Jacques SAPIR
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Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.
Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.
Une interview pour FigaroVox
Audience de l'article : 1316 lecturesEn août dernier, dans un entretien au FigaroVox, vous appeliez à la constitution d’un Front de libération nationale allant du Front de gauche au FN. Cela avait déclenché une tempête médiatique. 4 mois plus tard vous persistez à travers votre dernier livre Souveraineté, Démocratie, Laïcité …
Il ne s’agit pas de « persister » mais bien de faire une analyse de la situation. Et celle-ci n’a pas changé depuis août 2015. Elle a même, en un sens, empiré avec le déclenchement de la crise des réfugiés, crise largement alimentée par le comportement et les liens du gouvernement turc avec le crime organisé, et avec les dramatiques attentats qui ont ensanglanté Paris et la banlieue le 13 novembre.
L’idée d’un Front de Libération Nationale qui permette aux français, mais aussi aux italiens ou aux espagnols ou aux grecs de se libérer de la tutelle exercée par l’Union européenne reste le cadre de réflexion prioritaire. Je constate que ce cadre est largement partagé. Pablo Iglésias, le dirigeant de PODEMOS, lors du discours qu’il a prononcé comme candidat du groupe de la Gauche Unitaire Européenne (GUE) à la présidence du Parlement Européen le 30 juin 2014, a utilisé ces termes : « la démocratie, en Europe, a été victime d’une dérive autoritaire (…) nos pays sont devenus des quasi-protectorats, de nouvelles colonies où des pouvoirs que personne n’a élus sont en train de détruire les droits sociaux et de menacer la cohésion sociale et politique de nos sociétés ». Ce sont des mots forts. Ils décrivent un processus de domination politique qui est de type quasi-colonial, établi sur les pays européens par les institutions européennes travaillant au profit de l’Allemagne et des Etats-Unis. Mais, plus important encore, ce processus induit des effets importants sur les élites politiques de chaque pays. C’est ce que j’appelle le processus de « compradorisation » des élites nationales, processus qui les conduit à intégrer et à présenter comme leurs des intérêts qui sont en réalité ceux de puissances étrangères. Voilà ce qui justifie pleinement l’idée de Fronts de Libération Nationale. Maintenant, il faut rappeler que cette idée n’est pas de moi, mais de Stefano Fassina. Je l’ai reprise et ne le regrette nullement.
Stefano Fassina
Par ailleurs vous dites « allant du Front de gauche au FN » et vous oubliez que j’y avais mis des conditions, ne serait-ce que par les mots « à terme » et l’emploi du conditionnel. Et, sur ce point non plus, rien n’a changé. Le Front National n’a toujours pas évolué sur des points qui me semblent essentiels, comme la division du salariat (qui en période de crise et de chômage de masse aura des conséquences désastreuses tant pour les travailleurs français que pour les étrangers) qu’implique la « préférence nationale » dans les emplois du secteur marchand, ou sur son rapport à la laïcité et à l’Islam. La balle est donc dans son camp. On a même vu apparaître, chez certains de ses dirigeants, de nouveaux thèmes qui posent problèmes, comme les positions de Mme Marion Maréchal-Le Pen sur l’avortement. Une clarification sur l’ensemble de ces points est nécessaire.
D’ailleurs, dans le livre que je viens de publier, vous verrez très clairement quels sont les points qui me semblent faire partage entre divers discours, que ce soit sur la laïcité ou que ce soit sur ce qui constitue le peuple français. Eric Zemmour, ne s’y est pas trompé d’ailleurs, qui a réagi vivement sur certains points de ce livre. Si la question de la souveraineté est essentielle, et cela je l’ai affirmé depuis des années, cette question implique d’avoir une pensée claire sur ce qui constitue le peuple et sur les conditions politiques de son unité. En fait, les positions de type « identitaires » que certains défendent sont – quant à elles – parfaitement cohérentes avec une certaine vision de l’Union européenne et de l’Euro. En un sens, elles constituent même LA cohérence profonde de l’attachement politique à la monnaie unique à travers la construction de ce mythe d’un « peuple européen » que l’on ne peut définir hors de toute historicisation et de toute politique que comme « blanc » et comme « chrétien ». En réalité, la critique que j’articule depuis des années contre l’Euro et contre les dérives anti-démocratiques de l’Union européenne est aussi une critique contre les fondements identitaires de ces institutions. En effet, soit l’Euro et l’UE sont des constructions sans discours idéologique, et on sait que sur le plan purement technique ces constructions ne résistent pas à la critique, soit elles doivent se doter d’une traduction politique, qui entraîne nécessairement la production d’une idéologie qui lui corresponde, et la seule qui puisse correspondre est, en l’occurrence, le discours identitaire.
Les résultats des régionales vous donnent-ils raison ? Comment les analysez-vous ?
Les élections régionales ont montré que le Front national continuait ses progrès, que le parti dit socialiste continuait de baisser et que ceux qui se font appeler les « républicains » avaient du mal à convaincre. On n’a pas assez relevé que le nombre de voix qui s’est porté sur les candidats du Front National est passé de 6 millions à 6,8 millions entre le premier et le second tour. Le nombre de voix exprimées s’est ainsi accru au total de 12,7% (avec 2,764 millions de voix) quand le nombre de voix pour le Front National a augmenté de 13,5% (811 523 voix). Le pourcentage du vote FN dans l’accroissement des votes entre les deux tours a ainsi été de 29,3% alors que le pourcentage des votes pour le FN ne représentait « que » 27,7% des voix exprimées au premier tour. En ce sens, il est incontestable que le Front National est le parti qui a le plus profité de la baisse du nombre des abstentionnistes entre le premier et le second tour.
Mais, en même temps, ces élections ont confirmé que le Front National faisait toujours peur, et ceci moins en raison de son programme que de ce que l’on suppose de son programme. Cela explique la qualité des reports des voix de gauche sur les candidats de la droite traditionnelle, reports qui ont coûté la présidence de région aux candidats du Front National dans plusieurs régions. On a ainsi pu constater qu’un certain type de discours, justement le discours dit « identitaire », choquait profondément les français qui sont viscéralement attachés à une conception politique du peuple et de la Nation. C’est d’ailleurs l’une des idées centrales développée dans mon dernier livre. Je pense que cet attachement fait partie de notre culture politique, telle qu’elle s’est construite dans les diverses luttes de notre histoire nationale. Elle renvoie à des périodes tragiques de notre histoire, des « guerres de religion » au XVIème siècle à la seconde Guerre Mondiale. Et je relie cette conception à l’importance de la notion de souveraineté.
Comprendre l’importance de cette notion, ce que j’argumente dans mon livreSouveraineté, Démocratie, Laïcité, implique de comprendre que le peuple est une construction à la fois historique ET politique. C’est une condition indispensable à la constitution d’une nation souveraine sur la base d’une hétérogénéité de la population. Ce n’est pas par hasard que Jean Bodin, l’un des grands théoriciens de la souveraineté, décrit la nécessité de cette dernière comme découlant de l’hétérogénéité qui implique la construction politique de biencommuns. Mais, cette construction politique, car ces biens communs ne sont pas des constructions « naturelles », implique que le peuple soit défini de manière politique et non sur la base d’une spécificité particulière (appartenance ethnique ou religieuse). En cela il faut constater l’extraordinaire modernité de la notion de souveraineté qui s’oppose à toutes les régressions communautaristes. Il n’est donc pas étonnant que Jean Bodin ait été aussi l’auteur de l’Heptaplomeres qui est le livre fondateur de la tradition de la laïcité française. Quand il écrit, lui le fervent catholique (il failli dans sa jeunesse se faire moine), qu’il « n’est pas nécessaire que le roi soit catholique même s’il est souhaitable qu’il le soit » il nous dit, dans le même mouvement, à la fois quelle est son opinion privée (de catholique) et qu’elle est son opinion de grand serviteur de l’Etat. Ceci est un point fondamental. C’est celui de la distinction entre le monde des valeurs qui ne relève que de la conscience individuelle et celui des principes qui sont des règles partagées avec autrui et sur lesquelles sont fondées les relations politiques qui constituent les bases des sociétés. L’un des points centraux de mon livre est que, justement, cette distinction – qui recouvre celle entre sphère privée et vie publique – est fondamentale pour l’existence de la démocratie.
Jean Bodin
Il est vrai qu’aujourd’hui il y a une tendance spontanée dans les sociétés occidentales à abolir la frontière entre sphère privée et vie publique. On le constate dans la vie quotidienne. Cette tendance se manifeste d’ailleurs par l’envahissement de la vie publique par la sphère publique à travers, entre autres exemples, la mode des selfies. Cet envahissement trahit la montée d’un profond narcissisme dans une société qui prétend faire de l’individualisme le seul principe socialement légitime. Ce narcissisme des uns engendre des réponses tout aussi narcissiques des autres. En cela le jeune qui rejoint l’Etat Islamique est moins dans le rejet de la société actuelle que dans son accomplissement. Mais, il est important de dire – ce que je fais dans mon livre – le caractère profondément mortifère pour la démocratie, mais aussi pour la société en générale, de cet envahissement. Il faut donc dire et redire que la confusion qui en résulte entre lesvaleurs et les principes présage de le fin des institutions politiques fondamentales auxquelles tout citoyen d’un pays libre se doit d’être attaché, et de lutter pour l’existence d’une distinction claire entre la sphère privée et la vie publique. Et, à cet égard, je suis frappé du fait que même chez des militants qui se croient sincèrement de gauche on retrouve cette confusion et cette négation de la nécessaire distinction entre vie privée et vie publique.
En 2002, Jean-Pierre Chevènement avait tenté d’unir en vain les Républicains des deux rives. Et en 2005, la victoire du non contre le traité constitutionnel n’a débouché sur aucune union. Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ?
Effectivement, nous avons eu deux événements importants, le premier avec l’échec – il faut appeler les choses par leur nom – de la candidature de Jean-Pierre Chevènement et le second avec le succès du « non » lors du référendum de 2005 suivi du déni de démocratie constitué par le traité de Lisbonne fin 2007. Ces deux événements ont profondément marqué ce que l’on appelle le « camp souverainiste ». Je pense, par ailleurs, qu’il vaut mieux appeler ce camp le camp des démocrates car qui fut en cause, que ce soit en 2002 ou en 2005, était l’idée même de démocratie. Pourtant, et il faut le reconnaître, ce camp des démocrates a subi deux défaites, l’une nette lors de l’élection présidentielle et l’autre, plus diffuse, avec le traité de Lisbonne survenant après la victoire du « non » au référendum de 2005. Si la première défaite pouvait être attribuée à des erreurs politiques qui ont été incontestablement commises, la seconde est entièrement attribuable à des manipulations honteuses. La manière dont le P « S » et l’UMP se sont donnés la main pour faire passer devant le Congrès ce que les français avaient refusé par un vote claire constitue non seulement une honte mais une véritable forfaiture. C’est pourquoi, on peut légitimement parler de déni démocratique. Ces deux défaites, et particulièrement la seconde, ont profondément marqué ceux que l’on appelait les « souverainistes de gauche ». Je pense qu’il y a eu un « avant » et un « après » 2005. Il n’est plus possible d’être souverainiste de la manière dont on pouvait l’être avant 2005 après la ratification du traité de Lisbonne.
Par rapport à ces situations, il est ainsi incontestable qu’il y a de nos jours un grand changement. Il provient donc de l’expérience accumulée. Certains avaient voté « non » tout en se réclamant d’une « Europe fédérale ». Il est aujourd’hui clair que cette « Europe fédérale » est une illusion, et que cette illusion ne sert que les intérêts – eux bien réels – des européistes retranchés à Bruxelles et ailleurs. Mais, il provient aussi de la prise de conscience en raison du cynisme et de l’impudence déployés par ces mêmes européistes lors de la crise avec la Grèce au premier semestre 2015 que les intérêts des peuples européens sont contradictoires avec des institutions comme l’Euro et comme l’Union européenne. Alors, bien entendu, on peut regretter que cette prise de conscience se traduise par la montée du Front National tel qu’il est actuellement. Mais, cette prise de conscience, qui d’ailleurs se manifeste par l’écart de plus en plus grand des électeurs que ce soit en Italie ou en Grande-Bretagne, ou encore au Pays-Bas et au Danemark, avec les idées mises en avant par la Commission européenne, est un fait majeur de la situation politique actuelle. L’idée européenne agonise et c’est l’Union européenne qui l’a tuée, ainsi naturellement que l’Euro. Nous sommes entrés, depuis l’été 2015, dans ce que l’on peut considérer comme le post-Européisme. Nous voyons d’ailleurs sous nos yeux se défaire des institutions essentielles, comme les accords de Schengen. Les prochaines échéances électorales se dérouleront dans ce contexte du post-Européisme et seuls survivront, à terme, les partis qui l’auront compris et en auront tiré toutes les conséquences.
On comprend alors aisément que le gouvernement français fasse tout ce qui est en son pouvoir (et ce n’est pas grand chose) pour que ceci n’éclate pas au grand jour. Mais, dans de nombreux pays, les eurosceptiques sont désormais majoritaires. Ceci se constate par le rejet dans un nombre croissant de pays des « accords de Schengen » mais aussi de nombre de règles et de pratiques qui sont associées à l’Union européenne. En France, cela peut se voir au sein de l’opinion publique par un refus très net du fameux « Traité transatlantique » ou TAFTA. De ce point de vue, un des ultimes marqueurs de l’état de la démocratie en France sera dans quelle condition le gouvernement actuel tentera de faire avaliser ce traité par une population qui le refuse dans sa grande majorité.
Après l’entretien au FigaroVox, vous avez reçu le soutien de beaucoup de militants du Front de gauche. Pour autant, Jean-Luc Mélenchon et surtout le PCF sont-ils prêts à suivre leur base ?
Distinguons ici Jean-Luc Mélenchon de la direction du PCF. Cette dernière ne pense plus, et cela depuis des années, qu’à sauver des sièges, des prébendes et des avantages de toute sorte, quitte à tenir un discours dont l’incohérence totale saute désormais aux yeux. Il n’y a qu’à comparer le discours que tient aujourd’hui M. Laurent, discours qui est en apparence très critique par rapport à M. Hollande et à son gouvernement, et les positions politiques du PCF qui in finese traduiront toujours par une alliance sans principes avec le parti dit socialiste, pour le mesurer. On sait que la direction du PCF souhaite un processus de primaire sur l’ensemble de la « gauche », nonobstant les différences fondamentales de ligne politique qui existent au sein de cette dernière. Et l’on comprend, à demi-mot, que cette primaire n’est qu’un prétexte pour ranger le PCF derrière un éventuel candidat du parti dit socialiste, qu’il s’agisse de François Hollande ou de tout autre. Ce double langage a achevé de discréditer le PCF. De nombreux cadres intermédiaires de ce parti le sentent et l’expriment, mais ils ne sont plus écoutés par la direction.
Le cas de Jean-Luc Mélenchon est plus complexe, et de ce fait plus intéressant. Je pense que Jean-Luc Mélenchon a compris le piège que représente l’Euro pour les positions politiques qu’il défend, et qu’il l’a compris au moins depuis l’été 2013. Il sait pertinemment que le programme économique du Parti de Gauche ou d’une alliance de la gauche radicale ne pourra être appliqué tant que l’Euro durera. Son problème a été double. D’une part, comment tenir un discours cohérent sur l’Euro sans rompre avec le Parti Communiste qui, comme on l’a dit, s’est rallié pour des raisons essentiellement clientélistes au principe de la monnaie unique. Ce problème a engendré des incohérences tactiques majeurs dont Jean-Luc Mélenchon lui-même a tiré le bilan de manière publique. Ces incohérences ont contribué à rendre illisible la ligne du Parti de Gauche. D’autre part, comment concilier un point de vue « souverainiste » avec les positions traditionnellement « internationalistes » qui étaient celles du PG. Le premier problème est en voie de résolution en raison de l’éclatement de fait du Front de Gauche. La responsabilité de cet éclatement repose aujourd’hui sur la direction du PCF pour l’essentiel. Mais, le second problème reste posé. Tant que le Parti de Gauche n’aura pas compris que l’internationalisme n’est pas un « a-nationalisme » mais qu’il constitue en réalité une forme particulière de coopération entre des Nations existantes (d’où d’ailleurs le terme d’internationalisme) où les peuples prennent le dessus sur les élites pour faire en sorte que les intérêts de chacun soient respectés, il ne pourra trouver de solution à ce problème. Rappelons nous la formule de Jaurès : « Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène ». Mais, cette formule a aussi une suite : « Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène ». Cela signifie que l’on doit combiner la patrie et l’internationalisme. Jaurès, qui était titulaire d’une thèse en philosophie, sous la direction de Lucien Herr, était certainement le dirigeant du mouvement socialiste français qui maîtrisait le mieux la dialectique. L’incapacité dans laquelle Mélenchon s’est trouvé d’articuler ces deux notions explique les incohérences cette fois stratégiques de la ligne du Parti de Gauche, incohérences qui lui ont coûté très cher électoralement.
Le tragique dans cette situation est que Jean-Luc Mélenchon est certainement l’un des dirigeants de gauche qui a le mieux compris la dynamique historique de ces questions. Il a très probablement tiré le bilan de l’expérience européenne et il a constaté que celui-ci est dramatiquement négatif. Il est certainement le dirigeant de gauche qui est le mieux outillé intellectuellement pour comprendre la situation « post-européiste » dans laquelle nous sommes entrés depuis l’automne 2015. Mais, dans le même temps, il est aujourd’hui largement prisonnier du discours qu’il a – et il faut le reconnaître – lui-même contribué à propager. Jean-Luc Mélenchon a un dernier rendez-vous avec l’histoire et il nous faut espérer qu’il saura se montrer à la hauteur. Il lui faudra écouter ses militants et sympathisants, qui eux sont profondément convaincus que la lutte pour la souveraineté est aujourd’hui le chemin du progrès social et de la paix entre les peuples, plus que les autres dirigeants du Parti de Gauche.
Selon vous, la mise en place de l’état d’urgence a constitué un tournant historique, « un moment souverainiste ». Cependant la promesse de François Hollande de « fermer les frontières » au soir du 13 novembre a fait long feu…
Il faut ici distinguer ce qui constitue ce « moment souverainiste » des mesures concrètes qui ont été prises face aux événements. Il y a un « moment souverainiste » en cela que même un dirigeant politique comme François Hollande, qui est si éloigné de la notion de souveraineté et si attaché aux institutions européennes, n’a pu faire autrement que de faire un acte de souveraineté. Quand il a décrété l’état d’urgence il a agi de manière souveraine. Il n’est pas allé demander la permission à Bruxelles ou Berlin. Cela, les français le ressentent profondément et ils comprennent instinctivement les implications de ce « moment souverainiste ». En particulier, ils comprennent que face aux crises qui viennent, nous ne pourront compter que sur nos propres forces. Bien sûr, il faudra chercher toutes les coopérations possibles. Mais, l’idée que la solution à ces crises pourrait se trouver dans des institutions supra-nationales ou trans-nationales est morte. C’est cela le « post-européisme » auquel j’ai fait allusion. Le plus vite les dirigeants actuels le comprendront, que ce soit ceux du parti dit socialiste ou de l’ex-UMP, le mieux cela vaudra ; ou alors il faudra qu’ils quittent la scène et qu’ils la quittent vite.
Après, nous devons constater les incohérences de son action politique. Ces incohérences ne sont pas nouvelles, et elles tiennent tout autant à la désorganisation de l’appareil gouvernemental, à son goût pour la « communication », goût partagé il faut bien le dire par une large part de l’élite politique, qu’à son caractère (n’est-il pas l’homme de la synthèse ?). Il faut aussi mesurer les risques que ces incohérences font courir aux français. Les professions qui aujourd’hui sont les plus exposées à ces risques, que ce soit les fonctionnaires du maintien de l’ordre et de la sécurité (armée, police, pompiers), que ce soit les personnels de santé et des hôpitaux ou que ce soit les personnels de l’éducation nationale ressentent de manière particulièrement intense ces incohérences, et les risques qu’elles engendrent. Il ne faut donc pas s’étonner si leurs positions politiques se radicalisent et si le vote pour le Front National progresse rapidement dans ces catégories.
A vous lire la crise existentielle que traverse la France est uniquement économique et politique.
Je n’ai jamais dit cela, et je ne le pense pas. La dimension culturelle est présente dans toutes les crises majeures. Mais je pense que les dimensions économiques et politiques de la crise française, dimensions que je suis mieux à même par ma formation de comprendre et de maîtriser, sont certainement déterminantes aujourd’hui. En tant qu’économistes, je m’exprime sur les problèmes économistes en premier lieu. Cela ne veut pas dire que j’ignore les autres. Il y a une dimension culturelle dans cette crise. D’ailleurs, la défense de la culture est devenue une nouvelle bataille. Mais, comment ne pas voir qu’une partie de la désastreuse réforme du collège, réforme qui va en réalité accroître les écarts sociaux et culturels au nom d’une vision réductrice de l’égalité, est aussi dictée par la volonté de réduire à tout prix les « coûts » de l’enseignement ? Cette réforme a été commandée par Bercy. Le Ministère des Finances préfère priver les élèves de l’accès à la culture plutôt que de faire la chasse à la fraude fiscale. C’est aussi une réalité, et une réalité économique celle-là.
Que faites-vous des facteurs culturels de la crise ?
Il y a aussi, très clairement, une dimension culturelle à la crise que nous vivons. Les attaques contre la culture, que ce soit à travers l’apprentissage des langues, dont on sait par ailleurs le caractère essentiel pour la maîtrise de la langue française, ou à travers les attaques contre l’apprentissage du latin, ont pour effet de détruire le socle commun de culture politique qui unit la société. Être français, cela n’est pas uniquement le fait d’observer les lois. C’est aussi partager une histoire, une littérature, des références communes. L’accès de tous à la culture est une condition essentielle à la construction de la culture politique qui nous unit. Or, cette réforme va, en réalité, aggraver les inégalités territoriales et sociales quant à l’accès à la culture. Il faut noter que Mme Valaud-Belkacem, revenant sur sa décision initiale, a décidé de rétablir certaines des classes bilingues. Mais, elle a décidé de la faire massivement sur Paris et parcimonieusement dans le Nord de la France ou dans le Midi. Il est certes vrai que Mesdames et Messieurs les ministres ont des enfants scolarisés essentiellement en région parisienne…
Les attaques actuelles sont dans le direct prolongement de la politique mise en œuvre par Luc Chatel, le calamiteux ministre de l’éducation nationale sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Rappelons que ce triste sire avait voulu supprimer l’enseignement de l’histoire dans les terminales scientifiques, provoquant une levée – justifiée – de boucliers à laquelle j’avais apporté ma modeste contribution. La politique de la ministre actuelle se situe ainsi dans le direct prolongement de celle de Luc Chatel. Le fait, ici, est avéré : chaque attaque contre l’enseignement, chaque réforme qui prive les enfants d’un accès égal à l’histoire, à la littérature, à la culture, participe en réalité du mouvement de déconstruction des bases de notre société. C’est une remise en cause de l’égalité des chances, et une remise en cause qui touche proportionnellement plus les milieux populaires et ceux issus de l’immigration. On sait bien que dans les milieux aisés les parents ont toujours la possibilité de mettre leurs enfants dans des écoles privées, et qu’ils peuvent leur apporter une aide directe dans le travail à la maison. En fait, les principales victimes des « réformes », comme la réforme du collège, ce sont justement les enfants issus de l’immigration. Les conséquences de tout ceci pourraient être dramatiques. C’est une politique qui prépare la guerre civile.
Vous dénoncez les propositions du FN qui seraient, selon vous, liées à un prisme religieux. Les liens d’une partie de l’extrême gauche et même de la gauche avec des mouvements antirépublicains et/ou liés à l’islam radical, comme le révèle encore la récente polémique sur l’Observatoire de la laïcité, ne sont-ils pas plus inquiétant que la volonté de Marion Le Pen de lutter contre la banalisation de l’avortement ?
Ces phénomènes ne s’opposent pas mais sont en réalité convergents. Ils participent d’une même réalité qu’il convient de dénoncer d’une égale manière. D’une part nous avons le discours que tient Mme Marion Le Pen et qui constitue l’exemple type de confusion entre les valeurs et les principes. Nous avons aussi les propos de M. David Rachline, élu du Front National, qui s’oppose à la construction de mosquée. C’est une attitude pour le moins étrange. Autant l’Etat doit se préoccuper des conditions de financement par l’étranger des mosquées, des discours tenus par les prédicateurs quand ils mettent en cause la paix civile, autant le droit pour des croyants de construire des lieux de culte ne saurait être remis en cause. L’attitude de Monsieur Rachline est donc stupide et profondément contre-productive car l’interdiction de construction des mosquées aboutira à la naissance d’un « islam des caves » entièrement livré au fanatisme de prédicateurs sectaires.
Mais, d’autre part, nous avons aussi un discours « de gauche » sur l’islamophobie, qui est tout aussi condamnable, et tout aussi stupide. A vouloir en effet combattre une soi-disant « islamophobie » on peut aussi préparer le terrain à une mise hors débat de l’Islam et des autres religions. Et nous savons bien que c’est exactement ce que veulent les fanatiques de tout bord. C’est donc là une erreur grave, dont les conséquences pourraient être terribles. Elle signe en réalité une capitulation intellectuelle en rase campagne par rapport aux principes fondateurs de la République et d’une société libre. C’est ce que j’écris dans mon livre Souveraineté, Démocratie, Laïcité. Non que l’Islam soit pire ou meilleur qu’une autre religion. Mais il faut ici affirmer que toute religion relève du monde des idées et des représentations. C’est, au sens premier du terme, une idéologie. A ce titre, toute religion est critiquable et doit pouvoir être soumise à la critique et à l’interprétation. Cette interprétation, de plus, n’a pas à être limitée aux seuls croyants. Le droit de dire du mal (ou du bien) du Coran comme de la Bible, de la Thora comme des Evangiles, est un droit inaliénable sans lequel il ne saurait y avoir de libre débat. Un croyant doit accepter de voir sa foi soumise à la critique s’il veut vivre au sein d’un peuple libre et s’il veut que ce peuple libre l’accepte en son sein. Ce qui est par contre scandaleux, et ceci doit être justement réprimé par des lois, c’est de réduire un être humain à sa religion. C’est ce à quoi s’emploient cependant les fanatiques de tout bord et c’est cela qui nous sépare radicalement de leur mode de pensée. Il est effectivement tragique de des gens se prétendant « de gauche » donnent ici la main au fanatisme. Il est triste de voir une partie de la « gauche » suivre en réalité les fondamentalistes religieux sur leur chemin de la réduction d’un homme à ses croyances et ainsi préparer le terrain au communautarisme qui conduira à de nouvelles guerres de religion.
Marc Bloch écrivait dans l’Etrange défaite : «Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération». Vous vous montrez sceptique quant aux « racines chrétiennes de l’Europe ». Ne peut-on pas être parfaitement laïque et même adhérer à la mystique républicaine tout en reconnaissant que la France n’est pas née en 1789 ?
La citation de Marc Bloch à laquelle vous faites allusion est une citation importante. Elle pose le problème du rapport à notre histoire, non pas simplement l’histoire personnelle, mais bien ici l’histoire politique du peuple français. Elle pose aussi le problème de la réinterprétation constante que nous faisons du passé au présent. La reconstruction mythique de grands événements réels joue un rôle évidemment central dans l’imaginaire politique, et donc symbolique, à un moment donné. Pour en venir à la question des racines, je suis persuadé que ces racines existent, mais, et de cela aussi je suis persuadé, elles sont diverses. Ce que je récuse c’est la réduction des « racines européennes » (ou des « racines françaises ») aux seules racines chrétiennes. Bien entendu, la France ne date pas de 1789. La construction de la Nation et celle du peuple se sont faites conjointement. On peut en retracer les épisodes de Philippe-Auguste et de la bataille de Bouvines à Philippe-le-Bel puis à la Guerre de Cent Ans. De même, l’idée d’un « bien commun » est antérieure à la Révolution française. Dans mon livre, je retrace la généalogie de ces notions, je montre ce qu’elles doivent au pouvoir royal, à des mythes fondateur comme celui de Jeanne d’Arc, à des penseurs chrétiens, comme Tertullien et Augustin, mais aussi ce qu’elles doivent au monde grec et au monde romain. Les apports du christianisme ont été importants, que l’on pense au nominalisme, mais ils n’ont pas été les seuls. La volonté de réduire l’histoire des notions et leur généalogie aux seuls apports chrétiens mutile et défigure ces notions qui ont donc joué dans la construction de notre imaginaire politique, et dans les symboles que nous manipulons, consciemment ou inconsciemment, un rôle fondamental.
Beaucoup de militants de la Manif pour tous ont manifesté contre la loi Taubira, non pas seulement pour des raisons religieuses, mais parce que celle-ci ouvrait la voie à la marchandisation de la vie et du corps faisant tomber une ultime frontière. Auriez-vous pu vous retrouver dans ce combat qui apparaît finalement assez antilibéral ?
J’ai toujours fait une distinction nette entre les droits civiles (comme ceux qu’entraînent le mariage) et la question de la marchandisation du corps qui est implicite dans la question de la Gestion pour Autrui (GPA). La GPA ouvre une brèche importante dans le principe de non-marchandisation du corps, et c’est pourquoi je la refuse, que ce soit pour des couples homosexuels ou hétérosexuels. Par contre, la généralisation du mariage aboutit à considérer que nous avons tous, et ce quelle que soit notre « orientation sexuelle », les mêmes droits. Le problème du mouvement dit de la « Manif pour tous » c’est qu’il a charrié avec lui des tendances profondément homophobes. Nous avons pu voir des extrémistes musulmans donner la main à des extrémistes chrétiens ou juifs. Je suis parfaitement conscient que de nombreux militants ne se mobilisaient que contre le principe de la GPA. Mais, faute d’avoir tenu un discours suffisamment clair, ce mouvement a pu être récupéré en partie par des extrémistes homophobes. Quels que soient mes doutes personnels sur la formule dite du « mariage pour tous », et il est possible qu’une meilleure formule ait pu être l’extension du mécanisme juridique du PACS, le principe de l’égalité des droits l’a emporté. Et cette décision de principe je l’approuve. Mais, il faut maintenant dire très clairement qu’il n’est pas question que la France cède et reconnaisse, du moins dans le droit, la GPA. Car, si l’on cède sur ce principe viendra rapidement ensuite celui de la légalisation du trafic d’organes. Toute société a besoin de tabous. Je pense que la question de la marchandisation des corps est un tabou essentiel.
Mais, on peut avoir une lecture complémentaire à cette question. D’une part, on a voulu étendre des droits alors que d’autre, comme la liberté pour une femme de choisir ou non d’avoir un enfant est de plus en plus contestée dans les faits. Il ne faut pas l’ignorer : la loi sur la contraception et l’avortement est de plus en plus ouvertement remise en cause. Or, cette loi est un élément fondamental, sur lequel il ne faut pas transiger, de l’égalité entre les femmes et les hommes. Est-ce que cela ne voudrait pas dire que les initiateurs du « mariage pour tous » étaient plus intéressés par une mesure largement symbolique au détriment de l’exercice réel d’un droit existant ? D’autre part, on constate qu’à propos de la loi sur le « mariage pour tous » on a assisté à une confusion entre le monde desvaleurs et celui des principes. Cette confusion, initiée entre autres par la fondation Terra Nova, a été reprise par certains des partisans de la « Manif pour tous ». J’analyse dans mon ouvrage Souveraineté, Démocratie, Laïcité cette confusion comme une régression de la démocratie, car elle aboutit à la négation du principe de séparation entre sphère privée et vie publique.
Plus que les fameuses questions de société que vous dénoncez, ce sont surtout les positions économiques du FN, notamment la sortie de l’Euro, qui semblent constituer un plafond de verre …
Je n’y crois pas un instant. Dans tous les pays où le débat sur la sortie de l’Euro à pu avoir lieu, que ce soit en Grèce ou en Italie, on constate au contraire un basculement de l’opinion en faveur de la sortie hors du carcan de la monnaie unique. Le problème, pour le Front National, est plus de mettre son discours économique totalement en cohérence avec l’idée d’une sortie de l’Euro. Ce que les électeurs ressentent, et ils n’ont pas tort, c’est la présence d’incohérences discursives dans le discours économique du Front National. S’il y a un plafond de verre, et ce soi-disant plafond semble se déplacer d’élection en élection, il provient donc bien plus de l’incohérence d’un discours qui n’assume pas toutes les conséquences de sa revendication d’une souveraineté monétaire en matière d’organisation de l’économie. Mais, aller jusqu’au bout de la logique impliquera de rompre complètement avec le discours hérité du passé. Et en particulier, d’avoir une position claire sur la « préférence nationale » dans le domaine du travail.
Une majorité de Français restent effrayés par la fin de la monnaie unique. Comment les convaincre ?
Si les français sont effrayés, il faut bien dire que tout est fait actuellement pour les effrayer. On ne compte plus les déclarations à l’emporte pièce, que ce soient celles de hiérarques du parti dit socialiste ou des amis de Monsieur Sarkozy, qui ne sont faites que dans le but d’effrayer le chaland. A cela il ne peut y avoir qu’un seul remède, c’est le débat démocratique. Dans ce débat, on pourra montrer pourquoi l’Euro provoque aujourd’hui une crise à l’échelle du continent européen, pourquoi les solutions que l’on veut y apporter ne sont pas viables, et pourquoi les français ont tout à gagner d’une dissolution de l’Euro. Dans ce débat, les français pourront mesurer le nombre d’économistes qui se sont prononcés contre l’Euro. Ils pourront voir que la rigueur intellectuelle et l’honnêteté sont du côté des opposants à l’Euro et que les partisans de la monnaie unique n’ont que la peur comme argument. Les partisans de l’Euro sont enfermés dans un discours de nature religieuse, voire sectaire, qui leur impose de présenter la fin de l’Euro comme l’équivalent d’une mort. Ce discours ne pourrait résister à un débat réel. Mais c’est aussi pourquoi je pense l’élite actuellement au pouvoir, qu’elle soit celle dite « socialiste » ou qu’elle soit celle que l’on trouve chez certains ex-UMP, ne veut sous aucun prétexte d’un débat démocratique sur l’Euro.