Georges Kaplan
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Georges Kaplan ne s’appelle – de toute évidence – pas vraiment Georges Kaplan puisque Georges Kaplan est un leurre. Né en 1975 dans une grande ville du sud de la France qui fût autrefois prospère grâce à son port, Georges Kaplan a principalement quatre centres d’intérêts dans la vie : sa famille, la musique, les bateaux (à voile) et l’économie. Ceux qui le connaissent considèrent Georges Kaplan comme un « libéral chimiquement pur » qui pense pour l’essentiel s’inscrire dans la tradition de la pensée libérale classique française et celle de l’école autrichienne d’économie. Il gagne honnêtement sa vie sur les marchés financiers et passe le temps en publiant des articles sur son blog http://ordrespontane.blogspot.com/
La solitude du dieu Mario Draghi
Audience de l'article : 2473 lecturesBenjamin est un fidèle parmi les fidèles ; il a bien conscience que le régime sandwich frittes-mayo n’est pas précisément un modèle d’alimentation équilibrée mais il a besoin d’énergie et, par ailleurs, n’a absolument pas le temps de s’installer en terrasse ; au bureau, ça ne chôme pas – surtout pas aujourd’hui. Il faut dire que, comme une solide majorité des clients de Caroline, il est banquier, option finance de marché. Benjamin fait partie de la grande tribu des pingouins – costume sombre, chemise blanche ou bleue clair – qui envahissent chaque midi les rues du quartier. Caroline l’a repéré depuis un moment ; ils ont à peu près le même âge et, pour autant que son instinct féminin ne la trompe pas, elle jurerait que Benjamin n’est pas totalement insensible à son charme. Son informateur, elle l’a décidé, ce sera lui et plus si affinités. Et comme il se trouve que Benjamin est justement à deux doigts de régler son frittes-mayo quotidien, c’est maintenant ou le mois prochain !
« Dites : il se passe quelque chose de particulier aujourd’hui pour que tout le monde mange des sandwiches ? »
Benjamin, manifestement ravi de la prise d’initiative répond en souriant : « Quoi ? Vous ne savez pas ?
– Heu… non…
– C’est parce qu’aujourd’hui, Dieu va parler. »
Le pouvoir divin
Dans la salle des marchés, bien qu’aucune note de service n’ait jamais été diffusée à ce propos, la consigne est connue de tous : ce jeudi, à 14h30 précises tout le monde doit être sur le pont. Il ne manque pas un trader, pas un vendeur, pas un analyste ; même Stéphane, qui vient pourtant de « coller sa dem’ », est fidèle au poste, les yeux rivés sur son écran Bloomberg, engloutissant sa salade au thon en quatrième vitesse. À vrai dire, aux autres étages de la banque comme dans toutes les banques, compagnies d’assurance, sociétés de gestion ou autres directions financières, qu’elles soient basées à Paris, Londres, New York ou Tokyo, c’est exactement la même scène qui se répète encore et encore : ils sont des millions à attendre fébrilement et à se perdre en conjectures sur ce qui va être dit – ou ne serait-ce que suggéré – dans les minutes à venir. Sur l’écran de Benjamin, comme pour meubler le temps, un ponte de Bruxelles débite des platitudes sur la crise européenne tandis que, de l’autre coté du desk, deux market makers, à moitié sérieux, débattent d’un éventuel lien entre la parole divine et la couleur de la cravate de Dieu.
Il faut dire que ce n’est pas un Dieu tout à fait comme les autres. Ce dieu là ne fait pas que porter une cravate ; il a aussi un visage et un nom : il s’appelle Mario Draghi. Ce n’est pas non plus un dieu unique : il a quelques homologues dont certains – notamment Ben Bernanke aux États-Unis – rivalisent même en puissance avec lui. En revanche, ses pouvoirs sont bels et bien divins. Par exemple, Mario Draghi a le pouvoir, d’une simple parole, de sauver n’importe quel débiteur de la zone euro – du particulier aux États en passant par les banques – ou, au contraire, de le mettre en faillite ; comme il peut, sans plus d’effort, ruiner tous les épargnants européens ou, s’il l’estime utile, leur permettre de conserver le fruit d’une vie de travail. Pour Mario Draghi, l’infini n’est pas un simple concept mathématique, c’est une réalité quotidienne et concrète : il peut, sans aucune limite matérielle, créer des euros et les déverser dans nos économies. Zeus trônait sur l’Olympe et disposait de la foudre ; Mario Draghi, lui, siège dans l’Eurotower de Francfort-sur-le-Main et dispose de la planche à billets.
Naturellement, avec de tels pouvoirs, vous comprendrez que la parole divine ou n’importe quel signe qui pourrait dévoiler ses intentions sont d’une importance primordiale. Connaitre la pensée de Dieu, particulièrement en période de crise, c’est l’obsession de toutes celles et ceux qui, comme Benjamin, ont abandonné restaurants et brasseries pour garder les yeux rivés sur leurs écrans. Quel pays sera sauvé ? Lequel ne le sera pas ? À combien les banques pourront-elles prêter ? Dieu s’apprête-t-il à relâcher le démon inflationniste ou le garde-t-il sous contrôle ? S’il existe une telle chose que la dictature de la finance [1], les dictateurs vivent dans la crainte respectueuse de ce dieu qui tient littéralement leur sort entre ses mains.
La solitude des Dieux
Mais Dieu, dans le secret que lui impose la dévotion de ses fidèles, sait bien qu’il n’est pas réellement d’essence divine. Comme vous et moi, il est né humain et comme vous et moi, malgré les pouvoirs qui lui ont été confié, il n’a ni la prescience, ni l’omniscience d’un dieu. Mario Draghi ne sait pas si le niveau du taux de refi à 0,75% est une bonne chose ; il l’espère sans doute, toutes les informations dont il dispose et l’avis de ses experts le confortent probablement dans cette décision mais la froide réalité, c’est qu’il n’a pas et ne peut pas avoir la moindre certitude. De la même manière, le plan d’achat d’obligations dévoilé cet été – les Outright Monetary Transactions – peut de toute évidence fonctionner. C’est possible mais Mario Draghi sait mieux que quiconque que ce sera au prix d’une dégradation et d’une expansion du bilan de la BCE ; il sait mieux que personne que si l’un des États auxquels il apportera son soutien ne rembourse pas ses dettes, il n’aura plus d’autre choix que l’inflation ; dans quelles proportions ? Mystère…
Et puis, puisque nous sommes dans le secret de Dieu, il faut aussi savoir que Mario Draghi n’est pas le seul maître à bord. Loin de là : il doit rendre des comptes à ses nombreux patrons qui se trouvent par ailleurs n’être pas les meilleurs dont on puisse rêver : ce sont des politiciens. Ces mêmes politiciens qui, depuis des décennies, par clientélisme et par lâcheté, ont creusé les déficits des États dont ils avaient reçu la charge, ont empilé dettes sur dettes, ont menti, triché et profité sans vergogne des conditions d’emprunt avantageuses que leur a apporté l’euro. Les mêmes politiciens qui, encore aujourd’hui, considère qu’une réduction du déficit public, fût-elle dérisoire, est une « politique d’austérité qui tue la croissance » ; les mêmes politiciens qui exhortent la BCE et les banques à rouvrir les vannes du crédit, si possible à taux zéro, y compris pour les ménages ou les entreprises insolvables ; toujours les mêmes qui, après avoir massacré nos économies à coup d’interventionnismes, s’étonne de la perte de compétitivité de notre vieux continent et réclament une dévaluation de l’euro pour « relancer nos exportation ».
Mario Draghi est sans doute un homme d’une intelligence remarquable, un technicien tout à fait compétent et son passé de ponte de Goldman Sachs n’est un motif suffisant ni pour instruire un procès en moralité à son encontre, ni pour l’accuser d’agir dans l’intérêt de la grande pieuvre-vampire [2]. Mais une banque centrale n’est ni plus ni moins qu’un organisme de planification monétaire qui, comme toutes les tentatives de planification économique, ne peut être qu’un échec. Les anciens économistes soviétiques m’en sont témoin : en l’absence de marché et des précieuses informations véhiculées par les prix, Mario Draghi est le capitaine d’un gigantesque navire lancé à plein vitesse qui, dans un épais brouillard, va devoir trouver sa route dans un champ d’icebergs. Il sait, dans son immense solitude, qu’à la moindre erreur de sa part, ce sont près de 333 millions d’européens qui verront leur épargne partir en fumée, leurs employeurs mettre la clé sous la porte et leurs vies ruinées. À titre personnel, je préfère ma condition de simple mortel.
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[1] C’est, bien sûr, une fumisterie : Goldman Sachs ? Combien de divisions ?
[2] The great vampire squid, le nouveau petit surnom que la presse américaine a trouvé à Goldman Sachs.