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Jacques SAPIR

Jacques SAPIR

Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.

Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.

Trump et la critique du libre-échange

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Le Président Donald Trump n’a guère attendu son entrée en fonction, le 20 janvier 2017, pour commencer à mettre en œuvre une partie de son programme économique, essentiellement à travers des pressions protectionnistes et la remise en cause des accords de libre échange. Qu’il s’agisse du Traité Trans-Pacifique, de l’ALENA (signé il y a plusieurs décennies avec le Mexique et la Canada), voire de mesure remettant en cause l’autorité de l’OMC, c’est bien à une offensive généralisée contre le principe même du libre échange à laquelle on assiste. Cette offensive suscite des nombreuses questions quant à sa pertinence, et à la politique commerciale que le Président Trump veut mettre en œuvre pour les Etats-Unis. Mais elle permet aussi de poser tout une série de questions quant à la rationalité du libre-échange qui est devenu de nos jours non plus une théorie mais bien une idéologie, non une simple idéologie mais une religion.

La mondialisation n’est pas heureuse

Il est aujourd’hui significatif que le libre-échange soit remis en cause par les Etats-Unis, par un président américain, et qui plus est par une personne connue pour être proche du monde des affaires. De fait, les critiques contre le libre-échange provenaient plutôt des pays du « Sud » et de gouvernement considérés comme de gauche ou à tout le moins comme populiste. Les Etats-Unis ont été, depuis près de quarante ans et même avant (que l’on se souvienne de la politique dite de la « porte ouvert » en Asie), la force motrice dans les traités de libre échange. La défense de la « liberté du commerce » pouvait être considérée comme l’un des marqueurs essentiels de la politique étrangère de ce pays. Certes, ces propositions avaient, il faut le dire, rencontré un fort bon accueil dans le cadre de l’Union européenne. Cette organisation partageait avec les Etats-Unis la croyance que le libre échange était la voie de l’avenir. L’histoire d’amour que les dirigeants de l’Union européenne ont développée avec le libre-échange interpelle, car elle est en réalité contradictoire avec les raisons initiales de la construction européenne. Cette histoire d’amour est devenue aujourd’hui un point du dogme européiste et l’Union européenne est même devenue aujourd’hui le point de repli de tous les thuriféraires de cette religion qu’est le libre-échange. Cette position d’ailleurs s’enracinait dans une conception très idéologique des vertus du libre-échange, censé apporter le bien-être aux plus pauvres, la paix en ce monde, ou du moins la fin des conflits. On sait très bien qu’il n’en fut rien.

Mais, ces vingt dernières années ont été loin d’apporter de l’eau au moulin des partisans du libre-échange. De fait, ce dernier n’a pas fait disparaître les conflits. Les progrès du libre échange se sont arrêtés avec la crise de 2008-2010. Le cycle de Doha s’est avéré être un échec. Le nombre de mesures protectionnistes prises dans les différends pays depuis 2010 ne cesse d’augmenter. Aussi, le tournant pris par les Etats-Unis sous la direction de Donald Trump, pour spectaculaire qu’il soit, est-il moins étonnant que ce que l’on aurait pu croire.

Non, la globalisation ou la mondialisation ne fut pas, et ne fut jamais, « heureuse ». Il convient de le dire et de le répéter. Elle ne fut pas « heureuse » non pas du fait d’imperfections que l’on pourrait corriger mais en raison même de sa forme de constitution. Le mythe du « doux commerce » venant se substituer aux conflits guerriers a été trop propagé pour ne pas laisser quelques traces… Mais, à la vérité, ce ne fut qu’un mythe. Toujours, le navire de guerre a précédé le navire marchand. Les puissances dominantes ont en permanence usé de leur force pour s’ouvrir des marchés et modifier comme il leur convenait les termes de l’échange. La mondialisation que nous avons connue depuis près de quarante ans a résulté de la combinaison de la globalisation financière, qui s’est mise en place avec le détricotage du système hérité des accords de Bretton Woods en 1973, et de la globalisation marchande, qui s’est incarnée dans le libre-échange. À chacune de leurs étapes, ces dernières ont imposé leurs lots de violences et de guerres. Nous en voyons aujourd’hui le résultat : une marche généralisée à la régression, tant économique que sociale, qui frappe d’abord les pays dits « riches » mais aussi ceux que l’on désigne comme des pays « émergents ». Elle a conduit à une surexploitation des ressources naturelles plongeant plus d’un milliard et demi d’êtres humains dans des crises écologiques qui vont chaque jour empirant. Elle a provoqué la destruction du lien social dans un grand nombre de pays et confronté là aussi des masses innombrables au spectre de la guerre de tous contre tous, au choc d’un individualisme forcené qui laisse présager d’autres régressions[1].

Le grand retournement

On assiste donc aujourd’hui à un grand retournement sur cette question. Et, ce qui est particulièrement intéressant est que ce retournement ait les Etats-Unis comme origine. En fait, à la base même de ce retournement on trouve le décrochage des revenus des classes moyennes-inférieures et de la classe ouvrière. Or, ce décrochage est dans une large mesure imputable à la mondialisation[2]. Cet écart entre les 1% les plus élevés et les 90% les plus bas s’est largement ouvert depuis les années 1980. Ce décrochage a été confirmé par une autre étude datant de 2015[3]. Cet écart se lit aussi dans le décrochage entre le rythme de gains de la productivité du travail et celui des salaires horaires. Si les deux courbes apparaissent quasiment parallèles de 1946 à 1973, ce qui implique que les gains de productivité ont également profité aux salariés et aux capitalistes, on constate qu’il n’en est plus de même après 1973. Depuis cette date, les salaires horaires ont augmenté nettement plus lentement que la productivité du travail, ce qui implique que les gains de productivité ont, désormais, essentiellement profité aux profits des entreprises et des actionnaires. Cette situation s’est aggravée dans les années 1990, visiblement sous l’effet de la mondialisation et de l’ouverture des frontières[4]. Aux Etats-Unis, cette évolution a été psychologiquement fondamentale, car elle a signifié la « fin » du rêve américain pour une vaste majorité de la population. Ceci a été marquée par la différence très nette entre les rythmes d’évolution du revenu moyen, qui a continué à progresser, et le revenu médian[5]. Mais, les Etats-Unis n’ont pas été le seul pays où cette situation s’est manifestée. Il faut noter qu’elle est aussi présente en Grande-Bretagne, ce qui n’est pas politiquement sans conséquences[6]. On a aussi assisté à une évolution similaire dans le cas de la France, en particulier à partir du « tournant de la rigueur » pris par François Mitterrand dès 1983. Le « plan Delors » a eu les mêmes effets quant aux gains de productivité pour la France que ce que l’on constate aux Etats-Unis. Et il n’est pas innocent que Jacques Delors soit allé sévir, après cet épisode, à Bruxelles.

Il est donc clair que le libre échange n’a pas eu sur les économies, et sur les travailleurs qui vivent dans ces économies, les conséquences bénéfiques qu’en promet la théorie économique « mainstream ». Pourtant, les économistes du courant dominant, ceux que l’on appelle les « orthodoxes » n’ont de cesse de prétendre que le libre-échange est le futur, nécessairement radieux, de l’humanité.

Le libre-échange est il le futur de l’humanité ?

Il est vrai que les diverses subventions et les entraves à la concurrence, qui sont l’essence même des politiques protectionnistes, ont fort mauvaise presse aujourd’hui. À droite comme dans la gauche libérale, elles relèvent de l’interdit absolu, du tabou. L’ancien Ministre de l’économie et aujourd’hui candidat à l’élection présidentielle française, M. Emmanuel Macron, ne parle ainsi que de « libérer » l’économie française, ce qui équivaut à dire qu’il nous faut plus de concurrence. Il faut aussi signaler que M. Macron s’est distingué par son soutien au traité très contesté entre l’Union européenne et le Canada, traité que l’on appelle le CETA, traité qui vient d’ailleurs d’être approuvé par le « Parlement » européen. Un même discours est, on s’en doute, tenu quotidiennement par la commission européenne, qui a réagi vigoureusement aux déclarations de Donald Trump, n’hésitant pas à prendre des postures de vierges outragées. Il y a ici à l’évidence un point de consensus. Mais ce point est construit sur une évidence illusoire et auto-proclamée.

Les discours prescriptifs qui cherchent à étendre le libre échange supposent que la concurrence soit partout et toujours un fait positif. Or, ces discours reposent sur des bases normatives extrêmement discutables[7]. La démonstration en fut faite dès les années 1930 du XXème siècle. Cette démonstration trouve son origine dans les réflexions qu’ont inspirées à un grand économiste les fluctuations cycliques que connaissaient les marchés du maïs et du porc, ce que l’on appelle le « cycle de la viande de porc » ou théorème de la toile d’araignée, ou « cobweb ». Comme le démontre une lecture attentive de l’article fondateur écrit par Mordecai Ezekiel en 1938[8], on est en présence d’un problème qui va très au-delà des phénomènes qui ont permis son identification initiale, la fluctuation des prix agricoles. L’analyse des conditions donnant naissance au mécanisme du cobweb montre une faille majeure dans la théorie de l’équilibre concurrentiel. Cette analyse contient une critique radicale du rôle normatif accordé à la concurrence dite « pure et parfaite ». Elle aboutit à redonner une légitimité aux mesures restreignant l’exercice de la concurrence, qu’il s’agisse des subventions ou des limites à l’entrée sur certains marchés à travers la présence de quotas ou de droits de douane. Ce n’est pas sans raison si les compilateurs d’un ouvrage extrêmement important sur la théorie des cycles économiques introduisirent l’article d’Ezekiel parmi le recueil de textes qu’ils constituaient[9].

Le terme même de cobweb, fut proposé par Nicholas Kaldor. Il faut souligner que Kaldor montre qu’il convient d’extraire la dynamique du cobweb de son seul environnement agricole, car l’on est en présence d’un problème général affectant la théorie de l’équilibre concurrentiel dès que l’on est en présence d’une situation où: « ...les ajustements sont complètements discontinus« [10]. Une réflexion analogue avait été faite par Wassili Leontief à la même période. Leontief démontrait l’impossibilité de déterminer un mécanisme spontané d’équilibre des prix et de la production par le jeu de la concurrence « pure » dès que l’on était en présence de courbes d’offre et de demande ne correspondant pas précisément aux spécifications initiales du modèle de Léon Walras[11]. L’équilibre apparaissait alors comme un cas particulier et non un cas général, ce qui a été confirmé par des travaux plus récents[12].

De plus, si l’on se donne comme objectif d’éviter ou de limiter les fluctuations, parce que ces dernières peuvent avoir des effets négatifs à court et long terme tout autant sur les producteurs que sur les demandeurs (en particulier pour l‘investissement[13]), la conclusion que l’on peut tirer est que des mesures suspendant la concurrence comme des subventions, des quotas ou des droits de douane deviennent alors utiles et légitimes. Gilbert Abraham-Frois et Edmond Berrebi ont montré que l’introduction de clauses réalistes dans le raisonnement (par exemple en acceptant que l’agent économique ait le choix entre non pas deux mais trois options…) conduit à la généralisation de situations de fortes instabilités tant que la concurrence est maintenue[14]. Pourtant, alors même que des travaux théoriques menés depuis le début des années 1970 confirment et étendent les conclusions d’Ezekiel quant à une critique radicale de la portée normative du modèle de l’équilibre concurrentiel, on tend à oublier la leçon générale de son travail. Or, cette leçon remet en réalité en cause le principe de concurrence, mais aussi, indirectement, le principe du libre-échange qui est une extension du principe de concurrence.

La Twitter-Diplomatie de Donald Trump

Les récentes déclarations de Donald Trump tout comme ses pressions sur les grands groupes industriels par des messages twitters (pour Toyota[15], Ford et General Motors), si elles peuvent paraître quelque peu exotiques, ont donc relancé la question de formes modernes de protectionnisme. En fait, ce débat a déjà eu lieu. Dans les années 1930, à la suite de la grande crise économique, un certain nombre d’économistes ont alors basculé des positions traditionnelles de « libre-échange » vers une vision plus protectionniste. John Maynard Keynes fut un de ceux là, et certainement celui qui exerça l’influence la plus considérable. Le texte de J.M. Keynes sur la nécessité d’une autosuffisance nationale fut publié en juin 1933 dans la Yale Review[16]. Or aujourd’hui, comme en 1933, les raisons de mettre en doute le Libre-Échange s’accumulent.

Rappelons que les experts de la Banque Mondiale ont brutalement, au début des années 2000, révisé à la baisse leurs estimations des « gains » d’une libéralisation du commerce international[17], alors même que ces gains sont calculés sans référence à de possibles coûts. De plus, une étude de la CNUCED montrait ainsi il y a quelques années que le « cycle de Doha » de l’OMC pourrait coûter aux pays en voie de développement jusqu’à 60 milliards de dollars alors qu’il ne leur apporterait que 16 milliards de gains[18]. Loin de favoriser le développement, l’OMC pourrait bien contribuer à la pauvreté mondiale. On mesure ici toute la fausseté des déclarations de ceux qui prétendent que le libre-échange réduit la pauvreté. Même les investissements directs étrangers, longtemps considérés comme la solution miracle du développement, sont aujourd’hui mis en cause[19]. La concurrence à laquelle se livrent nombre de pays pour tenter de les attirer a clairement des effets négatifs dans le domaine social et de la protection de l’environnement[20]. Très clairement, ceci n’est pas pris en compte dans la logique « l’Amérique d’abord » de Donald Trump. Mais, les conséquences globales de son action pour la protection de l’environnement pourraient s’avérer en réalité très positive, ce qui serait, il faut le souligner, un amusant paradoxe.

Comment le libre-échange s’est-il imposé dans les esprits

L’ouverture importante du commerce international depuis les années 1970 et 1980 a marqué les esprits[21]. Des travaux, parmi lesquels on doit inclure ceux de Dollar, en 1992[22], de Ben-David, en 1993[23], de Sachs et Warner, en 1995[24], et de Edwards en 1998[25], ont cherché à établir un lien entre le commerce international et la croissance. Ces années avaient marquées par des changements extrêmement importants. On a connu deux phénomènes majeurs : la fin de l’Europe de l’Est, au sens du Conseil d’Aide Economique Mutuel (CAEM), et la fin de l’URSS. Dans ces deux cas, on a pu constater que les flux de commerce tels qu’ils sont comptabilisés ont connu une forte croissance. Or le simple passage de ce qui était un « commerce intérieur » à un « commerce international » s’est traduit par la hausse brutale de ce dernier. Une partie de la croissance du commerce mondial peut ainsi être attribuée à un effet de « révélation » d’un commerce qui se produisait au sein d’autres cadres statistiques. Ce problème soit très rarement évoqué par les spécialistes qui entonnent le credo de la globalisation.

Une deuxième cause est plus subtile. La hausse des flux du commerce international a été liée à l’évolution que ces économies ont connue durant les premières années de leur transition. Ainsi, dans le cas de l’URSS, une large partie de la production d’aluminium et d’acier n’a plus trouvé d’emplois au sein même de l’économie, en raison de la baisse des activités manufacturières. L’exportation de ce surplus a été immédiate, qu’elle se fasse de manière légale ou illégale. De même, on a assisté à un phénomène de substitution des produits importés aux productions locales, qui a été favorisé par l’évolution brutale du taux de change. À cet égard, les chiffres extrêmement élevés du commerce international dans les années 1994-1997 semble bien avoir été le produit d’une illusion statistique. Ce sont ces chiffres, enregistrés sur quatre années, qui ont très largement conditionné notre vision de la croissance.

La remise en cause de l’orthodoxie libre-échangiste

De manière générale, les tests pratiqués donnent des résultats pour le moins très ambigus. On peut en déduire que, pour certains pays, l’ouverture a eu des résultats positifs, mais pas pour d’autres. Le succès économique tient bien plus à la qualité des dites mesures macroéconomiques qu’à celle de l’ouverture[26]. De fait, les pays qui ont associé des politiques protectionnistes à des bonnes politiques macroéconomiques connaissent des taux de croissance qui sont largement supérieurs à ceux des pays plus ouverts, ce qui invalide le primat de l’ouverture[27]. Ceci nous ramène à la problématique du développement, qui s’avère être autrement plus complexe que ce que les partisans d’un libre-échange généralisé veulent bien dire. Les travaux d’Alice Amsden[28], Robert Wade[29] ou ceux regroupés par Helleiner[30] montrent que dans le cas des pays en voie de développement le choix du protectionnisme, s’il est associé à de réelles politiques nationales de développement et d’industrialisation[31], fournit des taux de croissance qui sont très au-dessus de ceux des pays qui ne font pas le même choix. Le fait que les pays d’Asie qui connaissent la plus forte croissance ont systématiquement violé les règles de la globalisation établies et codifiées par la Banque mondiale et le FMI est souligné par Dani Rodrik[32]. Voici qui nous renvoie à la question des politiques nationales et à la problématique de l’État développeur qui renaît dans le débat depuis quelques années[33]. Cette problématique est en réalité au cœur du réveil industriel de l’Asie. En fait, ce sont ces politiques nationales qui constituent les véritables variables critiques pour la croissance et le développement, et non l’existence ou non de mesures de libéralisation du commerce international. Mais admettre cela revient à devoir reconsidérer le rôle de l’État dans les politiques économiques et donc le rôle du nationalisme comme idéologie associée au développement. On touche ici à de puissants tabous de la pensée orthodoxe en économie comme en politique. Pour pouvoir faire l’impasse sur la question nationale, les partisans de la « supra-nationalité », et ce sous quelque forme que ce soit, sont donc obligé de prétendre que la concurrence est un principe favorable « en tout lieu, en toute heure », et sont contraints de se lancer dans une apologie sans frein du libre-échange. De fait, leur théorie économique se déduit aisément des présupposés idéologiques qui sont les leurs. L’instrumentalisation du débat théorique en découle inéluctablement.

Un retour à la raison

Le développement économique aurait, durant les trente dernières années, largement été porté par le commerce international. Tel est le résultat qui a été vulgarisé par une partie des économistes mais aussi, bien entendu, par les journalistes à gages. Et pourtant, à y regarder de près, ce dernier se dissipe. La vulgate du libre-échange passe en effet rapidement sur des éléments importants pour sa démonstration, qui ont été mis en valeur par la crise actuelle. On a vu, en 2008 et 2009, le commerce international diminuer au prorata de la baisse de la production dans les grands pays industrialisés. Le commerce ne crée donc pas de valeur par lui-même, vieille erreur des mercantilistes qui ressurgit sous la forme de la croyance en une croissance tirée uniquement par le commerce. C’est au contraire la croissance dans les principaux pays qui tire le commerce. Il convient donc de se demander si l’on n’a pas été en face d’une erreur, du moins d’une illusion, due aux statistiques. En effet, le phénomène de croissance, qu’il s’agisse de celle du produit intérieur brut (PIB) ou de celle du commerce international, a très bien pu être surestimé, et ce pour diverses raisons. Or la possibilité d’une erreur de mesure peut remettre en cause l’idée convenue d’un lien direct et mécanique entre le développement du commerce international et la croissance mondiale. Cette possibilité impose de repenser les liens de causalité qui vont de la croissance au commerce. Autrement dit, où produit-on de la valeur ? La confusion, hélas traditionnelle, entre la valeur et les prix (ces derniers ne mesurant que les rapports de force dans l’échange), vient aggraver et renforcer l’erreur initiale. Max Weber en était bien conscient, lui qui écrivait à propos des « prix de marché » : « Les prix monétaires résultent de compromis et de conflits d’intérêt; en ceci ils découlent de la distribution du pouvoir. La monnaie n’est pas un simple « droit sur des biens non spécifiés » qui pourrait être utilisé à loisir sans conséquence fondamentale sur les caractéristiques du système des prix perçu comme une lutte entre les hommes. La monnaie est avant tout une arme dans cette lutte; elle n’est un instrument de calcul que dans la mesure où l’on prend en compte les opportunités de succès dans cette lutte. » [34]

Cette confusion est à la base de celle, non moins importante, qui entoure la théorie du marché[35]. À partir de là, c’est toute l’idéologie ayant entouré la globalisation marchande qui va être remise en cause. Et les partisans du libre-échange sont alors révélés pour ce qu’ils sont : des héritiers lointains d’une pensée économique pré-moderne, le mercantilisme.

La rupture de ce voile permet alors de poser d’autres questions. Quelle est la responsabilité de la globalisation dans la destruction du cadre naturel, dont on constate qu’il s’accélère depuis la fin des années 1980 ? Cette destruction n’est pas simplement liée à la multiplication des transports sur de longues distances, à la mise en concurrence de l’ouvrier ouest-européen et de l’ouvrier asiatique par-delà les systèmes sociaux très différents qui régissent leur travail. On sait pourtant aujourd’hui que ceci a eu des effets profondément déstabilisants sur la répartition interne des revenus. Les entreprises se sont affranchies de la contrainte qui veut que, dans le cadre d’une économie relativement fermée, les salaires (qui sont donc pour elles des coûts) soient déterminants pour leurs marchés. Cet affranchissement provient de la soumission des logiques économiques locales à une logique supérieure, qui peut se traduire par des dommages écologiques importants

Economie et politique

En fait, la globalisation n’est synonyme de croissance que quand elle peut s’appuyer sur un projet de développement national, souvent articulé à une idéologie nationaliste[36]. La globalisation marchande ne donne des résultats que dans la mesure où l’on ne joue pas son jeu mais où d’autres acceptent de le jouer Le cas de la Chine est ici exemplaire, car c’est bien à travers la combinaison d’une politique nationale extrêmement forte et de l’ouverture que s’est accompli le développement important des vingt-cinq dernières années. Mais, même dans ce cas, la montée des inégalités sociales et des destructions écologiques rend problématique la poursuite de ce modèle. Ceci est particulièrement vrai en Extrême-Orient, mais peut aussi se constater en Russie depuis 1999.

Ainsi, loin de conduire au dépassement de la nation, la globalisation s’avère être le nouveau cadre de l’expression de politiques nationales qui engendrent soit des effets de domination et de destruction de cadres nationaux au profit de nations plus fortes, soit des phénomènes de réactions et de développement national[37].

Fondamentalement, l’idée que nous aurions à partir de la fin du « court xxe siècle[38] » retrouvé une tendance à une intégration par le commerce se révèle ainsi être un mythe. Ceci a été montré par Paul Bairoch et Richard Kozul-Wright dans une étude systématique de ces flux qui a été réalisée en 1996 pour la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED)[39]. Il n’y a donc jamais eu un « âge d’or » de la globalisation, qui se serait terminé avec la Première Guerre mondiale et qui aurait été suivi d’une longue période de repli, avant de connaître un renouveau depuis les années 1970. C’est bien toute l’image d’une marche que l’on voudrait harmonieuse vers le « village global » qui s’en trouve profondément mise en cause. Ce débat a continué dans la période récente et ses résultats ont été les mêmes. Conservons cependant, pour l’instant, l’image qui nous est fournie par Rodrik et Rodriguez[40]. La poussée vers une plus grande ouverture n’a pas été favorable au plus grand nombre[41].

Requiem pour le libre-échange

Économiquement, le Libre-Échange n’est pas la meilleure solution et porte des risques de crises et d’accroissement des inégalités qui sont considérables. Il met en compétition différents territoires non pas sur la base des activités humaines qui s’y déploient mais sur celle de choix sociaux et fiscaux eux-mêmes très discutables[42]. La libéralisation du commerce n’a pas profité aux pays les plus pauvres, comme le montrent les études les plus récentes. Une comparaison des avantages et des coûts, en particulier en ce qui concerne l’effondrement des capacités d’investissement public dans la santé et l’éducation suite à l’effondrement des ressources fiscales, suggère que la balance est négative.

Politiquement, le Libre-Échange est dangereux. Il est attentatoire à la démocratie et à la liberté de choisir ses institutions sociales et économiques. En favorisant l’affaiblissement des structures étatiques il encourage la montée des communautarismes et des fanatismes transfrontières, comme le Djihadisme. Loin d’être une promesse de Paix, l’internationalisme économique nous conduit en réalité à la Guerre.

Moralement, le Libre-Échange est indéfendable. Il n’a d’autres rivages que celui de la réduction de toute vie sociale à la marchandise. Il établit en valeur morale l’obscénité sociale de la nouvelle « classe de loisir » mondialisée[43]. L’avenir est donc bien au protectionnisme. Ce dernier s’imposera d’abord comme moyen d’éviter le dumping social et écologique de certains pays. Il prendra alors la forme d’une politique industrielle cohérente où l’on cherchera à stimuler ainsi le développement de filières au rôle stratégique dans un projet de développement. Ceci conduira à redéfinir une politique économique globale pouvant inclure une réglementation des flux de capitaux, afin de retrouver les instruments de la souveraineté économique, politique et sociale. Les formes de la politique du futur restent à trouver. Son sens général cependant ne fait guère de doute.

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C’est un point intéressant, mais assez paradoxal, que le libre-échange soit remis en cause par le Président considéré comme le plus « pro-business », mais aussi le plus indifférent aux préoccupations écologiques, qu’il soit aux Etats-Unis depuis de nombreuses années. Au-delà du style politique, discutable, de Donald Trump, reconnaissons que son projet s’inscrit dans le cadre du grand retournement que j’avais pronostiqué il y a de cela quelques années[44]. Nous ne savons pas encore, à l’heure actuelle, si Donald Trump réussira à articuler une véritable politique de réindustrialisation de son pays, politique qui profiterait alors au plus grand nombre. Mais, sa politique prend en compte, à la différence de ce que l’on peut voir dans l’Union européenne, que l’ère du libre-échange est aujourd’hui terminée.

Notes

[1] Voir J. Généreux, La Grande Régression, Seuil, 2010.

[2] Bivens J., “Globalization, American Wages, and Inequality” Economic Policy Institute Working Paper, Washington DC, 6 Septembre, 2007.

[3] Mishel L., Gould E et Bivens J., « Wage stagnations in 9 charts », Economic Policy Institute, Washington DC, 6 janvier 2015.

[4] See G. Irvin, “Growing Inequality in the Neo-liberal Heartland,” Post-Autistic Economics Review, 43 (September 15,

2007), pp. 2–23, http://www.paecon.net/PAEReview/issue43/Irwin43.htm

[5] US Congress, State Median Wages and Unemployment Rates, prepared by the Joint Economic Committee, table released by the US-JEC (June 2008).

[6] Brewer M., A. Goodman, J. Shaw, and L. Sibieta, Poverty and Inequality in Britain: 2006, Institute for Fiscal Studies (London, 2005).

[7] Voir J. Sapir, « Retour vers le futur : le protectionnisme est-il notre avenir ? » in L’Economie Politique, n°31, 3ème Trimestre 2006.

[8] M.Ezekiel, « The Cobweb Theorem », in Quarterly Journal of Economics , vol. LII, n°1, 1937-1938, pp. 255-280.

[9] Voir: Readings in Business Cycle Theory – selected by a committee of The AMERICAN ECONOMIC ASSOCIATION, Londres, George Allen and Unwin, 1950, pp. 422-442.

[10] N. Kaldor, « A Classificatory Note on the Determinateness of Equilibrium » in Review of Economic Studies, Vol. 1, février 1934.

[11] W. Leontief, « Verzögerte Angebotsanpassung und Partielles Gleichgewicht » in Zeitschrift für Nationalökonomie, Vienne, Vol. IV, n°5, 1934.

[12] Sonnenscheim H., « Do Walras Identity and Continuity Characterize the class of Excess Demand Functions? » in Journal of Economic Theoty, vol. 6, 1973, N°2, pp. 345-354. Mantel R., « On the characterization of Aggregate Excess Demand » in Journal of Economic Theory, vol. 7, 1974, N°2, pp. 348-353

[13] Malinvaud, E, « Profitability and investment facing uncertain demand », Document de travail de l’INSEE, n° 8303, Paris, 1983 ; Idem, « Capital productif, incertitudes et profitabilités », Document de recherche de l’IME, Université de Dijon, n°93, 1986.

[14] Abraham-Frois G. et E. Berrebi, Instabilité, Cycles, Chaos, Paris, Economica, 1999, pp. 3-4. Voir aussi, Guerrien B., La Théorie Néo-Classique. Bilan et perspective du modèle d’équilibre général, Economica, Paris, 1989.

[15] http://www.lefigaro.fr/flash-eco/2017/01/05/97002-20170105FILWWW00337-toyota-a-son-tour-etrille-par-trump.php et http://www.lefigaro.fr/societes/2017/01/08/20005-20170108ARTFIG00157-l-industrie-automobile-americaine-dans-l-oeil-du-cyclone-trump.php

[16] John Maynard Keynes, « National Self-Sufficiency, » The Yale Review, Vol. 22, no. 4 (June 1933), pp. 755-769.

[17] Pour une analyse précise et documentée des divers réajustements: F. Ackerman, The Shrinking Gains from Trade: A Critical Assessment of Doha Round Projections, Global Development and Environment Institute, Tufts University, WP n° 05-01. Voir aussu « Doha Round and Developing Countries: Will the Doha deal do more harm than good » RIS Policy Brief, n°22, avril 2006, New Delhi.

[18] S Fernandez de Cordoba et D. Vanzetti, « Now What? Searching for a solution to the WTO Industrial Tariffs Negociations », Coping with Trade Reform, CNUCED, Genève, 2005. Voir table 11.

[19] T.H. Moran, ForeignDirect Investment and Development, The New Policy Agenda for Developing Countries and Economics in Transition, Institute for International Economics, Washington D.C., 1998.

[20] Oman C., Policy Competition for ForeignDirect Investment, OCDE, Centre du Développement, Paris, 2000. Voir aussi, L. Zarsky, « Stuck in the Mud? Nation-States, Globalization and the Environment » in K.P. Gallagher et J. Wierksman (edits.) International Trade and Sustainable development, Earthscan, Londres, 2002, pp. 19-44.

[21] Voir J. Sapir, « Le vrai sens du terme. Le libre-échange ou la mise en concurrence entre les Nations » in D. Colle (dir), D’un protectionnisme l’autre. La fin de la mondialisation ?, Puf, « Major », 2009.

[22] D. Dollar, « Outward-Oriented Developeng Economies Really Do Grow More Rapidly: Evidence From 95 LDC, 1976-1985 », Economic Developemnt and Cultural Change, 1992, p. 523-554.

[23] D. Ben-David, « Equalizing Exchange: Trade Liberalization and Income Convergenge », Quarterly Journal of Economics, vol. 108, n° 3, 1993.

[24] J. Sachs, A. Warner, « Economic Reform and The Process of Global Integration », Brookings Paper on Economic Activity, n° 1, 1995, p. 1-118.

[25] S. Edwards, « Opennes, Productivity and Growth: What We Do Really Know? », Economic Journal, vol. 108, mars 1998, p. 383-398.

[26] Voir D. Ben-David, « Equalizing Exchange: Trade Liberalization and Income Convergenge », op. cit.

[27] Voir H.-J. Chang, « The Economic Theory of the Developmental State » in M. Woo-Cumings (dir.), The Developmental State, Ithaca, Cornell University Press, 1999 ; Kicking away the Ladder: Policies and Institutions for Development in Historical Perspective, Londres, Anthem Press, 2002.

[28] A. Amsden, Asia’s Next Giant, New York, Oxford University Press, 1989.

[29] R. Wade, Governing the Market, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1990.

[30] G. K. Helleiner (dir.), Trade Policy and Industrialization in Turbulent Times, Londres, Routledge, 1994.

[31] Voir C.-C. Lai, « Development Strategies and Growth with Equality. Re-evaluation of Taiwan’s Experience », Rivista Internazionale de Scienze Economiche e Commerciali, vol. 36, n° 2, 1989, p. 177-191.

[32] D. Rodrik, « What Produces Economic Success?  » in R. Ffrench-Davis (dir.), Economic Growth with Equity: Challenges for Latin America, Londres, Palgrave Macmillan, 2007. Voir aussi, du même auteur, « After Neoliberalism, What? », Project Syndicate, 2002 (www.project-syndicate.org/commentary/rodrik7 ).

[33] Voir T. Mkandawire, « Thinking About Developmental States in Africa », Cambridge Journal of Economics, vol. 25, n° 2, 2001, p. 289-313; B. Fine, « The Developmental State is Dead. Long Live Social Capital?  », Development and Change, vol. 30, n° 1, 1999, p. 1-19.

[34] M.Weber, Economy and Society: An Outline of Interpretative Sociology, University of California Press, Berkeley, 1948, p.108.

[35] B. Guerrien, “L’introuvable théorie du marché”, in Revue Semestrielle du MAUSS, n°3, La Découverte, Paris 1994, pp. 32-41.

[36] C. Johnson, Japan, who governs?, Norton, New York & Londres, 1995.

[37] Voir J. Sapir, « Retour vers le futur : le protectionnisme est-il notre avenir ? », L’Économie politique, n° 31, 3e trimestre, 2006.

[38] Qui va de 1918, véritable fin du xixe siècle, à la dissolution de l’URSS, fin 1991, qui marque en réalité la fin du xxe. J’ai expliqué cette notion de « petit xxe siècle » dans J. Sapir, Le Nouveau xxie Siècle, Seuil, 2008.

[39] P. Bairoch, R. Kozul-Wright, « Globalization Myths: Some Historical Reflections on Integration, Industrialization and Growth in the World Economy », Discussion Paper, n° 113, Genève, UNCTAD-OSG, mars 1996.

[40] F. Rodriguez, D. Rodrik, « Trade Policy and Economic Growth: A Skeptics Guide to the Cross-National Evidence », in B. Bernanke, K. Rogoff (dir.), NBER Macroeconomics. Annual 2000, Cambridge (MA), MIT Press, 2001.

[41] Voir J. Sapir, « Libre-échange, croissance et développement : quelques mythes de l’économie vulgaire » in Revue du Mauss, n°30, 2e semestre, La Découverte, 2007, p. 151-171.

[42] Sapir J., voir Ch. 8 et Ch. 9 de D. Colle (edit.), D’un protectionnisme l’autre – La fin de la mondialisation ?, Coll. Major, Presses Universitaires de France, Paris, Septembre 2009.

[43] Voir A. Wolfe, « Introduction » in T. Veblen, The Theory of the Leisure Class, The Modern Library, New York, 2001 (nouvelle édition del’ouvrage de 1899).

[44] Sapir J., La Démondialisation, Le Seuil, Paris, 2011.
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