Victor Ivanter
La situation actuelle de l’économie russe
Depuis plus d’un an sont organisées à l’IPEN-RAN des réunions sur la restauration de la croissance en Russie. Ces réunions se concentrent sur la restauration des conditions de la croissance courante, qui apparaissent comme une condition des changements structurels qui restent à faire. Cela me conduit à une évaluation de la situation en cours.Le premier point est que l’impact des sanctions financières occidentales a été très important. L’économie a connu une baisse de production de -3,9%, mais l’industrie n’a baissé que de 3%. Plus important encore, la baisse du revenu réel de la population, qui est de 10% en moyenne, mais qui est plus ou moins important selon les catégories de la population. Dans le même temps, on constate que certaines branches de l’industrie on connu une croissance importante. En fait, ce qui caractérise la situation actuelle n’est pas une crise uniforme mais une période de restructuration, marquée par des baisses et des hausses de la production. Il faut donc considérer la situation dans son aspect de restructuration, et comprendre que cette situation est appelée à se prolonger.
Les événements marquants de la situation économique
Mais, dans le même temps, deux phénomènes importants ont marqué la situation économique.
Le premier est le réveil de l’agriculture. L’agriculture, qui ne s’était jamais complètement remise du choc de la collectivisation (1928-1932), est en train de se reconstruire et, pour la première fois depuis très longtemps, elle est en train de se constituer comme un exportateur régulier sur le marché mondial. Si certaines production restent peu développée, et doivent recourir à l’importation (viande de bœuf et lait), dans d’autres secteurs les besoins intérieurs sont désormais couverts et l’exportation apparaît comme la seule perspective pour les agriculteurs. Il va falloir repenser les institutions qui assurent le développement de l’agriculture et, de ce point de vue, s’inspirer de ce qui a été fait en Europe. Cette situation a été favorisée par des conditions climatiques favorables qui expliquent le niveau record de a récolte de blé et de céréales. C’est un changement important, même s’il est loin d’avoir donné toutes ses potentialités.
Le second problème est celui de la baisse du revenu de la population. Sur cette baisse, on entend beaucoup de choses étranges. Pour la baisse du revenu de la population, elle est liée à l’inflation qui a été importante pour les produits alimentaires. Mais, là aussi, le tableau est marqué par des baisses de prix (pommes de terre, légumes, viande de poulet) tandis que, au contraire, sur la viande et le lait les hausses ont été importantes. Aussi, cette hausse a été plus fortement marquée pour la classe moyenne et la classe moyenne supérieure, tandis qu’elle a été nettement plus faible pour les classes populaires. C’est ce qui explique que l’on ne peut parler de manière uniforme d’une baisse du revenu pour l’ensemble de la population. La baisse du revenu réel est plus importante pour les couches supérieures de la population que pour les couches populaires.
Par ailleurs, il faut tenir compte des dépenses et des revenus liés au logement et à l’immobilier. C’est un point important dans les dépenses des ménages. Ici, on constate que les revenus réels de la population sont restés constants, voire ont augmenté, dans ce secteur. Les subventions aux prêts hypothécaires ont été maintenues, et même accrues. Cela devrait largement compenser les effets de hausse de certains biens alimentaires. Il convient donc de faire attention à ne pas considérer l’évolution des revenus de la population uniquement sur la base des prix alimentaires. La politique gouvernementale de soutien à l’immobilier a donc des effets importants sur les revenus de la population. Mais, cette politique a provoqué des oppositions entre le gouvernement et la Banque Centrale, mais aussi au sein du gouvernement entre le « bloc financier » et le « bloc social ».
Les sanctions et leurs effets
On voit que, jusque là, on n’a pas évoqué directement la question des sanctions. De manière générale, l’introduction de sanctions contre la Russie a permis au gouvernement russe d’introduire des anti-sanctions, et de se libérer du cadre de l’OMC, cadre qui s’est avéré plutôt défavorable à l’économie russe. Aussi, la perpétuation des sanctions industrielles (à ne pas confondre avec les sanctions financières) n’est pas un problème pour l’économie russe.
De plus, la forte dépréciation du rouble joue désormais le rôle d’une protection importante du marché intérieur russe. Aussi c’est pourquoi la question des « sanctions » industrielles n’en est pas vraiment une. Le marché russe est largement protégé désormais de la concurrence internationale. Cela n’a pas que des avantages. Bien sur, cela profite aux producteurs. Mais, cela pose aussi le problème de la concurrence.
Ainsi, dans l’agriculture, on voit que les effets de cette situation sont ambivalents. Du temps soviétique, un modèle du financement de l’agriculture avait été constitué par Oleg Govtvan et moi même. Ce modèle mettait en évidence des flux de transferts importants. La situation actuelle semble – elle aussi – marquée par des flux de transferts importants entre les différents secteurs de la production agricole.
De même, il faut tenir compte de la croissance forte des industries militaires, en se rappelant que aujourd’hui les productions civiles représentent aujourd’hui une part importante de la production de ces entreprises. La baisse de la consommation de produits civils a été plus que compensée par la hausse des productions militaires. Mais, dans le même temps on constate des effets de retombées (spill-over) importants en provenance des techniques développés dans les productions militaires vers les productions civiles. Ce phénomène est aujourd’hui systématiquement encouragé par le gouvernement (même s’il y a beaucoup à dire sur les méthodes et les instruments utilisés pour cet encouragement) et il permet aujourd’hui de dire qu’il n’y a plus de secteur « militaro-industriel » au sens soviétique du terme, mais des entreprises dont les productions se développent simultanément dans le domaine civile et dans le domaine militaire, avec de forts effets de synergie entre les deux.
Les causes de la contraction de l’économie
Je voudrai rappeler la position de l’Institut, telle qu’elle fut exprimée lors des précédents séminaires. La baisse de la production n’est due ni aux sanction occidentales, ni à la baisse des prix du pétrole, ni à la baisse de la croissance chinoise. Cette baisse de la production est entièrement due à la politique de financement et à la politique bancaire qui a été conduite en Russie. Il faut rappeler que la baisse de la croissance a commencé en 2013, soit bien avant que l’on ne parle de baisse du pétrole, de sanctions et de baisse de la croissance chinoise. Cette baisse de la production fut liée à la baisse des investissements et exclusivement ici à la baisse des investissements publics. C’est donc la responsabilité du gouvernement qui est ici directement et indirectement en jeu.
Des mesures ont été prises pour faciliter l’investissement. Mais ces mesures restent largement inefficaces ou sont trop limitées. Ceci a été aggravé par la baisse des prix du pétrole, mais la baisse n’a pas provoqué cette situation. Il faut d’ailleurs toujours garder à l’esprit que la question des prix du pétrole doit être mise en perspective avec celle des coûts de production. Or, avec la dépréciation du rouble, le « coût relatif » de production, calculé en dollars (et c’est en dollars que l’on vend le pétrole) baisse fortement par rapport au prix. C’est l’une des raisons de la baisse du rouble et l’on a calculé que quand le prix du pétrole baisse de 1 USD le rouble actuellement doit se déprécier d’un rouble pour 1 USD. En fait, les profits des entreprises pétrolières ont baissé, mais bien moins que ce qui avait été prévu. En fait, des sociétés comme Rossneft et Lukoil continuent de faire des profits. Rappelons, enfin, que la moitié du pétrole produit en Russie est consommée en Russie.
La Russie peut supporter des prix du pétrole très faible, sans doute inférieurs à 20 USD le baril. Mais, des prix très faibles du pétrole auront d’une part un impact sur la production (les sociétés pétrolières vont interrompre la production dans les conditions exigeant un prix élevé) et d’autre part une impact sur le développement des énergies alternatives qui, dans les conditions actuelles, ne sont plus rentables dès que le pétrole voit son prix baisser sous 60 USD le baril. Ceci est vrai à la fois pour l’énergie atomique et pour les nouvelles sources (éoliens, solaire…). De même, le prix du pétrole (et des carburants) a des effets sur d’autres branches de l’économie (aéronautique, transport aérien). On voit que cela indique l’existence d’une bande de « rentabilité» pour les prix du pétrole, bande qui va de 45-50 USD le baril à 65-75 USD le baril.
Les prix aujourd’hui dépendent de la question des stocks accumulés depuis 18 mois à 2 ans. Tant que ces stocks, et les obligation (futures) émises sur ces stocks, resteront importants les prix du pétrole resteront faibles. Cela montre aussi que le pétrole est devenu un actif financier. Nous sommes, en réalité, sur une « bulle baissière » en ce qui concerne les prix. Il est clair que les déterminants financiers ont aujourd’hui pris une importance considérable, et l’OPEP n’est plus la force motrice du marché du pétrole, mais des structures financières. Et, ces structures financières sont largement liées aux Etats-Unis.
La question de la politique du gouvernement
Mais, l’impact sur l’investissement direct est faible. Le véritable obstacle à l’investissement est aujourd’hui directement la politique du gouvernement (qui peut changer rapidement) et indirectement les structures du financement de l’économie russe. Si on formule cela de manière plus précise, on ne peut pas dire que les bases de la politique monétaire et financière soient mauvaises, mais ces bases ne correspondent pas à la situation actuelle de l’économie de la Russie. C’est un point important. Par ailleurs, cette politique n’est pas appliquée de manière correcte. Le Ministère des Finances a pris en otage la totalité du gouvernement de la Russie. Cette situation a été dénoncée par le vice-Premier ministre M. Fradkov. De même, la politique de la Banque Centrale ne correspond pas à la situation actuelle. La Banque Centrale continue de raisonner dans le cadre d’une théorie purement monétaire de l’inflation. Or, cette politique contribue à limiter très fortement l’investissement, limite la production, et contribue alors à la hausse des prix. Cela pose le problème tant des bases théoriques de la Banque Centrale que celui des objectifs donnés à la Banque Centrale. Il est clair qu’il faudra faire changer cela, et introduire un objectif de croissance économique. On voit que la Banque Centrale n’arrive pas à atteindre ses objectifs et en matière d’inflation et en matière de taux de change du rouble. C’est pourquoi on voit se développer des idées très opposées. Ces idées tournent autour d’une politique budgétaire et financière expansive. Mais, ces idées ne tiennent pas compte des canaux financiers et de la tache de créer de nouveau circuits financiers. On ne peut accroître la masse d’argent, que ce soit par le budget ou par la Banque Centrale, en dehors d’une réflexion importante sur les canaux de financement. Or, aujourd’hui, le système économique de la Russie est déformé. Ce sont ces déformations qu’il faut corriger. Les exportations de matières premières ne peuvent être arrêtées, mais il faut diversifier les exportations. On voit d’ailleurs que même avec la baisse des prix du pétrole il n’y a pas eu de crise dans l’industrie pétrolière en Russie.
Cette situation ne peut pas durer. C’est donc sur ce point qu’il nous faut aujourd’hui réfléchir. Il nous faut trouver le « juste milieu » en matière de politique budgétaire et monétaire. Cela implique de faire des choix en matière d’institutions pour le secteur financier.
La baisse du prix du pétrole est un problème moins pour les producteurs que pour l’Etat et le système fiscal. Les ressources réelles du budget diminuent. La dépréciation du rouble a permis de compenser une grande partie des pertes subies par le budget. Par ailleurs, le gouvernement a admis le principe d’un déficit budgétaire limité. Le Président de la fédération a fixé ce déficit à 3% du PIB. Mais, l’idée n’est pas acceptée sans réserves. Et il est frappant de voir que l’on cherche à diminuer de 10% les dépenses aggravant ainsi les tendances à la récession dans l’économie.
La perspective de taux de croissance de 6% à 8% reste un objectif réaliste, moyennant que le gouvernement se décide, enfin, à prendre les mesures qui s’impose tant dans le domaine de la politique budgétaire que de la politique monétaire.