Le contexte de la fin des années 1980 et l’erreur stratégique des élites françaises
L’origine de l’Euro et de l’UEM est directement à chercher dans le rapport Delors, qui fut publié en avril 1989[3]. On était alors dans la période marquée par la Perestroïka en URSS et il était devenu évident qu’elle allait marquer la fin de l’Europe telle qu’elle avait été issue de la fin de la seconde guerre mondiale. On peut concevoir que ce qui guidait alors les experts réunis sous la férule de Delors était de chercher à construire un mole de stabilité en Europe, autour duquel pourraient s’agréger les pays de l’ex-camp soviétique. Les objectifs géostratégiques ont donc été probablement dominant même s’ils n’ont pas été ouvertement explicités dans ce rapport.
L’objectif principal de la réglementation de l’UEM était de compléter le marché unique européen par une monnaie unique et une grande stabilité des prix. En un sens, l’UEM, et l’Euro qui en découlait, dérivaient directement de l’acte unique européen, entré en vigueur en 1987[4]. On a tendance à l’oublier aujourd’hui, mais l’acte unique européen fut le premier texte à inclure des dispositifs supranationaux dans les mécanismes institutionnels de ce qui était encore à l’époque la CEE. Cependant, l’UEM – tout comme l’Euro – étaient caractéristiques de la période de la fin des années 1980 en cela que l’UEM prévoyait l’abolition de toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres. On était dans une période marquée par l’ascendant de l’idéologie néo-libérale, qui se traduisait par une déconsidération des Nations et une importance de plus en plus grande des structures supranationales. De cela, le traité de Maastricht porte incontestablement la trace[5]. Plus généralement, l’idéologie de l’époque en Europe, et en particulier en France, est marquée par l’idée de la nécessité d’un dépassement des Nations et ce au moment même où des nations retrouvent leur souveraineté. On ne pouvait faire plus grand contre-sens historique sur la période et le contexte.
Il convient alors de se remémorer le contexte géopolitique de l’époque. La fin de l’Union soviétique, qui planait sur les relations internationales depuis l’hiver 1990-1991, avant de devenir une réalité en décembre 1991, avait laissé les Etats-Unis comme la seule superpuissance existante[6]. On avait même forgé à son sujet le vocable d’hyperpuissance[7]. Le XXIè siècle s’annonçait donc, du moins en apparence, comme le siècle américain. Cette situation impliquait, pour les pays européens, des ajustements importants. Certains, dont Jacques Delors mais il ne fut pas le seul, en déduisirent qu’il était alors temps de dépasser les Etats et de constituer, en Europe, un pôle susceptible d’équilibrer cette « hyperpuissance » américaine. Pourtant, ce projet était largement vicié d’avance. La France était bien l’un des seuls pays, si ce n’est le seul, à défendre l’idée d’une « Europe-puissance ». Pour la majorités des autres Etats européens, ou du moins faisant à l’époque partie de la CEE, l’idée dominante était plutôt de s’abandonner aux délices du grand marché, tout en restant bien calfeutré sous la puissance militaire américaine. Mais, les Etats-Unis se sont avérés être incapables d’assumer les responsabilités qui leurs étaient échues. Entre les échecs géopolitiques, et financiers, ce sont eux qui ont – à leur insu – mit fin à cette tentative avortée de donner naissance au siècle américain[8]. Et c’est là un des points importants à retenir de cette période. En fait, le projet géopolitique de la monnaie unique européenne, de l’Euro, a été construit sur une analyse de la situation internationale qui s’est avérée fausse. Le monde n’allait pas paisiblement vers le dépassement des Nations, sous l’égide de la puissance américaine. Cette dernière allait s’avérer incapable d’organiser le monde durant la courte période, de 1991 à 1997, où elle fut réellement toute-puissante. De cela, il découle que les présupposés géopolitiques de l’Euro ne furent jamais réunis si ce n’est très fugitivement, dans ces quelques années. Quand l’Euro fut réellement mis en place, la situation avait déjà radicalement changé. L’Euro s’avérait obsolète avant même que d’exister, et avec lui une bonne partie du projet européen visant à la construction d’une Europe supranationale. En un sens, même un farouche partisan de l’Europe, comme le fut Michel Rocard, l’a reconnu quelques mois avant sa mort[9].
On peut considérer que les élites françaises, et en particulier François Mitterrand, on vu dans l’euro et le renoncement à la souveraineté monétaire française, le prix à payer pour que puisse se réaliser le projet français d’Europe-puissance. Mais, ce projet impliquait, en réalité, que l’ensemble des autres pays soit convaincu par les positions françaises. Cela ne pouvait être et cela ne fut pas. Il en résulta que la France a payé d’un prix très lourd, car le prix économique de l’Euro, mais aussi son prix social dans l’explosion du chômage, doit nécessairement intégrer celui de la politique de « franc fort » menée pour permettre la création de l’Euro, sans pouvoir atteindre aux compensations politiques que ses dirigeants de l’époque en espéraient. La reconnaissance de cet échec stratégique est aujourd’hui centrale au changement de politique en France. Mais, il est impossible à une élite donnée d’admettre qu’elle s’est trompée de stratégie. Elle préfèrera s’enferrer toujours plus loin dans son erreur. Il faut donc, pour changer de politique, changer radicalement d’élites.
Un contexte international mal compris par les élites françaises
En fait, non seulement les élites françaises de cette époque avaient commis une erreur stratégique majeure en cherchant à échanger la souveraineté française contre un contrôle politique sur l’Union européenne, mais elles avaient aussi bien mal lue la réalité du contexte international. Le « nouveau siècle », commencé avec la fin de l’URSS ne devait pas être le siècle américain mais, au contraire, celui du retour des nations.
La véritable rupture s’est produite sur plusieurs terrains. Elle a eu lieu, en économie, durant la crise financière internationale de 1997-1999 et dans les événements qui ont suivi. Cette crise a démontré que les Etats-Unis, et les institutions qu’ils contrôlaient, étaient incapables de maîtriser la libéralisation financière internationale qu’ils avaient suscitée et imposée à de nombreux pays. De manière significative, ce fut la Chine qui assura, lors de ce que l’on a appelé la « crise asiatique », par une politique responsable, la stabilité de l’Extrême-Orient alors que les prescriptions américaines échouaient en Indonésie et étaient ouvertement rejetées en Malaisie. Cette crise a aussi été le tournant décisif dans l’histoire de la Russie post-soviétique. L’effet immédiat du krach d’août 1998 avait semblé dévastateur[10]. Le pays avait été contraint à faire défaut sur sa dette et son système bancaire était en miettes. Pourtant, loin de signifier la fin de la Russie, cette crise a été le signal d’un renouveau du pays. S’écartant progressivement des thèses néolibérales qui avaient dominé les années 1990, la Russie s’est reconstruite autour d’un projet national et industrialiste. La mise à nu des limites de la puissance des États-Unis et l’émergence (ou la réémergence) d’acteurs concurrents (Chine, puis Russie) ont été la partie visible du choc induit par ces événements. La crise a aussi amené de nombreux pays à modifier leurs stratégies économiques, les conduisant à des politiques commerciales très agressives dont l’addition provoque aujourd’hui une fragilisation générale de l’économie mondiale.
Cette rupture a aussi eu lieu en géopolitique. Le pivotement de la politique américaine était déjà notoire avec l’engagement croissant des Etats-Unis dans la crise des Balkans dans les années 1990. Il devait cependant se manifester avec force lors de l’invasion de l’Irak en 2003. Cette invasion a été le point le plus haut atteint par un trouble politique que l’on peut identifier comme un interventionnisme providentialiste dans la politique américaine[11]. Cet interventionnisme providentialiste a ouvert la voie aux guerres sectaires que l’on voit se développer aujourd’hui, et dont le soi-disant « Etat Islamique » n’est qu’une forme particulièrement radicale. En fait, il est connu que, pour s’opposer à la mainmise des Sh’ites sur le gouvernement irakien, le gouvernement américain a suscité une forme d’opposition armée, qui a donné naissance à l’organisation qui se fait appeler « l’Etat Islamique ». Le général Vincent Desportes l’a reconnu en 2014 devant la commission du Parlement aux affaires étrangères, de la défense et des forces armées: « Quel est le docteur Frankenstein qui a créé ce monstre ? Affirmons-le clairement, parce que cela a des conséquences : ce sont les Etats-Unis. Par intérêt politique à court terme, d’autres acteurs – dont certains s’affichent en amis de l’Occident – d’autres acteurs donc, par complaisance ou par volonté délibérée, ont contribué à cette construction et à son renforcement. Mais les premiers responsables sont les Etats-Unis »[12].
Cette situation de crise permanente, des attentats du 11 septembre 2001 aux tragiques événements de Syrie et d’Irak, a accéléré la retour des Nations. Mais, ce retour des Nations se fait dans un cadre qui n’a pas été pensé. L’aveuglement des élites, et ici pas seulement françaises bien entendu, a conduit à ce que ce retour des Nations se fassent dans des conditions chaotiques, au milieu d’une résurgence des conflits et des oppositions internationales. La faute, ici, en incombe largement aux Etats-Unis.
L’impasse du néo-conservatisme et l’incapacité à penser le retour des Nations
Grisé par ce qu’ils considèrent comme une « victoire » dans la guerre froide, tirant des conclusions erronées du consensus international qui les portait pour la 1ère guerre du Golfe (1991), les Etats-Unis ont été victimes de l’hubrys de l’optimisme. La rapide et facile victoire dans la guerre du Golfe a eu immédiatement des effets sur les représentations américaines. Le président de l’époque, George H. Bush, l’a bien compris qui aurait déclaré : « Par Jupiter, nous avons balancé le Syndrome du Vietnam cette fois pour toujours[13]. » À ce sentiment de puissance retrouvée allait rapidement s’ajouter la constatation du pouvoir indirect que donnait l’hégémonie du Trésor américain sur les organisations financières internationales, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, dans le contexte de la transition des économies ex-soviétiques. Mais, ce sentiment de puissance ne devait durer que quelques années, et prendre fin à la suite de la crise financière de 1997-1998.
Le trouble politique et idéologique s’est emparé des États-Unis à la suite de cette crise de 1998 est aggravé par la prise de conscience des progrès de la prolifération nucléaire[14], avec les essais pakistanais et indiens. Ces essais montrent que des pays, pourtant considérés comme relativement proches par les Etats-Unis, ne sont pas directement contrôlables et poursuivent des stratégies propres. L’hyperpuissance s’avère incapable de contrôler l’émergence de puissances à vocation régionale. La perception américaine du monde bascule alors brutalement. Elle passe du triomphalisme du début des années 1990 à un sentiment de peur diffus devant un monde extérieur perçu brutalement comme menaçant directement le sanctuaire nord-américain. La politique des neoconservateurs était en réalité construite sur une série de raccourcis idéologiques[15]. Cette politique allait à contresens de ce qu’aurait dû être le pouvoir d’une réelle hyperpuissance soucieuse d’exercer son hégémonie par le consensus que suscitent ces actions. Elle a abouti aux désastres politiques, diplomatiques, mais aussi militaires que l’on peut observer aujourd’hui en Libye et en Syrie, comme on avait pu les observer hier en Irak et en Afghanistan. Le constat désormais s’impose. La « puissance dominante » du « premier » xxie siècle est aujourd’hui à la fois contestée et largement décrédibilisée. Une partie de son discours a volé en éclat, ce qui, dans un monde hypermédiatisé, est une défaite aussi importante que celles infligées par les armes.
D’anciennes puissances se sont relevées, comme la Russie, tandis que d’autres sont en passe de s’affirmer, en Inde et en Chine. L’imperium agonise avant même que d’être né. Les désastres induits par la politique américaine ont produit leurs effets. Sans le tournant néoconservateur de la politique américaine et l’échec de ce dernier, il y avait peu de chances que les liens entre la Russie, la Chine et les pays d’Asie centrale se cristallisent dans l’Organisation de sécurité de Shanghai, première organisation de sécurité internationale post-guerre froide[16]. Il y avait aussi peu de chance que, sur la base de l’OSC se constituent le groupe des BRICS[17], groupe qui a tenu un nouveau sommet à Goa dans les premier jours d’octobre 2016.
On dit souvent que les BRICS seraient sur le déclin, que les différences de visions et d’intérêts en leur sein les minent. Mais, rien n’y fait. Toutes les conjectures tablant sur leur hétérogénéité, notamment entre deux puissances néo-communistes et trois puissances «démocratiques», sont régulièrement désavouées par les faits. On voit s’affirmer ce qui devient un nouveau Forum mondial, un Forum alternatif à l’hyperpuissance américaine, elle-même sur le déclin, et ce alors que la tentative des altermondialistes de constituer aussi une alternative a quasiment disparu. La force des BRICS tient en ce qu’ils ont trouvé un dénominateur commun. L’opposition tant aux Etats-Unis qu’à la domination occidentale sur les institutions de l’après-guerre, celles de Bretton-Woods notamment – FMI en tête – les soudent.
Sur le plan géopolitique, on notera que la déclaration finale lors du sommet de Goa tranche fortement avec celles des récents sommets du G7 mais aussi de celle du dernier G20 qui s’est tenu en Chine en octobre à Hangzhou[18]. Sur la Syrie, ensuite, où le « terrorisme » est clairement ciblé, et où l’on sous-entend que Daech, serait émanation des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite. On doit aussi noter l’insistance de faire de l’ONU le seul arbitre légitime des conflits internationaux avec un soutien appuyé à l’Inde, au Brésil et à l’Afrique du Sud pour obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité de l’institution. On retiendra aussi la demande désormais explicite que les Européens cèdent deux sièges au FMI. Bref, un bilan important sur le plan politique, qui vient accompagner des mesures toutes aussi importantes en économie.
En fait, nous sommes renvoyés ici à la fin du duopole qui structurait le monde de la « guerre froide » et qui apparaît aujourd’hui comme une anomalie historique. Depuis le traité de Westphalie, et même bien avant en réalité, le « monde », qu’il soit occidental ou que l’on considère le « monde » sous son angle planétaire, a toujours été multipolaire. Nous revenons aujourd’hui vers la situation normale des relations internationales, celle qui prévalait dans années 1920 et 1930. Mais, pour qu’un pays comme la France puisse tirer son épingle du jeu dans ce système des relations internationales, il est important qu’elle puisse recouvrer sa souveraineté monétaire. Or, ceci implique nécessairement de mettre fin à l’Euro. On mesure, alors, le caractère archaïque de la monnaie unique, qui se voulait pourtant une forme de réponse aux défis du XXIème siècle.
Un nouveau contexte international
Cet enlisement américain a aussi des conséquences redoutables et dramatiques dans le domaine des représentations. Pour avoir pendant plusieurs décennies instrumentalisé des valeurs universelles, ce que l’on appellera pour faire court les « droits de l’homme », l’hyperpuissance américaine est en train de les entraîner dans son déclin. Il n’y a rien de plus destructeur pour des notions comme démocratie, liberté ou droits de l’individu que de vouloir les imposer à la bombe à fragmentation et au napalm.
De ce point de vue, le discours qui fut prononcé par le président Vladimir Poutine en février 2007 à Munich mérite encore d’être cité analysé avec précision[19]. Car Vladimir Poutine est le dirigeant politique qui a certainement tiré avec le plus de cohérence les leçons de ce qui s’est joué entre 1991 et 2005. Faute d’une base morale et éthique permettant de faire disparaître le politique des relations internationales, ces dernières ne peuvent être gérées que par le principe fondamental du droit international, soit la règle d’unanimité et de respect des souverainetés nationales. Or, constate le président russe, les États-Unis tendent à transformer leur droit interne en droit international alternatif. Il convient donc de lire avec attention ce texte, qui constitue une définition précise de la représentation russe des relations internationales et par rapport auquel les dirigeants russes n’ont pas varié, ainsi que le montre le discours fait par Vladimir Poutine lors de la conférence du Club Valdai de 2016[20]. Deux points importants s’en dégagent, la constatation de l’échec d’un monde unipolaire et la condamnation de la tentative de soumettre le droit international au droit anglo-américain : « J’estime que le modèle unipolaire n’est pas seulement inadmissible pour le monde contemporain, mais qu’il est même tout à fait impossible. Non seulement parce que, dans les conditions d’un leader unique, le monde contemporain (je tiens à le souligner : contemporain) manquera de ressources militaro-politiques et économiques. Mais, et c’est encore plus important, ce modèle est inefficace, car il ne peut en aucun cas reposer sur une base morale et éthique de la civilisation contemporaine[21] ».
Ce passage montre que la position russe articule deux éléments distincts mais liés. Le premier est un doute quant aux capacités d’un pays (ici, les États-Unis sont clairement visés) à rassembler les moyens pour exercer de manière efficace son hégémonie. C’est un argument de réalisme. Même le pays le plus puissant et le plus riche ne peut à lui seul assurer la stabilité du monde. Le projet américain dépasse les forces américaines.
Mais il y a un second argument qui n’est pas moins important et qui se situe au niveau des principes du droit. Il n’existe pas de normes qui pourraient fonder l’unipolarité. Dans son ouvrage de 2002, Evgueni Primakov ne disait pas autre chose[22]. Cela ne veut pas dire que les différents pays ne puissent définir des intérêts communs, ni même qu’il n’y ait des valeurs communes. Le discours de Poutine n’est pas « relativiste ». Il constate simplement que ces valeurs (la « base morale et éthique ») ne peuvent fonder l’unipolarité, car l’exercice du pouvoir, politique ou économique, ne peut être défini en valeur mais doit l’être aussi en intérêts. Le second point suit dans le discours et se trouve exprimé dans le paragraphe suivant : « Nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. Bien plus, certaines normes et, en fait, presque tout le système du droit d’un seul État, avant tout, bien entendu, des États-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines, dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres États[23] ».
Faute d’une base morale et éthique permettant de faire disparaître le politique des relations internationales, c’est à dire l’opposition ami/ennemi, ces dernières ne peuvent être gérées que par le principe fondamental du droit international, soit la règle d’unanimité et de respect des souverainetés nationales[24]. Or, le président russe constate que les États-Unis tendent à transformer leur droit interne en droit international alternatif. Il en découle que la vision politique de l’environnement international qui caractérise Vladimir Poutine et ses conseillers est ainsi nettement plus pessimiste que celle de ses prédécesseurs. Ce pessimisme incite donc le pouvoir russe à souhaiter une réhabilitation rapide des capacités du secteur des industries à fort contenu technologique et de l’armement. La politique économique devient alors pour une part déterminée par l’analyse de la situation internationale[25]. C’est bien le constat que l’on avait pu faire de la naissance de l’Euro dans les institutions européennes. Or, la situation internationale n’a pas évolué comme le pensaient les pères de l’Euro. C’est ce qui implique que l’Euro soit devenu largement obsolète dans le nouveau contexte international[26].
Quelle coopération dans le monde multipolaire ?
Tel est donc le monde dans lequel nous vivons. C’est un monde assurément multipolaire, mais où les dirigeants de plusieurs pays, que ce soit les Etats-Unis ou la France, se refusent à admettre les conséquences de cette multipolarité. C’est aussi le monde du BREXIT, qui a vu la Grande-Bretagne voter pour la sortie de l’Union européenne, et celui qui a enfin vu, le 8 novembre dernier, Donald Trump être élu le 45ème Président des Etats-Unis. Ce monde est bien celui du retour des Nations. Non qu’il implique la « guerre de tous contre tous ». La coopération internationale restera une nécessité. Mais, ce retour des Nations invalide désormais radicalement le cadre géopolitique dans lequel l’Euro avait été conçu. Ce monde signifie en réalité la fin des formes d’organisation supranationale que l’on présentait il y a vingt-cinq ans de cela comme le nec-plus-ultra de la coordination. Les conséquences de tout cela sont importantes. Il faut penser la coordination entre des Nations souveraines, et penser cette coordination non pas comme le produit de la somme des « bonnes volontés » de part et d’autre mais comme la prise en compte réaliste des intérêts de chacun. En un sens, cela implique de sortir du monde des bisounours que l’on cherchait à nous présenter, et qui bien souvent n’était que la couverture idéologique de la violence la plus nue exercée par un groupe de pays sur un autre, comme on a pu le voir avec la nature des relations de l’Allemagne et de ses alliés (au rang desquels il faut hélas compter la France) envers la Grèce en 2015. Mais, cette coopération internationale est-elle encore aujourd’hui possible ?
On peut considérer, ainsi que le fait Francis Fukuyama, que la sécurité internationale est un bien public[27]. Mais, on ne peut en déduire la supériorité d’instances supranationales. En déduire de plus une légitimation de l’interventionnisme unilatéraliste américain suppose de démontrer dans le même mouvement que cet interventionnisme est bien créateur de sécurité (et on peut en douter depuis l’expérience en Afghanistan et en Irak et ses avatars par procuration en Libye) et que la notion de « sécurité internationale » est réellement commune à tous les acteurs du jeu mondial. Il en va de même avec la « globalisation » ou « mondialisation ». Le mot recouvre des réalités différentes, voire contradictoire suivant les pays[28]. Loin d’être un « mouvement » qui relèverait d’un ordre naturel, elle a été une politique poursuivie par certains Etats, et au premier rang desquels il convient de placer les Etats-Unis. Elle était fort contestable au début des années 2000[29]. Elle est aujourd’hui ouvertement contestée, comme on peut le voir dans la contestation importante qui monte contre les différents traités de libre-échange, que ce soit celui entre l’Union européenne et le Canada (le CETA) ou celui entre les Etats-Unis et l’Union européenne (le TAFTA). Il est d’ailleurs intéressant de constater que les travaux soit disant scientifiques utilisés pour légitimer les précédents accords ont été contestés quant aux bases mêmes sur lesquelles ils avaient été réalisés[30]. Le capitalisme ne s’est pas développé en un jour sur l’ensemble du globe. Il a conquis progressivement une partie de l’Europe, puis, avant même de s’étendre à l’ensemble du continent, est parti, porté par le couple du cargo et du navire de guerre, s’ouvrir de nouveaux marchés. Le développement mondial du capitalisme, c’est l’histoire de vagues successives d’entrées dans le monde marchand et salarial et dans l’industrie. Alexandre Gerschenkron a montré de manière définitive comment ce processus par vagues induisait des rapports de forces spécifiques entre pays « premiers » et pays « seconds » et comment ces rapports de forces incitaient les « seconds » à adopter des formes du capitalisme différentes de celles des « premiers »[31]. C’est la réaction des États-nations, menacés pour certains dans leur puissance et pour d’autres dans leur existence même par les pays « premiers », qui a engendré le développement mondial du capitalisme. Il ne faut chercher ici nulle rationalité économique.
Non que l’Euro soit dénué de toute rationalité économique. Il repose sur l’idée que le grand marché européen aurait des effets intégrateurs, tant économiquement que politiquement. Mais, cette idée est très contestable. On a montré dans un livre récent comment avait été construit un discours sur les bénéfices de l’euro qui ne reposait sur aucune réalité[32]. Au-delà, il convient de savoir que c’est bien l’acceptation par le gouvernement français de la règle de libre circulation des capitaux qui a abouti à faire des taux d’intérêts allemands les maîtres des taux français. Cela a donné un argument à ceux qui voulaient saborder la souveraineté monétaire française, en leur permettant d’argumenter que nous ne pouvions faire usage de cette souveraineté. Mais, en disant cela, ils oublient – ou feignent d’oublier – qu’en acceptant cette règle de libre circulation des capitaux nous avons nous mêmes placé notre tête sur le billot. Or, l’introduction d’un contrôle des capitaux, ce qui est aujourd’hui recommandé par le FMI dans un certain nombre de cas[33], aurait évité des fluctuations erratiques. Cela ne veut pas dire qu’une coordination des taux d’intérêts ne soit pas souhaitable. Mais, cette coordination doit pouvoir prendre en compte les intérêts de tous et ne pas être incompatible avec les intérêts de l’une des parties prenantes de ce « jeu » de coordination. Cela implique que les règles souveraines soient respectées et qu’un jeu de dissuasion doit pouvoir s’instaurer.
L’intégration par le commerce est un mythe
Fondamentalement, l’idée que nous aurions retrouvé dans les années 1980 une tendance à une intégration par le commerce se révèle ainsi être un mythe. Ceci a été montré par Paul Bairoch et Richard Kozul-Wright dans une étude systématique de ces flux qui a été réalisée en 1996 pour la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED)[34]. Il n’y a donc jamais eu un « âge d’or » de la globalisation, qui se serait terminé avec la Première Guerre mondiale et qui aurait été suivi d’une longue période de repli, avant de connaître un renouveau depuis les années 1970. C’est bien toute l’image d’une marche que l’on voudrait harmonieuse vers le « village global » qui s’en trouve profondément mise en cause. Or, c’est cette idée qui pousse au changement de la coordination entre Nations souveraines vers la soumission à des instances supranationales. Ce débat a continué dans la période récente et ses résultats ont été les mêmes. Conservons cependant, pour l’instant, l’image qui nous est fournie par Rodrik et Rodriguez[35].
La poussée vers une plus grande ouverture n’a donc pas été favorable au plus grand nombre[36]. Elle n’a – surtout – pas permis une meilleure intégration à l’intérieur des frontières[37] (et de cela, le Brexit comme l’élection de Trump le confirme) conduisant au contraire à la marginalisation de pans entiers et même de pans majoritaires des populations[38] ; elle n’a pas non plus permis l’intégration au-delà des frontières comme on le constate avec la montée des forces centrifuges au sein de l’Union européenne. Les différences culturelles et politiques entre les pays n’ont pas disparu. Ces différences, il faut pouvoir les admettre si on veut pouvoir les gérer et éviter qu’elles n’aboutissent à des conflits inexpiables. Tant que, pour une majorité de pays, la solution apparente sera dans un surcroît d’exportations, tant que l’on affectera de croire que le commerce international peut être en permanence autre chose qu’un jeu à somme nulle, en particulier en phase de récession ou de stagnation, les volontés des uns et des autres rendront impossible l’émergence d’un nouveau système. Il faudrait des ruptures significatives tant avec la globalisation marchande qu’avec la globalisation financière pour que l’on puisse envisager des solutions réelles qui soient à la fois efficaces en matières de croissance économique et stables dans le domaine financier.
L’Union européenne est ici moins une solution qu’une partie du problème. D’après les discours tenus par ses thuriféraires, elle est censée nous protéger de la globalisation. Or on a vu qu’elle a été au contraire un puissant vecteur de la globalisation, qu’il s’agisse de la globalisation marchande ou de la globalisation financière[39]. Aujourd’hui, on peut démontrer que l’Euro a, en raison de son mode actuel de fonctionnement et d’organisation, accéléré la contamination des banques européennes par les produits dits « toxiques » en provenance du marché américain. L’Euro a aussi conduit à l’adoption de politiques économiques insensées au sein des pays de l’UEM, politiques qui n’ont eu pour effet que de renforcer la position dominante de l’Allemagne. Cette politique est aujourd’hui à bout d’idées et à bout de souffle.
L’avenir est donc ouvert et la crise actuelle peut aussi bien donner naissance à une anarchie mettant en péril les relations économiques internationales qu’à une dé-globalisation ordonnée, fondée sur les respects des règles du droit international (et donc de la souveraineté des Nations) et des ensembles commerciaux régionaux. Mais, pour que ceci puisse se mettre en place, il est impératif, il est urgent, que les pays de la zone Euro retrouvent leur souveraineté monétaire. Il est donc impératif de dissoudre au plus vite la zone Euro.
Notes
[1] Rapport Werner, Bruxelles, Bulletin des Communautés européennes, 8 octobre 1970.
[2] du Bois de Dunilac P., « La longue marche vers un ordre monétaire européen – 1945-1991 », Relations internationales, no 90, 1997
[3] Delors J., Mémoires, Paris, Plon, 2004, 511 p
[4] de Ruyt J. (Dir.), L’acte unique européen, Bruxelles, Université de Bruxelles, Institut d’études européennes, 1989, 389 p.
[5] http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?qid=1454958852229&uri=URISERV:xy0026
[6] Robert A. Dahl, « The concept of power », Behavioral Science, vol. 2, n° 3, 1957, p. 201-215
[7] Ce terme vient d’Hubert Védrine, qui fut ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002. Voir H. Védrine, Les Cartes de la France à l’heure de la mondialisation, Paris, Fayard, 2000.
[8] Sapir J., Le Nouveau XXIè Siècle, le Seuil, Paris, 2008.
[9] http://tempsreel.nouvelobs.com/journees-de-bruxelles/20151127.OBS0263/michel-rocard-l-europe-c-est-fini-on-a-rate-le-coche.html
[10] Sapir J., Le Krach russe, Paris, La Découverte, 1998.
[11] Sapir J., « Endiguer l’isolationnisme interventionniste providentialiste américain » in La Revue Internationale et Stratégique, n°51, automne 2003, pp. 37-44.
[12] http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20141215/etr.html#toc7
[13].« By Jove, we’ve kicked the Vietnam syndrome once and for all » : propos rapportés in Michael R. Gordon et Bernard E. Trainor, The General’s War : the Inside Story of the Conflict in the Gulf, Boston, Little, Brown, 1995.
[14].Cette dernière n’est pas nouvelle. Israël et l’Afrique du Sud furent déjà des proliférateurs clandestins dans les années 1970 et 1980, même si l’Afrique du Sud s’est par la suite dénucléarisée.
[15] Francis Fukuyama en donne une bonne analyse dans F. Fukuyama, After the Neocons. America at the Crossroads, New Haven, Conn., Yale University Press, 2006 ; trad. fr. de Denis-Armand Canal, D’où viennent les néoconservateurs ?, Paris, Grasset, 2006.
[16] L’Organisation de Coopération de Shanghai et la construction de « la nouvelle Asie » (P. Chabal, dir.), Brussels, Peter Lang, 492 p., 2016. Fels E., Assessing Eurasia’s Powerhouse. An Inquiry into the Nature of the Shanghai Cooperation Organisation, Winkler Verlag, Bochum (Allemagne), 2009.
[17] http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/d000534-l-emergence-des-brics-focus-sur-l-afrique-du-sud-et-le-bresil/la-montee-en-puissance-du-groupe-des-brics-bresil-russie-inde-chine-afrique-du-sud
[18] http://www.hindustantimes.com/india-news/statement-on-terror-in-brics-declaration-goa-2016-vs-ufa-2015/story-T7bSPtVhn8qnuBbCsT1xSN.html
[19] Voir la déclaration du président russe lors de la conférence sur la sécurité qui s’est tenue à Munich le 10 février 2007 et dont le texte a été traduit dans La Lettre Sentinel, n° 43, mars 2007.
[20] https://fr.sputniknews.com/russie/201610271028403988-vladimir-poutine-valdai-sotchi-intervention/ et http://valdaiclub.com/events/posts/articles/vladimir-putin-took-part-in-the-valdai-discussion-club-s-plenary-session/
[21] Voir la revue La Lettre Sentinel, n° 43-44, janvier-février 2007, p. 25.
[22] E. Primakov, Mir posle 11 Sentjabrja, op. cit., p. 138-151.
[23] La Lettre Sentinel, n° 43-44, janvier-février 2007, p. 25 sq.
[24] Sapir J., Le Nouveau XXIè Siècle, le Seuil, Paris, 2008.
[25] Sapir J., « Crisis of Globalization : The new context and challenges for national economies » in A.S. Zapesotsky (ed.), Contemporary Global Challenges and National Interest – The 15th International Likatchov Scientifi Conference, Saint-Petersbourg, 2015, pp. 142-145.
[26] Sapir J. « Fin d’un cycle de mondialisation et nouveaux enjeux économiques » in La Revue Internationale et Stratégique, n° 72 (Hiver 2008/09), pp. 92-107 ?
[27] Fukuyama F., State-Building, Governance and World Order in the Twenty-First Century, Ithaca, NY., Cornell University Press, 2004 ; trad. fr. de Denis-Armand Canal, Gouvernance et ordre du monde au xxie siècle, Paris, La Table ronde, 2005.
[28] Amsden A., Asia’s Next Giant, New York, Oxford University Press, 1989
[29] Rodriguez F., D. Rodrik, « Trade Policy and Economic Growth: A Skeptics Guide to the Cross-National Evidence » in B. Bernanke, K. Rogoff (dir.), NBER Macroeconomics. Annual 2000, Cambridge (MA), MIT Press, 2001. H.-J. Chang, « The Economic Theory of the Developmental State » in M. Woo-Cumings (dir.), The Developmental State, Ithaca, Cornell University Press, 1999 ; Kicking away the Ladder: Policies and Institutions for Development in Historical Perspective, Londres, Anthem Press, 2002.
[30] Anderson K., et W. Martin, Agricultural Trade Reform and the Doha Development Agenda, Washington, DC, Banque mondiale, 2005. Frank Ackerman, « The shrinking gains from trade : a critical assessment of Doha round projections », Medford, Mass., Tufts University, Global Development and Environment Institute, Working Paper n° 05-01, octobre 2005. Timothy A. Wise et Kevin P. Gallagher, « No fast track to global poverty reduction », Medford, Mass., Tufts University, Global Development and Environment Institute, GDAE Policy Brief, n° 07-02, avril 2007 ; Timothy A. Wise, « The WTO’s development crumbs », Foreign Policy in Focus, Washington, DC, International Relation Center, 23 janvier 2006.
[31] Gerschenkron A., Economic Backwardness in Historical Perspective, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1962.
[32] Sapir J., L’Euro contre la France, l’euro contre l’Europe, Paris, Editions du Cerf, 2016.
[33] Ostry J. et al., « Capital Inflows: The Role of Controls », IMF Staff Position Note, Washington (D. C.), FMI, 2010.
[34] Bairoch P, R. Kozul-Wright, « Globalization Myths: Some Historical Reflections on Integration, Industrialization and Growth in the World Economy », Discussion Paper, n° 113, Genève, UNCTAD-OSG, mars 1996.
[35] Rodriguez F., D. Rodrik, « Trade Policy and Economic Growth: A Skeptics Guide to the Cross-National Evidence », op. cit.
[36] Voir J. Sapir, « Libre-échange, croissance et développement : quelques mythes de l’économie vulgaire » in Revue du Mauss, n°30, 2e semestre, La Découverte, 2007, p. 151-171.
[37] Sapir J., « Le vrai sens du terme. Le libre-échange ou la mise en concurrence entre les Nations » in, D. Colle (edit.), D’un protectionnisme l’autre – La fin de la mondialisation ?, Coll. Major, Presses Universitaires de France, Paris, Septembre 2009.
[38] Guilly C., La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014
[39] Sapir J., La Démondialisation, Paris, Le Seuil, 2011.