Oui, je sais, dit comme ça, cela paraît un tantinet ubuesque, et on comprendra à demi-mot que j’ai encore joué d’exagération ou de raccourci.
Il n’en est rien.
Cette mésaventure est arrivé à un blogueur, Bluetouff, qui est tombé en août 2012 de façon banale sur un répertoire de l’extranet de l’Agence nationale de sécurité sanitaire des aliments pour les humains et les animaux (l’ANSES) contenant plusieurs milliers de fichiers sur un serveur non sécurisé par erreur. Ici, l’erreur provient non de Google ou du blogueur, mais bien de l’ANSES qui a laissé totalement accessible au public des données confidentielles.
Jusqu’ici, on est juste dans le ridicule.
Le blogueur, tombant sur ces documents publics (l’aspect confidentiel n’étant absolument pas visible puisqu’aucune protection ne les entourait), en prend copie et mentionne l’énorme boulette de sécurité sur son blog. L’institution découvre sa bévue et poursuit Bluetouff, qui sera totalement blanchi, relaxé à l’issue du procès, alors même que l’ANSES ne se porte même plus partie civile, sans doute consciente du ridicule de sa position.
Pas de coupable, plus de victimes ? Vite, l’État doit absolument agir ! Le parquet décide donc de poursuivre, histoire de claquer les thunes du contribuable et d’ajouter une nouvelle jurisprudence honteuse au tableau de chasse déjà scandaleux de la France en la matière.
Magie d’une Justice synchrone avec son temps, pas du tout aux ordres d’un état devenu policier : ce qui devait arriver arriva et lors du procès en appel, le blogueur est condamné pour s’être vilainement « maintenu frauduleusement dans le système de traitement automatique de données », autrement dit qu’il savait qu’il n’était plus en terrain public et qu’il a malgré tout copié 8 Go de données.
Tout va bien. À présent, grâce à ce jugement consternant (tant sur le plan du droit que sur le plan technique ou même logique), un internaute qui tombe par hasard sur un document sensible qui aurait fuité par l’incompétence d’une institution ou d’une entreprise quelconque pourrait se trouver accusé de « vol » et de « maintien frauduleux dans un système de traitement automatisé de données ».
Nous sommes en France : si l’affaire peut empirer, elle empirera d’autant que, rappelons-le, il n’y a toujours pas de victime. Elle ne s’arrête donc pas là.
Devant l’iniquité du jugement, et motivés par l’impact scandaleux sur l’ensemble des internautes que cette jurisprudence amène (et qui peut ainsi permettre de condamner n’importe qui pour avoir simplement fait un travail d’alerte indispensable dans toute démocratie, par exemple), Bluetouff et son avocat se pourvoient en cassation.
Pourvoi qui, dans une logique qu’on a bien du mal à comprendre, vient d’être rejeté : le jugement en appel est donc confirmé, et le blogueur se retrouve donc bel et bien condamné pour avoir trouvé de façon légale et recopié des documents parfaitement publics.
La tournure ubuesque de l’affaire mérite cependant, comme le fait fort justement Reflets, le site de Bluetouff (entre autres), de prendre un peu de recul et de poser quelques questions au premier rang desquelles celle de savoir pourquoi, subitement, le parquet a décidé de s’acharner ainsi contre le blogueur.
On parle bien d’acharnement, ici, parce que le plaignant ayant retiré sa plainte, les documents soi-disant sensibles étant en réalité d’intérêts publics évidents, et comme il n’y a de surcroît pas le moindre piratage de site ni la moindre fraude, pas plus que le moindre vol (celui-ci étant caractérisé par la perte de possessions d’un bien, ce qui n’a pas été le cas pour ces fichiers qui n’ont été que copiés, pas détruits), il apparaît qu’il n’y a en l’espèce plus rien à reprocher à Bluetouff.
Dès lors, pourquoi continuer ?
Peut-être peut-on supposer que Bluetouff, l’un des contributeurs réguliers de Reflets, est dans les petits papiers de l’État, et ce d’autant plus que Reflets fut le premier journal à évoquer les contrats d’Amesys en Libye et de Qosmos en Syrie (vous savez, Amesys, ceux qui fournissent les sondes internet que la Loi Renseignement a rendues commodément légales).
Peut-être…
Et peut-être est-il inutile de rappeler les liens étroits entre la Libye et Sarkozy, et entre Sarkozy et Laurence Vichnievsky (qui a reçu une belle Légion du président en 2009), cette même Laurence qui se retrouvera avocat générale dans le procès en appel qui nous intéresse et qui sortira, en toute lucidité :
« Comme tout le monde dans la salle, je n’ai pas compris le quart de ce qui a été dit aujourd’hui, mes enfants auraient mieux compris que moi, mais il faut condamner [Bluetouff] »Ben oui. On n’y comprend rien, mais condamnons à tout hasard, des fois que, sait-on jamais, … Voilà une intéressante position qui en dit long à la fois sur le sérieux qui a entouré les décisions prises dans cette affaire, et sur la façon dont certains entendent rendre justice en France.
En tout cas, même sans aller chercher l’acharnement et l’éventuel complot, l’incompétence du parquet est ici manifeste : ils n’y comprennent rien. Et tant qu’à n’y rien comprendre, on attend les prochaines condamnations d’autres internautes qui auront cliqué malencontreusement sur l’un ou l’autre lien amenant à des fichiers rendus publics par la maladresse d’une administration quelconque (cela est vite arrivé), mais, surtout, on attend la position officielle de la Justice face à Google qui a, lui aussi, fouillé et indexé ces documents et s’est donc« maintenu frauduleusement dans le système de traitement automatique de données ». La justice devant être la même pour tous, Bluetouff condamné, Google devrait l’être aussi.
Et sinon, vous aussi, vous avez de moins en moins confiance dans la justice de ce pays ?
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Je vous recommande l’interview par Thinkerview de Me Iteanu, l’avocat de Bluetouff qui donne des éléments juridiques de l’affaire, ici :