Je publie ici la version française de ce texte.
France : un mouvement social de type nouveau
La France vit aujourd’hui une crise sociale grave qui risque de se prolonger. Elle est sans doute la plus grave depuis 1995 et le mouvement social contre les réformes d’Alain Juppé, le premier ministre de l’époque. L’enjeu en est la réforme du Code du Travail contenue dans ce qui est appelé la « Loi El Khomri » du nom de la Ministre du travail[1]. Ce mouvement a reçu bien entendu un net soutien dans la gauche radicale et même dans certaines fractions du PS, le parti au pouvoir. Ceci entraîne un durcissement inquiétant du climat politique. Le Premier-ministre, M. Manuel Valls, se déchaîne et avec lui la presse aux ordres, contre les syndicats qui soutiennent ce mouvement et en premier lieu la CGT. Or, la CGT n’est pas la seule impliquée dans ce mouvement, ce que l’on oublie un peut vite. La présence de FO, de SUD et de syndicats catégoriels y est aussi importante. Car, de nombreuses revendications catégorielles s’expriment à travers ce mouvement.Pourtant, ce mouvement n’est pas la simple réédition de celui de 1995. Il a acquis une nouvelle dynamique. Il pose désormais la question de la souveraineté nationale. Le soutien à ce mouvement de Nicolas Dupont-Aignan[2] et de Marine le Pen[3] est un signe important du statut politique pris par ce dernier.
L’origine du mouvement
L’économie de ce texte est entièrement contenue dans son article 2[4]. Cela se concrétise dans la volonté de ramener toute négociation dans le strict cadre des « accords d’entreprise » au détriment des accords de branches ou des accords nationaux, affaiblissant ainsi de manière dramatique le rapport de force des salariés face aux patrons. Tel est le nœud du problème. Les déclarations récentes du Premier-ministre et de Madame El Khomri excluent toute négociation sur ce point[5].Or, une large majorité de la population est aujourd’hui clairement opposée à cette loi. Les derniers sondages donnent de 69% à 74% d‘opposants à cette loi[6]. Cela indique clairement le parti suivi par ce que l’on appelle la « majorité silencieuse ». La montée des protestations a même eu quelques échos au sein du parti socialiste ou 40 députés menaçaient de faire défaut lors du vote. Le gouvernement s’est vu privé de majorité, et a était obligé d’engager l’article 49-3, ce qui n’est – ni plus, ni moins – qu’un détournement éhonté de la procédure et un déni de démocratie[7]. De fait, en dehors du gouvernement, il faut aller dans la droite modérée pour trouver un soutien à ce texte.
La montée d’une violence sociale
Il est clair que ces formes de luttes créent un désordre aujourd’hui croissant dans le pays. Les manifestations qui se tiennent depuis maintenant le mois d’avril ont vu se multiplier les cas de violences policières mais aussi d’attaques délibérées contre les forces de l’ordre. Des jeunes manifestants ont été éborgnés par des tirs tendus de Flashball, et une voiture de Police a été incendiée, ses occupants ne sortant du brasier que par miracle.Ce désordre, néanmoins, ne fait que répondre à un désordre premier, qui résulte de l’usage du 49-3. Prétendre alors s’offusquer de la conséquence et non de la cause relève alors de la plus pure hypocrisie. On ne peut condamner les blocages des dépôts de carburant, par exemple, que si, au préalable, on condamne l’usage du 49-3, et plus généralement la tactique du gouvernement qui n’apporte que des réponses policières à un mouvement social. Le recours à des formes de luttes plus radicales s’apparente alors à une légitime défense. Une légitime défense sociale, assurément, contre des mesures contenues dans une loi qui ont été imposées de l’étranger et au mépris des règles de la démocratie, mais cette légitime défense sociale n’en est pas moins légitime aux yeux de la population.
Cela faisait donc près de trente ans que l’on n’avait pas connu en France un tel niveau de violence dans le cadre d’un mouvement social. Le plus grave est que le gouvernement l’autorise, car on comprend bien que les policiers n’agissent pas sans ordres, alors que nous vivons – du moins en théorie – dans l’état d‘urgence. Ce comportement du gouvernement est parfaitement irresponsable. Il constitue aujourd’hui une menace réelle pour la paix civile dont la responsabilité incombe totalement au gouvernement.
Une dynamique anti-européenne
Car, et c’est là que le mouvement acquiert une nouvelle dynamique, ce qui se manifeste dans le soutien que lui ont apporté des formations politiques comme Debout la France ou le Front National, que l’on n’avait pas l’habitude de voir se manifester sur ce terrain. Il est clair que les principes contenues dans la loi El Khomri s’inspirent directement des suggestions, voire des demandes, formulées par l’Union européenne. En effet, cette loi est la stricte application de la « stratégie de Lisbonne » et des «Grandes Orientations de Politique Économique» (ou GOPE) qui sont élaborées par la direction générale des affaires économiques de la Commission européenne[8]. Coralie Delaume, dans des articles publiés dans Le Figaro, l’établit de manière indubitable[9]. De fait, les GOPE, dont l’existence est posée par les traités, ainsi que le «Programme national de réformes» prescrivent à de nombreux pays et depuis longtemps le malthusianisme budgétaire et la modération salariale. On mesure ici à quel point l’UE, mais aussi l’Eurogroupe, imposent leur propre mode de gouvernance et un cadre disciplinaire d‘acier[10]. De fait la France, comme les autres pays de la zone Euro, ne pouvant plus dévaluer, elle ne peut rétablir sa compétitivité que dans une course au « moins disant/moins coûtant » salarial. C’est bien d’ailleurs dans cette direction que ce sont engagés les gouvernements espagnols, portugais, italiens et grecs.Le mouvement social a donc pris la forme d’une revendication de la souveraineté, aujourd’hui dans le champ social et demain dans le champ monétaire, contre des mesures qui apparaissent de plus en plus dictées de l’étranger.
Ce mouvement social acquiert donc, du fait de son contexte, la dimension d’une contestation généralisée tant des règles liées à l’Euro que de celles issues de l’UE. A cet égard, il peut être considéré comme l’équivalent de la mobilisation contre le Traité Constitutionnel Européen de 2005. Il est donc évident qu’il est en train de rebattre les cartes de la future élection présidentielle de 2017.
Notes et liens
[1] Le projet de loi peut être consulté sur : http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/projets/pl3600.pdf[2] http://www.lopinion.fr/video/lopinion/nicolas-dupont-aignan-il-faut-renverser-gouvernement-103353 et http://www.debout-la-france.fr/actualite/loi-el-khomri-une-regression-sociale-et-inutile-pour-nos-pme
[3] http://carnetsdesperances.fr/2016/05/25/la-france-exasperee/
[4] http://www.capital.fr/a-la-une/politique-economique/mais-que-contient-le-si-critique-article-2-du-projet-de-loi-travail-1132185
[5] http://www.ladepeche.fr/article/2016/05/26/2352607-loi-travail-el-khomri-exclut-denaturer-texte-revenant-article-2-2.html
[6] voir http://www.europe1.fr/societe/loi-travail-sept-francais-sur-dix-pour-le-retrait-du-texte-2754859 et http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1512903-les-francais-hostiles-a-la-loi-el-khomri-le-peuple-a-ete-et-reste-tres-mal-informe.html
[7] Voir Sapir J., « Nous y voilà (49-3) » note publiée sur le carnet RussEurope le 11 mai 2016, https://russeurope.hypotheses.org/4941
[8] Voir le « Rapport pour la France » établi en février 2016 par les services de la commission européenne, pp. 82 et ssq.http://ec.europa.eu/europe2020/pdf/csr2016/cr2016_france_fr.pdf
[9] http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/05/26/31001-20160526ARTFIG00104-l-union-europeenne-assume-la-loi-el-khomri-c-est-elle.php et http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/05/17/31001-20160517ARTFIG00137-ce-que-la-loi-el-khomri-doit-a-l-union-europeenne.php
[10] Voir Sapir J., « Euro et gouvernance », note publié sur RussEurope le 6 avril 2015, https://russeurope.hypotheses.org/4840