoudre les dirigeants alors même qu’ils sont de plus en plus impliqués dans des taches de répression et des fonctions d’oppressions[29]. En effet, seuls des fous, des « terroristes » et n’oublions pas que ce mot fut utilisé par les Nazis et leurs séides français pour désigner les résistants, peuvent s’opposer à une politique qui est, en apparence, l’image même de la Raison et du Bien.
Dès lors, il importe peu que la procédure référendaire ait pu être dévoyée en plébiscite. C’est le risque avec tout instrument. Mais nous n’allons pas cesser d’utiliser des couteaux pour manger au prétexte de l’usage ignoble qu’en fait DAESH dans les décapitations. Nous n’allons pas cesser de prendre le train parce que les Nazis se sont servis des trains dans leur extermination des juifs d’Europe et le gouvernement ottoman dans sa tentative génocidaire contre le peuple arménien en 1915, il y a juste un siècle. Cet argument serait d’une extraordinaire pauvreté, et il montrerait, s’il devait être utilisée, que ce qui se cache derrière une mise en œuvre des référendums c’est bien, en réalité, un refus du principe de souveraineté.
Le référendum fait ainsi partie des instruments normaux que peut utiliser tout Etat souverain. Et, si une partie des dirigeants de l’Union européenne ont un problème avec le pratique référendaire c’est bien parce qu’ils ont en réalité un problème, et même un très gros problème, avec le principe de souveraineté[30].

7. Peut-on parler du référendum, notamment de celui britannique de 2017, comme d’une forme de chantage (conditions de Cameron) ? Connaissez-vous des cas de « référendums-chantages » ?
Le terme de « référendum-chantage » n’est pas approprié. Dans le cas britannique, le peuple de la Grande-Bretagne se prononcera sur la possibilité d’une sortie de l’Union européenne. Il n’y a là aucun chantage. Qu’un politicien comme David Cameron, qui – il faut le rappeler – est opposé à une sortie de la Grande-Bretagne de l’UE (ce que l’on appelle le « Brexit ») et était même initialement opposé à l’idée du référendum jusqu’à ce qu’il y soit contraint par le succès grandissant du parti eurosceptique UKIP, se serve du référendum comme instrument de négociation est une chose normale. Suivant son opinion on approuvera ou l’on désapprouvera. Mais cela ne met nullement en cause la pratique en elle-même du référendum. Un référendum a pour but soit de valider un choix politique (une Constitution ou un traité entre Etat) soit de préciser le mandat des gouvernants sur une question précise, qui ne peut être tranchée dans le cadre d’autres élections. C’est très exactement le cas avec le référendum britannique.
8. Est-il légitime de traiter des questions européennes à travers des référendums nationaux ? Pourquoi on n’a pas de référendums européens ?
Des référendums nationaux s’imposent parce que l’Union européenne est une coordination entre Nations et non une Nation en elle-même. La légitimité des institutions européennes découle de celles des Etats. On le voit dans le fait que sur un certain nombre de questions, la règle de l’unanimité s’impose toujours entre les pays de l’UE. En fait, l’usage de majorité qualifiée constitue une exception qui a été adoptée pour faciliter des accords sur des questions de moindre importance. Rappelons-nous que la Cour Constitutionnelle allemande, la Cour de Karlsruhe, a statué en 2009 qu’il n’y avait pas de peuple européen et que les fondement de la démocratie dans l’Union européenne étaient l’existence de procédures démocratiques dans chacun des Etats membres. Ainsi, La supériorité des règles et des lois nationales sur les directives européennes a été affirmée en Allemagne par un arrêt de la Cour de Karlsruhe. Ce document, l’arrêt du 30 juin 2009, stipule en effet qu’en raison des limites du processus démocratique en Europe, seuls les États-Nations sont dépositaires de la légitimité démocratique[31]. C’est la raison de droit pour laquelle il n’y a pas, et il ne peut y avoir, de référendum à l’échelle européenne. Seuls les Etats membres de l’UE sont habilités à organiser de telles procédures.
9. Quel est le sens de lancer un référendum, si après, quel que ce soit le résultat, on doit passer par les négociations ?
Soit l’on estime que ce référendum a donné mandat à un gouvernement pour négocier, et dans ce cas il convient que l’Union européenne respecte ce mandat – ce qu’elle n’a pas fait dans le cas du référendum grec – soit on est en présence de méthodes qui relèvent plus du gangstérisme que de la politique, si l’on se décide à fouler aux pieds le vote des électeurs.
10. Voyez-vous des similitudes entre le référendum en Grèce du juillet dernier et celui du Royaume-Uni prévu pour 2016 ? Et entre le référendum en Grèce et celui français du 2005 ?
Je pense que nous serons dans une situation très différente avec le référendum au Royaume-Uni. Le poids politique de ce pays interdit, et interdira, à l’Union européenne de se comporter comme elle le fit à propos de la Grèce. Si ce référendum aboutit à montrer qu’une majorité des électeurs britanniques sont pour la sortie de l’UE il sera impossible de na pas le prendre en compte. Pour ce qui est du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, il faut rappeler que la France n’avait pas été le seul pays à voter « non ». Le résultat avait été identique aux Pays-Bas. Cela avait d’ailleurs immédiatement interrompu le processus de ratification. De ce point de vue, le référendum de 2005 a bien produit un résultat. Mais, les deux partis dominants de la vie politique française, l’UMP (devenu depuis les « Républicains ») et le Parti Socialiste se sont entendus dans le dos des électeurs français pour concocter le Traité de Lisbonne et le faire ratifier par la réunion du Parlement et du Sénat, ce que l’on appelle le Congrès. C’est un des actes politiques les plus noirs de la politique française depuis 1945. Cela constitue, dans l’esprit si ce n’est dans les termes et la forme, une véritable forfaiture. Cette collusion entre ces deux partis est aujourd’hui évidente, et se manifeste quand le PS retire ses listes au profit des « Républicains » pour le deuxième tour des élections régionales. Il ne faut pas chercher beaucoup plus loin l’une des principales raisons du succès du Front National
Notes
[1] Voir Jean-Jacques Mevel in Le Figaro, le 29 janvier 2015, Jean-Claude Juncker : « la Grèce doit respecter l’Europe » : http://www.lefigaro.fr/international/2015/01/28/01003-20150128ARTFIG00490-jean-claude-juncker-la-grece-doit-respecter-l-europe.php Ces déclarations sont largement reprises dans l’hebdomadaire Politis, consultable en ligne :http://www.politis.fr/Juncker-dit-non-a-la-Grece-et,29890.html
[2] Sapir J., « Capitulation », note postée sur le carnet RussEurope, le 13 juillet 2015,http://russeurope.hypotheses.org/?p=4102
[3] Voir J. Weeks, « A spectre is haunting Europe — the spectre of democracy », note publiée sur le blog OpenDemocracy le 31 juillet 2015,https://www.opendemocracy.net/can-europe-make-it/john-weeks/spectre-is-haunting-europe-—-spectre-of-democracy
[4] Lambert H., « Exclusive: Yanis Varoufakis opens up about his five month battle to save Greece » in The New Statesman, le 13 juillet 2015, http://www.newstatesman.com/world-affairs/2015/07/exclusive-yanis-varoufakis-opens-about-his-five-month-battle-save-greece
[5] Durand C., « La Fin de l’Europe », in Contretemps, 4 août 2015,http://www.contretemps.eu/interventions/fin-leurope#.VcDi6hcDgnQ.twitter
[6] AFP cité par le Point, « Grèce, la ‘provocation’ de Jean-Claude Juncker », publié le 13/12/2014, http://www.lepoint.fr/monde/juncker-veut-des-visages-familiers-a-athenes-13-12-2014-1889466_24.php
[7] Bossuet J.B., Œuvres complètes de Bossuet, vol XIV, éd. L. Vivès (Paris), 1862-1875, p. 145. Cette citation est connue dans sa forme courte « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes ».
[8] Dupuy R.J., Le Droit International, PUF, Paris, 1963.
[9] S. Goyard-Fabre, “Y-a-t-il une crise de la souveraineté?”, in Revue Internationale de Philosophie, Vol. 45, n°4/1991, pp. 459-498, p. 480-1.
[10] Voir Jakab A., « La neutralisation de la question de la souveraineté. Stratégies de compromis dans l’argumentation constitutionnelle sur le concept de souveraineté pour l’intégration européenne », in Jus Politicum, n°1, p.4, URL :http://www.juspoliticum.com/La-neutralisation-de-la-question,28.html
[11] S. Goyard-Fabre, “Y-a-t-il une crise de la souveraineté?”, op.ci., p. 485.
[12] Voir Sapir J., Quelle économie pour le XXIème siécle, Paris, Odile Jacob, 2005, chapitres 1, 2 et 3.
[13] Voir Kelsen H., Théorie générale des normes, (traduction d’Olivier Beaud) PUF, 1996, Paris.
[14] A. Hold-Ferneck, H. Kelsen, Lo Stato come Superuomo, un dibattito a Vienna, édité par A. Scalone, Il Mulino, Turin, 2002
[15] R. J. Dupuy, Le Droit International, op.cit…
[16] Point souligné dès le XVIIIè siècle par De Vattel, E., Le droit des gens, Londres, s.n., 1758, éd. de 1835. Il faut souligner ici que l’expression « doit des gens » souligne en réalité l’organisation des relations entre Nations.
[17] Voir la définition de ces deux notions de la Tyrannie dans Saint Augustin, Œuvres, sous la direction de Lucien Jerphagnon, vol. II, Paris, Gallimard, « La Péiade », 1998-2002.
[18] Voir l’article de Milne S., « The crucifixion of Greece is killing the European project » in The Guardian, 16 juillet 2015,http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/jul/16/crucifixion-of-Greece-is-killing-european-project-debt-colony-breakup-eurozone?CMP=share_btn_tw . Voir aussi Anderson P., « La débâcle grecque » texte traduit et posté sur Mediapart le 22 juillet 2015, http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/220715/la-debacle-grecque-par-perry-anderson
[19] Fassina S., « For an alliance of national liberation fronts – by Stefano Fassina MP » note publiée sur le blog de Yanis Varoufakis le 27 juillet 2015,http://yanisvaroufakis.eu/2015/07/27/for-an-alliance-of-national-liberation-fronts-by-stefano-fassina-mp/
[20] Par la voix de son responsable Pierre Laurent : “Une sortie de la zone euro n’empêche pas la pression des marchés”, entretien avec Bruno Rieth, Marianne, 25 juillet 2015, http://www.marianne.net/pierre-laurent-sortie-zone-euro-n-empeche-pas-pression-marches-100235637.html
[21] Voir le blog de Guillaume Etievant, responsable économique du PG, le 24 juillet 2015,http://guillaumeetievant.com/2015/07/24/soyons-prets-a-sortir-de-leuro
[22] Weber M., Economie et société, Traduction française Paris, Plon, 1971, XXII-650 p.
[23] Bellamy R., (1994). ‘Dethroning Politics’: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F. A. Hayek. British Journal of Political Science, 24, pp 419-441.
[24] Keen S., Debunking Economics : The Naked Emperor Dethroned?, Zed Books Ltd, 2001, 352 p.
[25] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932.
[26] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, Verso, 2002
[27] Schmitt C., Légalité, Légitimité, op.cit.,, p. 40.
[28] R. Bellamy, Liberalism and Pluralism: Towards a Politics of Compromise, Londres, Routledge, 1999.
[29] R. Bellamy, « Dirty Hands and Clean Gloves: Liberal Ideals and Real Politics »,European Journal of Political Thought, Vol. 9, No. 4, pp. 412–430, 2010
[30] Ce que je montre dans Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Michalon, Paris, à paraître en janvier 2016.
[31] Voir H. Haenel, « Rapport d’information », n° 119, Sénat, session ordinaire 2009-2010, Paris, 2009. Voir aussi Sapir J., Faut-il sortir de l’Euro ?, Paris, Le Seuil, 2012.