Vous n'êtes pas membre (devenir membre) ou pas connecté (se connecter)
Jacques SAPIR

Jacques SAPIR

Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.

Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.

L’indépendance des Banques Centrales et le “modèle” de la Bundesbank

Audience de l'article : 1292 lectures
Nombre de commentaires : 0 réactions
Ce que l’on appelle communément le « modèle » allemand est réputé reposer, dans une large mesure sur ses institutions monétaires et plus particulièrement sur l’indépendance de la Banque Centrale, la Bundebank. Ce statut de la BundesBank a même été copié dans le statut de la Banque Centrale Européenne. Cette « indépendance » est souvent présentée comme le résultat de la prégnance de l’ordolibéralisme en Allemagne[1]. Jean-Luc Mélenchon, en particulier, en a fait un des thèmes de son livre à succès Le Hareng de Bismarck[2].

Pourtant, l’analyse des évènements survenus entre 1945 et 1951, date de l’écriture du statut de la BundesBank, nous présente une autre histoire. Celle d’une indépendance résultant de manière accidentelle, produit de la négligence des autorités d’occupation mais aussi du conflit existant entre le Ministre des finances de l’époque et le Ministre de l’économie. Dans la réalité, les débats qui eurent lieu de 1945 à 1951 furent décisifs quant au statut de la Bundesbank, même si cette dernière ne fut créée qu’en 1957. Un petit rappel des faits s’impose.

La question des institutions monétaires dans l’Allemagne de « l’année zéro »

Après 1945, les accords de Potsdam avaient prévu que l’Allemagne, quoique divisée en 4 zones d’occupation, serait administrée économiquement comme une entité unique. Il n’en fut rien. Sans même parler de la zone d’occupation soviétique, le traitement et l’administration des trois zones occidentales (Etats-Unis, Grande-Bretagne et France) fut largement différent. Si l’opinion des français fut de peu d’importance, les dirigeants américains et britanniques avaient tant en économie que dans le domaine monétaire des idées fortement opposée[3]. Les américaines introduisirent « leur » Banque Centrale sous le nom de LandesZentralBanken (ou Banque Centrale des Länder ou LZB) en janvier 1947, et furent rapidement imités par les français (dans leur zone d’occupation) en février 1947[4]. Les Britanniques, qui étaient au départ partisans de recréer la Banque Centrale unifiée, n’appliquèrent cette réforme dans leur zone d’occupation qu’en mars 1948. Ceci permit la création de ce que l’on appela la « bi-zone » Américano-Britannique, à la quelle le gouvernement français décida de joindre la zone d’occupation française en juin 1948. Ceci permit la fusion des trois LZB en une seule entité, qui eut la responsabilité de mettre en œuvre la réforme monétaire de 1948 qui stoppa l’hyperinflation de l’après-guerre. De cette fusion résulta la BdL, ou Bank Deutscher Lander[5], qui de par la volonté des forces d’occupation ne devait avoir aucun contact avec les autorités allemandes. Buchheim, l’un des historiens de la BundesBank actuelle[6], reconnaît que « l’indépendance » de la Banque Centrale provint au départ de la volonté politique des alliés de garder le contrôle sur la monnaie.

On peut certes argumenter que légalement la Reichbank, établie en 1876, avait aussi été « indépendante » depuis 1922. Mais, la mémoire des erreurs commises par cette institution, de l’hyperinflation de 1923 à la politique bancaire désastreuse de 1930 à 1932, ne peut être invoquée en faveur d’un maintien de cette « indépendance ». De fait, l’indépendance, dans le cas de l’Allemagne, ne fut pas une protection contre des erreurs calamiteuses de politique monétaire[7]. De fait, la Bundesbank dut faire un effort de réécriture de l’histoire bancaire de l’Allemagne depuis la fin du XIXème siècle pour « justifier » son « indépendance » dans les années 1950 et 1960. Elle s’est consciemment constituée en « Etat dans l’Etat »[8]. Une partie de cet effort consista en une distanciation avec les politiques qui avaient conduites à l’hyperinflation de 1923 afin de construire le mythe d’une Banque Centrale indépendante clairvoyante[9]. Cette réécriture de l’Histoire a joué un rôle important dans la construction de la « crédibilité » de la BundesBank[10], au point que l’on peut penser qu’une large part de cette dite « crédibilité » repose en réalité sur un mensonge.

Les conflits internes et la naissance de l’Allemagne fédérale

Ce fut donc la BdL, agissant par l’intermédiaire des LZB des différents Länder de la zone d’occupation occidentale, qui mit en place la réforme monétaire du 20 juin 1948. A ce moment, la BdL agissait sans contrôle des autorités de la future République Fédérale d’Allemagne, autorités qui étaient encore dans les limbes. Assurément, les autorités desLänder pouvaient intervenir dans les décisions prises par la BdL, ce qu’elles firent à plusieurs reprises[11]. Mais, ces autorités étaient largement occupées par les problèmes de la gestion au jour le jour dans leurs circonscriptions. Ainsi, alors que dans les différentes puissances occupantes, les Banques Centrales passaient progressivement sous le contrôle de leurs gouvernements, que ce soit aux Etats-Unis[12], en Grande-Bretagne[13] ou en France[14], rien de tel ne survenait en Allemagne, mais ceci tenait directement à la perte de souveraineté de ce dernier pays à la suite de sa défaite en 1945.

Remarquons donc qu’en 1948 la Bdl n’est nullement indépendante. Elle est sous la surveillance stricte des autorités d’occupation. Ces dernières mettent en œuvre cette surveillance par le biais de l’Allied Bank Commission ou ABC. Ce sont ces autorités d’occupation qui, pour des raisons politiques, ont décidé de la déconnecter avec les autorités à venir de la future RFA. Cette décision fut prise essentiellement car elle correspondait aux objectifs de décentralisation du pays que poursuivaient les puissances occupantes occidentales. Mais, elle eut des conséquences importantes sur les pratiques qui se mirent en place dans la BdL et que cette dernière devait conserver jusqu’à la création de la Bundesbank.

Le coup de force de 1951

La création des institutions de la République Fédérale d’Allemagne, et la constitution provisoire, datent de 1949. Le projet de constitution provisoire établissait une Banque Centrale. En fait, dans le conflit qui apparu sur la nature de cette « Banque Centrale », il est intéressant de noter que Ludwig Erhard, alors Ministre de l’économie, et considéré comme un des « pères » de l’ordo-libéralisme et du « miracle » allemand dut céder au Ministre des finances de l’époque, Fritz Schäffer, qui défendait l’idée d’une banque à la structure plus décentralisée et surtout permettant de protéger le gouvernement contre des demandes qu’il considérait excessives dans le domaine monétaire tant de la représentation populaire (le Bundestag et le Bundesrat) que des syndicats. La BdL elle-même avait son opinion quant au statut de la future BundesBank, et s’accommodait d’un contrôle en principe étroit mais dans la réalité inexistant de la part des autorités d’occupation. En effet, ces dernières laissaient la BdL assez libre de ses choix et les superviseurs militaires ne firent que rarement acte de présence[15].

Konrad Adenauer, quant à lui, souhaitait que le Chancelier puisse avoir la haute main sur les taux d’intérêts. Mais les Länder craignaient que ceci aboutisse à un excès du pouvoir fédéral. Le débat fit rage de 1949 à 1951. Or, en 1951 survint la révision du statut d’occupation de l’Allemagne. Les puissances alliées acceptant à cette époque de céder une partie importante de leurs pouvoirs politiques. En fait, le 6 mars 1951, elles envoyèrent au gouvernement dirigé par Adenauer une lettre l’informant de leur volonté de lui transmettre le pouvoir de supervision sur la BdL, pouvoir qui était dans la lettre important mais qu’elles n’exerçaient pas. Schäffer se servit de cette lettre pour faire prévaloir ses vues contre Erhard et Adenauer, arguant de « l’urgence » dans laquelle se trouvaient les autorités allemandes du fait de la lettre des trois puissances occupantes[16]. Schäffer argumenta que le statut devait être discuté par le gouvernement d’ici le 1er avril 1951. De fait, tant la direction de la BdL que Ludwig Erhard et Konrad Adenauer furent mis devant le fait accompli. Si Adenauer réussit à faire intégrer dans le statut de la future BundesBank des dispositions l’amenant à se coordonner avec le gouvernement, le principe de l’indépendance de la Banque Centrale fut bien acté par défaut, ou plus précisément par une combinaison de défaut et de manœuvres politiciennes du Ministre des finances visant à préserver son autorité face à l’étoile montante d’Erhard[17]. La loi du 10 juillet 1951 portant sur le statut de la Banque Centrale, loi qui va décider de l’avenir de la BundesBank qui sera définitivement créée en 1957, est donc le produit de l’alliance accidentelle entre la volonté des puissances occupantes de se décharger de leurs taches d’administration de l’Allemagne et celle d’un Ministre des finances ambitieux, prenant ombrage de l’importance du Ministre de l’économie. Telle est l’origine de « l’indépendance » de la Bundesbank, dont le modèle fut reproduit et étendu à la Banque Centrale Européenne.

Il est intéressant de constater qu’Adenauer chercha à ne pas en rester là, et il tenta, en particulier quand la Bundesbank fut factuellement créée, de reprendre le contrôle sur son activité. La direction de la Bundesbank s’opposa constamment à cette volonté, en cherchant à manipuler l’opinion publique. Et c’est là que l’effort de réécriture de l’Histoire que la banque était en train de consentir fournit ces plus importants dividendes. Elle réussit à convaincre une partie de l’opinion publique allemande, et en particulier la social-démocratie (le SPD), de soutenir l’indépendance de la Banque Centrale[18].

On constate donc que l’Histoire réelle est assez différente de celle que la BundesBank a voulu diffuser. L’indépendance de la Banque Centrale n’est donc pas le produit d’une théorie et cette même indépendance ne fut pas une garantie contre des erreurs graves de politique monétaire. Il s’agit bien d’une forme institutionnelle née du conflit (que ce soit la fin de la seconde guerre mondiale et l’occupation de l’Allemagne ou le conflit entre les ministres du premier gouvernement Adenauer) mais les formes prises doivent bien plus au hasard qu’à la nécessité. C’est clairement un exemple de création institutionnelle non intentionnelle. Nous sommes donc loin du récit que la BundesBank a voulu écrire sur sa propre origine. Pourtant, les réactions des différents acteurs ont été largement influencées par ce récit inventé. Il n’est donc pas innocent que la création et les attributions de la BCE aient été le fruit, plus de cinquante ans plus tard, de ce mensonge.

Notes

[1] Dont l’un des fondateurs fut Eucken, W., Kritische Betrachtungen zum deutschen Geldproblem, Jena, G. Fischer, 1923. Du même auteur, Grundsätze der Wirtschaftspolitik,Tübingen et Zürich, 1952.

[2] Sapir J., « L’Allemagne, Mélenchon et la Souveraineté » note publiée sur Russeurope, le 10 mai 2015, http://russeurope.hypotheses.org/3803

[3] Horstmann, T., « Kontinuität und Wandel im deutschen Notenbanksystem. Die Bank deutscher Länder als Ergebnis alliierter Besatzungspolitik nach dem Zweiten Weltkrieg », in: Pirker, T. (edit) Autonomie und Kontrolle. Beiträge zur Soziologie des Finanz- und Steuerstaats, Berlin, 135-54, 1989. Holtfrerich, C.-L et Toru Iwami, « Post-war central banking reform: A German-Japanese comparison », in: Holtfrerich, C.-L. u. a. (Edit.) The Emergence of Modern Central Banking from 1918 to the Present, Ashgate, Aldershot, 1999. Dickhaus, M., « The Foster-Mother of “The Bank that Rules Europe”: the Bank deutscher Länder, the Bank of England and the Allied Banking Commission », in: Bance, A. (Edit.) The Cultural Legacy of the British Occupation in Germany, Stuttgart, 294-324, 1997.

[4] Häuser, K., « Gründung der Bank Deutscher Länder und Währungsreform », inGeschichte der deutschen Kreditwirtschaft seit 1945, Frankfort, 1998.

[5] Distel, J., Die Errichtung des westdeutschen Zentralbanksystems mit der Bank deutscher Länder, Tübingen. Mohr Siebeck, 2003.

[6] Voire son Buchheim, C., « Die Errichtung der Bank deutscher Länder und die Währungsreform in Westdeutschland », in: Fünfzig Jahre Deutsche Mark: Notenbank und Währung in Deutschland seit 1948, Deutsche Bundesbank, C.H. Beck, Munich, 1998.

[7] Giersch, H. & Lehment, « Monetary Policy: Does Independence Make a Difference? -The German experience, » in ORDO, n°32, pp. 3-16, 1981.

[8] Berger, H. und de Haan, J., « A State Within the State? An Event Study on the Bundesbank (1948-1973) », in Scottish Journal of Political Economy, Vol. 46, (1), 1999, pp. 17- 39.

[9] Johnson, P. A., The Government of Money – Monetarism in Germany and the United States, Cornell University Press, Ithaca et Londres, 1998.

[10] Ainsi qu’on peut le voir dans Tietmeyer, H., « The role of an independent central bank in Europe », in: P Downes and R. Vaez-Zadeh (eds) The Evolving Role of Central Banks, Central Banking Department, IMF, Washington DC., 1991.

[11] Adler, H. A., « The Post-War Reorganization of the German Banking System », inQuarterly

Journal of Economics, Vol. 63, n°2, pp. 322-41, 1949. Voir aussi Möller, Die westdeutsche Währungsreform von 1948, in Währung und Wirtschaft in Deutschland 1876-1975, Deutsche Bundesbank (Edit.) Frankfort, Knapp Verlag, pp. 433-83, 1976.

[12] Sylla, R., « The autonomy of monetary authorities: the Case of the U.S. Federal Reserve System », in Toniolo, G. (Edit), Central Banks’ Independence in Historical Perspective, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1988.

[13] Cairncross, A., « The Bank of England: Relationships with the Government, the Civil Service, and Parliament », in: Toniolo (1988) op.cit..

[14] Bouvier, J., « The Banque de France and the State from 1850 to the Present Day », in: Toniolo (1988), op.cit.

[15] Dickhaus, M., « The Foster-Mother of “The Bank that Rules Europe”: the Bank deutscher Länder, the Bank of England and the Allied Banking Commission », op.cit..

[16] Hentschel, V., « Die Entstehung des Bundesbankgesetzes 1949-1957. Politische Kontroversen und Konflikte », Partie 1 et 2, in Bankhistorisches Archiv, 1988, pp. 3-31, 79-115.

[17] Hentschel, V., Ludwig Erhard. Ein Politikerleben, Munich, 1996.

[18] Caesar, R., Der Handlungsspielraum von Notenbanken, Baden-Baden, Nomos, 1981.
Poster un commentaire