Et c’est donc à pas guillerets qu’elle se lance dans la belle aventure de mettre en pièce la vie privée de ses citoyens, par le truchement d’une Loi Renseignement aussi pratique … que floue, justement. C’est ainsi qu’on découvre, écœurés mais pas surpris, les manœuvres bien visqueuses de nos sénateurs, collectivistes assumés ou inconscients, pour étendre les effets de la loi bien au-delà des domaines pourtant déjà vastes qu’elle couvrait déjà.
Cette fois-ci, nos petits amis l’ont donc tripoté discrètement pour justifier l’utilisation des outils de surveillance envisagés même dans le cadre de la lutte contre la contrefaçon. Oh ! Et dire que ces benêts de citoyens croyaient que cette loi se contenterait de lutter contre le terrorisme ! Qu’ils sont naïfs ! Et non, ce n’est pas unpoisson d’avril. Et oui, bien sûr qu’on va profiter de cette loi pour y inclure la « défense » ou la promotion des intérêts économiques et scientifiques de la France ! Quand on voit la liste des domaines couverts, on comprend qu’à part la chambre à coucher (et encore), le Français post-Loi Renseignement n’aura pas grand chose à envier avec l’Allemand de l’Est pré-Chute du Mur : en plus d’une évidente mais floue sécurité nationale, on trouve les « intérêts essentiels de la politique étrangère et l’exécution des engagements européens et internationaux », les « intérêts économiques et scientifiques essentiels », la « prévention du terrorisme » (en quatrième position seulement), ainsi que de la criminalité, de la délinquance organisées, des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique (incluez « manifestations avec poussettes », je suppose), et bien sûr l’indispensable prévention de « la reconstitution ou du maintien de groupement dissous en application de l’article L. 212-1″ (i.e. les groupements politiques du Camp du Mal dissouts par le pouvoir). Il ne manque plus que la prévention des actes délictueux en voiture ainsi que celle des actes répréhensibles en matière de mangibougisme et on aura à peu près fait le tour.
Il devient difficile d’ignorer l’espèce de surenchère malsaine dans laquelle se sont lancés l’exécutif et le législatif français. Pendant que le premier réclame de la coercition, de l’interdiction et de la régulation aussi fort qu’il le peut, le second les lui accorde à un rythme jamais atteint jusqu’à présent, le tout sous les yeux médusés d’une frange des citoyens un minimum conscients, et l’impavidité presque cadavérique d’une presse nationale subventionnée le petit doigt sur la couture.
Dès lors, on ne peut que s’interroger sur l’optimisme assez spectaculaire dont fait preuve Snowden dans sa dernière tribune, parue très récemment. Dans cette dernière, il note l’évolution rapide de l’opinion mondiale vis-à-vis de cette surveillance généralisée mise en place par les différents gouvernements, et en premier chef l’américain auquel il est directement confronté : pour lui, en seulement deux années, on est passé d’une situation où il était considéré comme un traitre à sa nation, à une situation où le public, averti des pratiques de la NSA, prend conscience de l’espionnage permanent auquel il est soumis, et se déclare de plus en plus ouvertement contre.
Et s’il convient aisément qu’en dehors des États-Unis,
« les chefs des services secrets en Australie, au Canada et en France ont exploité des tragédies récentes afin d’essayer d’obtenir de nouveaux pouvoirs intrusifs, malgré des preuves éclatantes que ceux-ci n’auraient pas permis d’empêcher ces attaques »… montrant en cela que l’opinion reste facilement manipulable par des événements dramatiques, il termine tout de même en notant de façon optimiste que
les rapports de forces commencent à changer. Nous assistons à l’émergence d’une génération post-terreur, qui rejette une vision du monde définie par une tragédie particulière.(Les gras sont de moi.) Devant les gesticulations sénatoriales évoquées en début de billet, les déclarations de Snowden peuvent paraître surprenantes. Et pourtant, il n’a pas tort.
Il n’a pas tort, parce qu’en effet, de plus en plus de citoyens se rendent bien compte du décalage énorme qu’il y a entre les motifs invoqués par ces lois d’espionnage et les motivations réelles de ceux qui les poussent.
Il n’a pas tort parce qu’en effet, certains politiciens, sentant le vent tourner en faveur d’une lutte contre ces dérives, prennent la parole et montrent un courage qu’on n’aurait pas imaginé il y a quelques années de cela.
Il n’a pas tort parce qu’à mesure que tous les citoyens s’informent, ils se rendent compte que l’État ne peut pas, devant l’énormité des masses de données qu’il prétend filtrer, repérer ce pour quoi il a été mandaté, et qu’il amasse donc des données pour d’autres buts, peu avouables ou carrément scandaleux.
Il n’a pas tort d’être rationnellement donc modérément optimiste parce qu’en réalité, l’État perd pied : il veut tout contrôler, mais il est coincé entre deux réalités. D’un côté, il ne peut par nature réagir aussi vite qu’il le voudrait à l’introduction de technologies et de méthodes toujours nouvelles, toujours plus sophistiquées, à la myriades de contournements que des millions de cerveaux indisciplinés s’emploient à trouver contre les moyens, forcément limités, dont il dispose. L’État obèse n’est ni suffisamment souple, ni suffisamment agile ou léger pour bondir sur chaque nouvelle idée qui vise à se passer de lui ou à le contourner. Et de l’autre côté, il doit donner le change pour justifier son existence et des ponctions toujours plus grosses, tout en garantissant (ou en faisant semblant de garantir) la sécurité et l’intégrité des citoyens qui l’ont désigné responsable.
Et confronté à ces deux positions, il se prend les pieds dans ses propres lois, notamment celles issues du désir d’endormir la méfiance des citoyens à son égard. La transparence dont les politiciens se gargarisent est maintenant un motif légitime pour chercher à savoir ce qui se passe dans le ventre du Léviathan. C’est même une raison officielle reconnue par l’administration d’accéder aux données publiques, ce qui donne de croustillantes situations où l’État doit alors tout faire pour – par exemple – cacher ses partis pris dans le calcul de l’impôt…
Oui, Snowden n’a pas tort : les citoyens changent doucement de point de vue concernant ce qu’ils tolèrent de la part de l’État. Certes, en France, la soumission est telle qu’il faudra encore du temps pour que se remarque un réel mouvement de défiance contre l’État. Mais là encore, l’attitude habituelle de tout l’appareil étatique français pourrait aider à déciller les yeux des Français : en effet, l’administration, son énarchie et sa brochette de politiciens maintenant très détachés du peuple ont largement acquis des réflexes de survie typiques des castes en fin de règne, comme le culte du secret, l’espionnage du peuple et les tentatives pathologiques de contrôle…
Autrement dit, oui, la France va au devant d’une tempête d’espionnite, de contrôles, de régulations malsaines et de lois invasives. Mais chaque jour qui passe, cette espionnite, ces contrôles et ces régulations que l’État met en place semblent plus ridicules, plus inutiles et plus délétères pour l’État lui-même. Oh, l’agonie sera sans doute longue et pénible, mais la fin de l’État obèse est inéluctable.