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Jacques SAPIR

Jacques SAPIR

Diplômé de l'IEPP en 1976, a soutenu un Doctorat de 3ème cycle sur l'organisation du travail en URSS entre 1920 et 1940 (EHESS, 1980) puis un Doctorat d'État en économie, consacré aux cycles d'investissements dans l'économie soviétique (Paris-X, 1986).
A enseigné la macroéconomie et l’économie financière à l'Université de Paris-X Nanterre de 1982 à 1990, et à l'ENSAE (1989-1996) avant d’entrer à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales en 1990. Il y est Directeur d’Études depuis 1996 et dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS). Il a aussi enseigné en Russie au Haut Collège d'Économie (1993-2000) et à l’Ecole d’Économie de Moscou depuis 2005.

Il dirige le groupe de recherche IRSES à la FMSH, et co-organise avec l'Institut de Prévision de l'Economie Nationale (IPEN-ASR) le séminaire Franco-Russe sur les problèmes financiers et monétaires du développement de la Russie.

Euro et gouvernance

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L’influence de l’Union européenne et de l’Euro sur les règles de la gestion publique en France et la question de la démocratie

Jacques Sapir

Directeur d’études à l’EHESS

Directeur du Centre d’Etudes des Modes d’Industrialisation

Avril 2016

L’Union européenne et l’Euro ont joué un rôle majeur, que l’on peut même qualifier de décisif, dans transformations politiques que connaît tant la gestion publique que la société française. On voit progressivement se développer un « gouvernement des règles » qui réduit de plus en plus l’action du politique. Ceci soulève un important problème quant à la démocratie.

On peut comprendre facilement ici le rôle de l’Union européenne. Cette institution se veut une forme « sui generis » qui doit progressivement remplacer les Etats souverains[1]. De ce point de vue, la position de l’actuel Président de la Commission, M. Jean-Claude Juncker, affirmant qu’il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités est parfaitement logique[2]. Mais, le rôle de l’Euro doit être expliqué. L’Euro n’est pas simplement un instrument financier, une monnaie. Il est aussi, et peut-être même surtout, un instrument pour discipliner les classes politiques, mais aussi les peuples, des pays de l’Union Economique et Monétaire, telle qu’elle fut prévue dans le traité de Maastricht. Il s’agit de les contraindre à accepter les règles de la financiarisation et du capital. Mais, pour qu’il en soit ainsi, l’Euro ne peut s’accommoder ni des principes de la démocratie et de l’Etat social qui régissent la France depuis 1946, comme en témoigne le préambule de notre Constitution, ni des formes habituelles de la gestion publique. De ce point de vue, la combinaison du rôle de l’UE et de l’Euro a joué un rôle déterminant dans la transformation des formes de la gestion publique.

Ce mouvement a des conséquences politiques importantes. L’Euro doit, pour fonctionner, retirer la souveraineté aux peuples et la conférer à des entités impersonnelles. On retrouve ici la problématique de l’Etat législateur, telle que Carl Schmitt l’a décrit[3]. Mais ceci nécessite alors d’emprunter le chemin d’une dépolitisation des choix politiques sous couvert de « choix techniques »[4], c’est à dire démanteler la démocratie dans les pays qui l’ont adopté. De ce point de vue les transformation de la gestion publique ont un contenu politique et pas seulement un contenu technique comme il est fort souvent prétendu. On peut penser que cela conduit à une forme particulière de la Tyrannie, soit un pouvoir dépourvu de souveraineté et de légitimité qui ne s’applique que par la rigueur formelle de ses règles.

L’Euro, l’UE et la transformation des modes de gestion publique

On a assisté, depuis maintenant plus d’une vingtaine d’année, à une véritable transformation de modes de gestion publique tant en France que dans l’ensemble des pays de l’Union européenne. Cette transformation se caractérise par un ensemble de textes réglementaire et législatif réorganisant les procédures et le fonctionnement de la gestion publique. Le cas des lois de finance est évidemment le plus connu[5]. L’adoption d’une structure fondée sur des « agences », dont certaines peuvent être dites « indépendantes » est bien entendu l’aspect le plus spectaculaire de cette transformation[6]. Mais, l’adoption d’une structure budgétaire dite « orientée sur les résultats » et qui ne fait que copier le fonctionnement des firmes privées est aussi à noter[7]. Elle se traduit aussi par l’importance de plus en plus grande que prennent des instances supranationales sur les parlements des pays européens, en et particulier français. Cette transformation soulève aujourd’hui la question de la « réalité » de la démocratie, et explique très largement la perte de crédibilité des institutions européennes au sein de ces différents pays[8].

Le risque de dérive tyrannique, au sens du Tyrannus ab Exertitio est donc présent au sein des régimes démocratiques. Il est cependant tenu en lisière par l’exercice du principe de souveraineté par la représentation populaire. Mais, avec la création de l’Union Economique et Monétaire (UEM ou EMU en anglais), c’est à dire ce que l’on appelle dans le langage courant la « zone Euro », un tournant a été franchi dans la logique de perte de souveraineté des Etats. Une réfutation du principe de souveraineté a été produite par un auteur hongrois, Andras Jakab. Cette critique est parfaitement convergente avec le discours tenu par l’Union Européenne. Il convient de s’y arrêter un instant pour chercher à comprendre de quoi il retourne en la matière. Jakab, après une analyse comparée des diverses interprétations de la souveraineté, avance pour le cas français que : « La souveraineté populaire pure fut compromise par un abus extensif de referenda sous le règne de Napoléon Ier et de Napoléon III, la souveraineté nationale pure ayant été perçue comme insuffisante du point de vue de sa légitimation[9] » C’est soutenir qu’un abus pervertirait le principe ainsi abusé. Mais il ne peut en être ainsi que si l’abus démontre une incomplétude du principe et non de sa mise en œuvre. On voit tout l’avantage que peuvent tirer des dirigeants de cette logique qui les exonère de la responsabilité de leurs actions[10].

Sous couvert de rationalité économique, rationalité présentée comme essentiellement technique, c’est à une véritable dépossession du pouvoir des peuples, et donc une négation de la démocratie, à laquelle on assiste sous couvert du discours « libéral »[11].

A partir du moment où l’on retire à des états la possibilité d’ajuster leurs situations économiques par des dépréciations (ou des appréciations) du taux de change, et où l’on n’a pas construit au préalable le cadre d’importants transferts budgétaires entre ces pays, l’effort d’ajustement est d’une part obligatoire au sein d’une union monétaire et, d’autre part, ne peut reposer que sur le facteur travail. Autrement dit, un gouvernement s’engageant dans une union monétaire se voit naturellement dépossédé de sa souveraineté que ce soit dans le domaine budgétaire ou dans la politique sociale.

Cette pente est devenue évidente à partir du moment où l’Euro lui-même s’est trouvé fortement contesté, et en réalité en crise. Il faut ici se souvenir de ce qu’un économiste grec a pu récemment écrire : « La souveraineté nationale et populaire est indispensable à la démocratie. La démocratie recule quand dominent les mécanismes supranationaux de l’UE et de l’UEM. Nous avons besoin d’un contrôle démocratique plus important pour nos pays et d’une démocratie émancipée avec une participation populaire directe »[12].

Il convient de comprendre comment des mécanismes que l’on présente comme économiques peuvent avoir des conséquences aussi désastreuses dans la sphère politique, mais aussi dans la sphère sociale. Ce que la rend d’ailleurs d’autant plus effrayante est qu’elle ne procède pas de la violence des armes mais de celle, plus subtile mais non moins réelle, des règles[13]. Les systèmes politiques démocratiques qui avaient émergés en Europe occidentale depuis la fin de la seconde guerre mondiale sont ainsi durablement corrodés par les dimensions patrimoniales mais aussi par la tentation bureaucratique, celle qui s’exprime dans la formule de la démocratie sans le peuple, ou « démocratie sansdemos »[14]. Derrière la façade d’une stricte légalité, mais désormais déconnectée de tout lien avec la légitimité, se dévoile le masque d’une forme particulière de la Tyrannie, le Tyrannus ab Exertitio.

L’origine du « gouvernement des règles »

Le « gouvernement par les règles » représente, pour certains, une tendance immanente dans la démocratie parlementaire ; c’est la thèse défendue par Carl Schmitt[15]. C’est aussi une forme d’idéal défendue par des théoriciens du Droit, et en particulier Hans Kelsen[16]. Mais on peut aussi considérer qu’il constitue un vieil objectif de l’Allemagne[17], objectif qui trouve son origine dans l’idéologie de l’ordolibéralisme. C’est cet objectif qu’elle a pu mettre en œuvre avec l’UEM[18].

L’Union Economique et Monétaire découle donc du « Traité de Maastricht », signé le 7 février 1992 et qui fut ratifié par une courte majorité à un référendum qui se tient en France en septembre 1992. Dans ce traité était défini une « union monétaire » à laquelle les pays signataires devaient se « qualifier » par des contraintes portante sur l’importance du déficit budgétaire (règle des « 3% ») ou sur la dette publique. Ceci fut confirmé par le Pacte de stabilité et de croissance, ou PSC, pacte qui fut adopté lors du sommet d’Amsterdam le 17 juin 1999[19], et qui désigne un ensemble de critères que les États de l’UEM se sont engagés à respecter vis-à-vis de leurs partenaires. C’est l’instrument qui fonde en droit les diverses mesures qui seront prises par la suite pour ériger des règles supranationales dans le domaine budgétaire. En effet, si ce domaine reste en théorie de la compétence nationale, un système d’alerte rapide permet au Conseil réunissant les ministres de l’Économie et des finances de l’Union, ce que l’on appelle le conseil ECOFIN[20], d’adresser une recommandation à un État en cas de dérapage budgétaire permanent. Le PSC reconnaissait l’existence de situations transitoires dans lesquelles les règles fixées ne pouvaient s’appliquer. Néanmoins, il constitue la première pierre dans la perte de la souveraineté budgétaire des Etats. En effet, le Conseil ECOFIN peut adresser alors des recommandations pour que l’État ne respectant pas les clauses du traité mette fin à cette situation. Si tel n’est pas le cas, ce Conseil peut prendre des sanctions : dépôt auprès de la BCE qui peut devenir une amende (de 0,2 à 0,5 % PIB de l’État en question) si le déficit excessif n’est pas comblé.

Il convient ici de rappeler qu’au conseil ECOFIN est associé l’Eurogroupe, sauf que ce dernier n’a nulle existence légale dans les traités[21]. Ceci pose alors le problème du statut d’agences dont tant le mandat que les prérogatives dépendent d’un consensus qui n’est pas soumis à un contrôle politique, ne serait-ce qu’ex-post. On assiste alors à un double dessaisissement de la démocratie, d’une part à travers la création de ces fameuses « agences indépendantes » et d’autre part du fait que certaines d’entre-elles sont maintenues dans un flou institutionnel qui rend d’autant plus difficile le contrôle démocratique.

Cependant, dans les faits, cette procédure joua peu car les différents pays de l’UEM se sont régulièrement trouvés dans des situations où ils étaient incapables de respecter les diverses limites. Mais, le non-respect des règles établies par lePSC ne satisfaisait pas l’Allemagne, qui voulait imposer ce qu’elle appelle un « gouvernement des règles ». Aussi, les 22 et 23 mars 2005, les chefs d’États et de gouvernements de l’Union européenne décidèrent de réviser le Pacte de Stabilité et de Croissance et de le rendre plus restrictif. Selon la nouvelle mouture du pacte, les États membres doivent toujours maintenir leur déficit et leur dette publique en dessous des seuils fixés respectivement à 3 % et à 60 % du PIB. Cependant les conditions du pacte furent à nouveau assouplies sur plusieurs points à la demande de pays comme la France et l’Italie : les États membres ont obtenu ainsi d’échapper à la « procédure de déficit excessif » dès lors qu’ils se trouvent en situation de récession alors que cette exemption n’était jusqu’alors valable que pour les États frappés par une crise de croissance sévère(entraînant une perte supérieure ou égale à 2 points de PIB). La décision d’engager une procédure de déficit excessif ne devant en outre être prise qu’après examen d’un certain nombre de « facteurs pertinents », susceptibles d’entraîner la suspension de la procédure, et les délais seront également allongés. Il est clair que les gouvernements de divers pays de l’UE ont cherché à obtenir des assouplissements quant aux conditions de mise en œuvre du PSCmais sans en contester le fond.

On notera toutefois que la réforme du PSC de mars 2005 constitue un simple accord politique, puisque le Conseil européen n’a pas compétence pour modifier un règlement du Conseil de l’Union européenne. Les deux règlements du 7 juillet 1997 fondant le PSC demeurent donc toujours en vigueur dans leur rédaction initiale.

La « structure disciplinaire » de la zone Euro et le TSCG

La crise financière de 2007-2008 entraîna une crise latente de l’UEM. Elle a entraîné un pivotement important dans les formes de gouvernance qui, à son tour, a entraîné une sortie des principes de la démocratie dans les pays considérés ? Cette crise constituait le type même de « choc exogène » que l’UEM, du fait de son déséquilibre, était dans l’incapacité de gérer[22]. La montée de la crise des dettes publiques (en Grèce, mais aussi en Espagne, au Portugal et en Italie) provoqua, alors, la mise en œuvre d’un ensemble de cinq règlements et d’une directive proposés par la Commission européenne et approuvés par les 27 États membres et le Parlement européen en octobre 2011. On appelle cet ensemble le « Six-Pack »[23]. Les États doivent désormais avoir un objectif à moyen terme (OMT) qui permet de garantir la viabilité des finances publiques. Celui-ci, qui consiste à prévoir un retour à l’équilibre structurel des comptes publics (déficit structurel limité à 1 % du PIB) est défini par la Commission européenne pour chaque État. Les pays qui ont une dette qui dépasse 60 % du PIB feront l’objet d’une PDE (ou « procédure de déficit excessif ») s’ils ne réduisent pas d’un vingtième par an (sur une moyenne de trois ans) l’écart entre leur taux d’endettement et la valeur de référence de 60 %. Si les pays qui sont enprocédure de déficit excessif (PDE) (23 sur 27 pays en décembre 2011) ne se conforment pas aux recommandations que le Conseil leur a adressées, le Conseil, sur recommandation de la Commission Européenne leur adressera des sanctions, sauf si une majorité qualifiée d’États s’y oppose, procédure nouvelle au sein de l’UE et que l’on appelle la règle de « majorité inversée »[24].

Au-delà de cette procédure, qui n’exige plus un vote « positif » pour l’adoption des sanctions, le « Six-Pack »contient toute une série de mesures extrêmement contraignantes dans le domaine macroéconomique. Ainsi, une procédure pour déséquilibre excessif pourrait désormais être lancée et des sanctions être prises à l’encontre des États sur une série d’indicateurs qui sont[25] : une moyenne mobile sur trois ans de la balance des transactions courantes en pourcentage du PIB, une évolution des parts de marché à l’exportation, ou encore une évolution sur trois ans des coûts unitaires nominaux de la main-d’œuvre (procédure qui pourrait être utilisée contre le gouvernement français en cas de refus de la loi « El Khomri » qui est en cours de discussion au printemps 2016).

On compte aussi parmi ces indicateurs la variation sur trois ans des taux de change réels effectifs par rapport à 35 autres pays industriels, la dette du secteur privé en % du PIB (seuil de 160 %), le flux de crédit dans le secteur privé en % du PIB (seuil de 15 %) et les variations en glissement annuel des prix de l’immobilier par rapport à un déflateur de la consommation calculé par Eurostat, enfin la dette du secteur des administrations publiques en % du PIB.

On voit que le cadre disciplinaire induit par l’Euro était déjà bien mis en place à la fin de 2011. Pourtant, c’est avec le Traité sur la Stabilité, la Coopération et la Gouvernance, traité qui fut négocié par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, mais qui fut ratifié sous la présidence de François Hollande en octobre 2012, que l’on a franchi un cap décisif.

Ce pacte budgétaire européen, qui est officiellement appelé Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (plus connu par ses initiales de TSCG), est un mécanisme sur lequel se sont accordés 25 des 28 États membres de l’Union européenne[26]. Il s’inscrit dans une logique institutionnelle qui est cependant différente de celle du précédent Pacte de Stabilité et de Croissance de 1997. En effet, il se place dans une perspective plus intergouvernementale et ne concerne prioritairement que les pays de la zone euro. Certains pays (le Royaume-Uni ou la République tchèque), qui ne font pas partie de la zone Euro, ne l’ont d’ailleurs pas signé. Le Pacte de Stabilité et de Croissance, qui appartient, lui, au domaine communautaire, s’applique légalement à l’ensemble des États-membres de l’Union européenne. Le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernancecharge la Commission européenne de veiller à la mise en application des règles adoptées en proposant un calendrier de convergence aux États signataires. En cela, il marque une étape importante dans le processus de transfert de la souveraineté à la Commission européenne, qui, il faut le rappeler, est un organisme non élu et de fait irresponsable devant le Parlement européen.

Le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance correspond donc bien à une étape décisive dans le processus qui tend à priver les Etats souverains de leur souveraineté. Avec ce traité, une partie importante des compétences budgétaires, qui sont au fondement même de la démocratie, est retirée au Parlement français (ainsi qu’à celui des divers pays membres de la zone Euro). Par ce traité, l’Union européenne a donc réussi le coup de force qui a abouti, sous des apparences purement techniques à retirer du champ du débat politique le politique économique et sociale d’un pays. C’est donc un événement extraordinairement grave dans la vie politique de nos pays, mais aussi dans celle des différents pays signataires, qui constitue une remise en cause radicale de l’ordre démocratique (et social) qui régnait depuis 1944 et la libération du territoire.

De ce point de vue, on peut considérer que l’Union européenne est bien arrivée à ses fins et a utilisé l’Euro, et la crise de la zone Euro, pour faire accepter de manière permanente un transfert de souveraineté qui n’avait pas été débattu en tant que tel dans les pays considérés. Les conséquences en sont importantes car, désormais, la procédure budgétaire, telle qu’elle est mise en œuvre par le Ministère des Finances, va se plier à des objectifs, sous la forme de « normes » qui n’ont pas été décidés en France. Cela soulève le problème du passage à ce que Carl Schmitt appelait « l’état législateur », soit un système de pouvoir dans lequel la légalité devient la seule référence.

L’Etat législateur et sa critique

Le gouvernement par les règles pose donc la question de la substitution de la norme à la décision politique discrétionnaire. Il convient ici de reprendre le raisonnement et la typologie de Carl Schmitt[27]. Nous avons donc tout d’abord le couple définit par l’État Législateur (le modèle de la démocratie légaliste) qui s’oppose à l’État gouvernemental (celui du Souverain tout puissant). Puis, nous avons un autre couple, celui constitué par l’État Juridictionnel (le pouvoir du juge), qui s’oppose à l’État Administratif (celui de la bureaucratie). Par ailleurs Schmitt argumente aussi la transformation de l’État moderne en un État Administratif. Cet Etat administratif, héritier en quelque sorte des Etats de l’économie de guerre du premier conflit mondial, tend à devenir un État totalitaire en cela que ses attributions sont totales. Il faut reconnaître une vraie pertinence à la typologie ainsi établie. Ces couples d’opposition entre les idéaux-types renvoient à d’autres oppositions, qui ne sont pas moins importantes. La définition que Schmitt donne des caractéristiques de ses modèles étatiques permet de distinguer des espaces politiques différents.

À un espace où domine la décision, et auquel correspondent tant l’État Gouvernemental que l’État Administratif, s’oppose un espace régit par des normes immanentes, techniques ou métaphysiques. Cet espace correspond à la fois à l’État Juridictionnel, l’État des juges, qu’à l’État Législateur. En même temps, on repère un espace où l’État est nécessairement impersonnel, et dans lequel on trouve l’État Législateur comme l’État Administratif et un espace où l’État est fortement centré sur la personne du dirigeant et qui correspond tout autant à l’État Gouvernemental qu’à l’État Juridictionnel.

Cette opposition entre normes et décision d’une part, et entre personnalisation et dépersonnalisation du pouvoir d’autre part, n’est pas moins importante que celle entre les formes d’État pour comprendre la démarche de Carl Schmitt. Schmitt concentre alors un certain nombre de critiques sur l’État Législateur, car pour lui ce dernier symbolise le point d’aboutissement des régimes de démocratie parlementaire et du libéralisme. Ces critiques révèlent une troisième opposition, qui s’explicite progressivement : celle entre légalité et légitimité, cette dernière notion renvoyant chez Schmitt à un droit naturel à l’évidence d’ordre transcendantal.

…notre époque est fortement dominée par une fiction, celle de la légalité, et cette croyance dans un système de légalité rigoureuse s’oppose manifestement et d’une manière très nette à la légitimité de toute volonté apparente et inspirée par le droit[28].

On voit que pour Schmitt il importe de « sauver » le droit, en tant que principe organisateur des sociétés, du légalisme formel. On doit lui donner raison sur ce point. Le droit ne peut se définir par lui-même ; il doit être « situé », dans des contextes particuliers, et par là même il est contestable. Il faut pouvoir penser ladécision, c’est à dire un acte qui ne soit pas l’application mécanique d’une norme mais bien une création subjective d’un individu ou d’un groupe d’individu. Cettedécision permet de penser l’innovation institutionnelle sans laquelle les hommes seraient condamnés à vivre dans une société stationnaire. Car, telle est bien la logique de l’Etat législateur. Si les actes ne peuvent y être que l’application mécanique de normes, et si ces normes ont été édictées par un législateur « juste », c’est à dire omniscient, il n’y a ni passé ni futur dans l’Etat législateur. Ce dernier est « parfait », il l’est depuis l’origine et jusqu’à la fin des temps. Dans cet univers, le temps s’est arrêté.

On ne peut en effet comprendre ce qui constitue une société tant que l’on fait abstraction de cette capacité qu’ont les hommes de créer, et souvent à leur insu, des institutions nouvelles à partir de leur subjectivité. Un monde qui ne connaitrait que l’application mécanique des normes et de la loi serait un monde sans passé et donc sans avenir. Mais, cette création ne peut être laissée au hasard. Il faut donc penser le cadre dans lequel elle se fait. Cette décision, qui définit en réalité qui détient la souveraineté dans une société, est au cœur du politique[29]. Schmitt construit ainsi une critique du légalisme formel, mais il ne la construit pas hors de tout contexte. On peut d’ailleurs argumenter que tous les textes qu’il a écrits furent des textes de combats[30]. Certains de ceux-ci furent incontestablement des combats douteux. Mais, au travers de ces différents combats, il construit une pensée qui se révèle profondément originale. A cet égard il faut penser avec Carl Schmitt pour pouvoir penser contre Carl Schmitt.

Il considère ainsi que le parlementarisme libéral vise à créée les conditions pour que la légalité supplante la légitimité, et que le pouvoir de la majorité supplante le droit. Le formalisme qui en découle est, selon lui, la manifestation de cette fiction de la légalité, et il aboutit à ruiner l’État législateur lui-même[31]. Le droit de l’Etat législateur n’est que l’émanation d’une majorité et les actions politiques, on l’a dit, des actes mécaniques conformes à ce droit. La question du contenu du droit n’est plus posée. Ceci est très vrai et aujourd’hui parfaitement évident si l’on regarde le fonctionnement des institutions de l’Union européenne mais aussi ce qui se passe dans notre pays.

Pourtant, un tel État est en permanence menacé de dissolution par les conflits issus de la participation des masses à la politique[32]. Mais, c’est là où les opinions politiques particulières de C. Schmitt interfèrent avec son raisonnement théorique. Car Schmitt pourrait en effet s’accommoder d’un État Législateur s’il n’était pas démocratique. En fait, ce qui le choque n’est pas l’hypothèse implicite de stationnarité que l’on a détectée dans l’Etat Législateur. Il remarque que si un tel État est démocratique, alors la volonté du peuple se confond avec l’état de droit, et l’État n’est plus limité par la loi, il cesse d’appartenir au modèle de l’État Législateur. Ceci provient du fait que, dans la théorie libérale, une loi est légale si elle a été élaborée et mise en œuvre dans les procédures fixées par la loi. Cette situation autoréférentielle va concentrer, à juste titre, les critiques de Schmitt. Mais il faut comprendre que ce n’est que l’une des critiques que l’on peut porter à l’encontre de l’Etat Législateur.

Il se dégage de cette critique de la nature autoréférentielle de l’Etat Législateur une nette préférence pour l’État Juridictionnel, car intrinsèquement conservateur. Il y a là une intéressante préfiguration des thèses qui seront celles de Hayek dans son ouvrage tardif The Political Order of a Free People[33], et qui semblent lier ces deux auteurs pourtant en apparence si opposés[34]. Cependant, Schmitt est aussi conscient que le pouvoir du juge implique l’homogénéité des représentations. Ceci n’est possible que dans ce qu’il qualifie alors de situation “calme” ou “normale”. Il est ici intéressant de constater que des auteurs très divers ont insisté sur la notion de situation « normale » opposée à celle de situation « anormale ». On retrouve ici un problème présent dans la sociologie, en particulier chez Bourdieu dans sa notion d’habitus en économie. Mais, en économie, Keynes à maintes fois insisté sur la différence qu’il y avait tant dans les comportements que dans les règles, entre une situation de « reposefulness »[35] et une situation de crise. En fait, un système politique doit être capable de fonctionner dans l’ensemble des situations.

Mais, l’émergence progressive de l’Etat législateur, avec sa priorité pour l’état de droit et son fétichisme de la légalité, pose la question de la « constitution économique », à la fois comme origine idéologique d’un tel système mais aussi comme source politique d’un tel système.

La question des « Constitutions Economiques »

Tout le discours qui est tenu depuis des années par ces mêmes dirigeants européens vise en réalité à établir la légalité comme seule source d’elle même. Cette tentative de mettre la légalité comme seule norme est cohérente avec la notion de Constitution économique qui s’est répandue en Europe, sous l’influence en partie de l’école du Public Choice[36]. Elle puise aussi son origine dans une interprétation de l’institutionnalisme américain tout comme dans des influences importantes de la pensée néo-classique[37]. Il convient de s’interroger comment on en est arrivé à prôner l’existence de Constitutions Economiques, c’est à dire une forme achevée du « gouvernement par les règles ». A la base, on trouve l’idée que, dans le cadre d’une démocratie, l’électeur n’est pas soumis à un choix rationnel[38], ou alors que ce choix rationnel pourrait aboutir à des situations de blocage du processus politique[39]. Mais, la définition même de ce que serait un électeur rationnel fait référence à la théorie des préférences individuelles telle qu’elle a été formulée par l’école néo-classique, et telle qu’elle a été invalidée par les travaux récents en psychologie appliquée et en économie expérimentale[40]. De plus, la position de Buchanan n’est pas des plus cohérente et l’on peut sérieusement discuter sa perception de la politique comme monde du consensus[41].

Supposer qu’un libre contrat puisse complètement et totalement lier les parties prenantes suppose que les parties prenantes avaient une connaissance parfaite des conséquences de leurs actes quand le contrat fut signé, et qu’elles partageaient parfaitement les mêmes critères d’évaluation. Cependant, si tel était le cas, les règles ne se justifieraient plus. Les relations entre individus seraient assimilables à de pures réactions mécaniques, entièrement et totalement prévisibles. On retombe dans les errements les plus évidents du modèle néoclassique[42]. Ces démarches sont en réalité théoriquement très fragiles, même sans contester en amont le mode de sélection des règles[43]. Trois types d’arguments surgissent en effet dès que l’on cherche à prendre au sérieux la démarche “constitutionnaliste” hayekienne[44] : l’argument de stabilité du choix, l’usage d’une métaphore avec le système politique pour « justifier » l’existence d’une Constitution économique et l’argument dit « d’opérationnalité», soit l’efficacité de cette « Constitution » quand bien même elle violerait les principes de la décision démocratique.

  1. L’argument de stabilité des choix.
L’argument de la stabilité du choix part de l’idée que, dans un monde où l’incertitude radicale règne, il est nécessaire si l’on veut que les acteurs puissent améliorer leurs décisions de construire des espaces de stabilité. On oppose alors cette stabilité à l’instabilité qu’engendrerait nécessairement l’action discrétionnaire des gouvernements. Mais, d’une part rien ne prouve que l’action gouvernementale produise toujours de l’instabilité, et rien ne prouve que des règles conduisent nécessairement à de la stabilité. On touche ici aux limites normatives des auteurs de l’école du Public Choice. Comme le montre l’histoire des traités de limitation des armements, les règles organisatrices peuvent être, elles aussi, un puissant facteur d’instabilité[45]. Chaque fois que des prohibitions sur certaines armes ont été édictées et respectées, ne serait-ce que temporairement, on a assisté à une prolifération d’innovations visant à tourner ces prohibitions. Le traité naval de Washington en 1922 constitue la première tentative sérieuse d’encadrer la production des armements dans un système de règles contraignantes[46]. Mais, les clauses du traité encadrant les armements existants ont lancé une innovation militaire dans tous les pays signataires. Si nous considérons maintenant les traités des années 1960 on retrouve le même phénomène. Le traité START 1 a engendré la généralisation des têtes multiples (les MIRV) et la redécouverte des missiles de croisière, comme moyens de contourner les plafonds de vecteurs établis dans les traités.

On voit ainsi qu’un système de règles organisatrices ne joue un rôle stabilisantque quand il peut s’appuyer sur l’expression d’un pouvoir discrétionnaire légitime ; les règles seules n’ont donc pas cette capacité. Un tel système ne permet donc nullement de faire l’économie d’une justification en légitimité, et par là en souveraineté; il place au contraire la question du mode d’organisation au sein même de l’espace politique où ces justifications dominent.

  1. La fausse analogie entre l’économie et le politique.
En deuxième lieu, on trouve un argument basé sur une analogie entre le système politique et le système économique. Le système politique a besoin d’une constitution, et d’une hiérarchie des normes : règles constitutionnelles, lois, règlements. On en déduit que le fonctionnement des marchés serait meilleur si les acteurs qui doivent y opérer étaient confrontés à des cadres qu’ils ne peuvent modifier. D’où, bien entendu, l’idée de soustraire à la décision politique la fixation de ces cadres pour assurer, ici encore, une stabilité des décisions des acteurs.

Mais, on est fondé à penser que cette comparaison entre un système de règles économiques et une Constitution politique est abusive. Elle repose en réalité sur deux erreurs. La première consiste à croire que c’est la Constitution qui crée la stabilité du cadre politique. L’autre erreur consiste à croire que l’on peut assimiler le jeu politique ou stratégique, où d’emblée on est présence d’un nombre d’acteurs réduit (partis ou États) et l’économie où le nombre des acteurs est infiniment plus grand. Ces deux erreurs renvoient à une incompréhension de certains mécanismes politiques. Dans une Constitution, on trouve en même temps des clauses structurelles et des clauses de droit[47].

  1. L’argument d’économie d’information
Les clauses structurelles visent à l’organisation de l’espace de débat; elles concernent les modalités d’élection, de vérification, de fonctionnement du système politique au sens le plus réduit du terme. Ces clauses sont très certainement des règles organisatrices, qui évitent que certaines questions soient interminablement rediscutées à chaque occurrence. Il est ainsi parfaitement légitime de débattre régulièrement du mode de scrutin, et ce dernier peut être modifié. Ceci était bien vu par des auteurs comme T. Jefferson ou J. Locke pour qui les décisions d’une génération ne pouvaient lier la suivante[48]. Mais, en le mettant dans une Constitution, on évite de le voir rediscuté à chaque nouvelle élection. Les clauses de droit visent, elles, à exclure de la sphère du choix majoritaire certaines décisions, dans le but de protéger les droits individuels. Si on regarde la question des clauses de droit, on peut les considérer de manière essentialiste ou fonctionnaliste. La tradition libérale s’appuie, en général, sur une interprétation essentialiste; les droits à protéger sont ceux qui découlent d’une nature humaine réputée intangible et préexistante à toute société. Cette approche revient à introduire une dimension religieuse dans l’architecture politique.

Si on refuse cette vision essentialiste, on n’est pas quitte pour autant de la question des clauses de droit. Dans une vision fonctionnaliste qui s’inspirerait d’une analyse des limites cognitives des individus, on serait parfaitement fondé à considérer que l’exclusion de certaines questions du champ politique est une condition de son bon fonctionnement. C’est le fondement que Stephen Holmes donne aux règles d’autolimitation du débat qu’il appelle très justement des gag-rules (ou littéralement « règles baillons »)[49].

La volonté de dépolitiser les choix politique postulée par le constitutionnalisme économique renvoie à l’idée que les choix politiques sont en réalité des choix techniques. Une justification possible à la réduction du choix démocratique peut être l’application du principe de décision scientifique. Il est clair que les économistes qui ont soutenu l’indépendance des Banques Centrales sont d’accord pour croire qu’il existe une “science” économique permettant de définir à coup sûr les décisions justes[50]. On peut aussi envisager une autre possibilité, celle qui consiste à considérer que les règles ne font qu’exprimer des lois naturelles[51]. Mais, si de telles lois existent, alors l’ordre spontané dont F.A. Hayek se fit le héraut n’est nullement spontané mais préexistant aux décisions humaines. De plus, il faut pouvoir établir la source de ces lois. Or, cela ne peut se faire par une réintroduction de la démarche religieuse au sein même d’un raisonnement analytique. Enfin, si, à défaut d’une ergodicité[52] économique postulée (mais jamais démontrée) par P. Samuelson[53], on postule une ergodicité sociale sans pouvoir de plus la démontrer[54], on ne peut plus justifier le marché comme mode optimal de sélection des règles. On ne peut construire une société sur de telles notions. Au contraire, elles participent de la déconstruction de la société.

De la Démocratie à la Démocrannie ? 

Il faut pouvoir qualifier cette évolution que l’on a connue depuis maintenant une vingtaine d’années. S’il est clair que les formes de la démocratie sont toujours en place, on doit se poser la question de la substance de cette démocratie. Le terme de Démocrannie permet alors de décrire cette nouvelle situation dans laquelle nous évoluons, que ce soit du fait des mécanismes de l’Union européenne ou en raison de l’Euro. Il recouvre une réalité qui a été décrite dès l’antiquité tardive par Augustin, le Tyrannus ab Exercitio, soit le tyran qui, arrivé de manière « juste » au pouvoir fait un usage « injuste » de ce dernier[55]. On pourrait se demander pourquoi créer un nouveau terme alors que celui de « Démocrature » (mélange de Démocratie et de Dictature) se repend. Aujourd’hui, les termes de « dictateur » et de « tyran » sont utilisés comme des quasi-synonymes dans le langage courant. Mais, ceci ne renvoie pas à l’usage savant de ces termes.

Dans le langage « savant » de la philosophie politique et de la science politique, le dictateur (et la « dictature ») est un personnage qui appartient à l’arc démocratique[56]. A Rome, il était désigné, pour une période limitée, par les deux consuls[57]. La « dictature » signifie que les formes du pouvoir (la « justice ») ne sont pas nécessairement respectées, mais que ce pouvoir reste fondamentalement « juste », ou définit en « justesse ». Un dictateur peut enfreindre la loi parce que les évènements l’imposent. C’est à cet usage que se rattache l’adage « nécessité fait loi »[58]. C’est l’existence d’une situation exceptionnelle, de ce que les juristes appellent le cas d’« extremus necessitatis », qui est citée par de nombreux auteurs, dont Bodin, comme relevant le souverain de l’observation régulière de la loi[59].

Mais, s’il enfreint la loi, c’est bien pour en assurer son rétablissement ultérieur. Au contraire, le Tyran fait un usage « injuste » des moyens qui sont à sa disposition, que cet usage implique la violence (ce qui est souvent le cas) ou pas. L’observation d’Augustin et son étude des textes anciens, l’avait conduit à distinguer deux formes de tyrannies, celle ou le Tyran arrive au pouvoir après un coup d’état (Tyrannus absque Titulo) et celle où, arrivé au pouvoir dans des formes légales, il fait dériver son pouvoir en tyrannie (Tirannus ab Exercitio). C’est bien à ce deuxième processus que se réfère le néologisme de Démocrannie.

Le projet est en réalité ancien[60], comme il a été rappelé dans un récent ouvrage[61] son origine qui se trouve dans le projet de « dépolitisation » de la politique[62]. Ce projet trouve son origine dans les bases intellectuelles du néo-libéralisme. Telle était la thèse de mon livre de 2002 sur Les économistes contre la démocratie[63].

L’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) qui caractérise aujourd’hui les institutions européennes et la fidélité au texte tournent bien souvent à l’avantage des politiques du pouvoir et ce quelles qu’elles soient. La légalité formelle ne peut donc garantir la Démocratie et Dyzenhaus évoque les perversions du système légal de l’Apartheid[64] en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme»[65]. Dans son principe, ce positivisme représente une tentative pour dépasser le dualisme de la norme et de l’exception. Mais on voit bien que c’est une tentative insuffisante et superficielle. Il ne peut y avoir de véritable démocratie que celle qui reconnaît le principe de légitimité (l’auctoritas[66]) et qui pour cela se fonde sur le principe de la souveraineté.

Ce qui fait problème aujourd’hui, et ce qui nécessite l’usage du néologisme de Démocrannie, est donc le lent et presque imperceptible glissement de l’Etat démocratique, comme point d’équilibre entre la légitimité démocratique et la légitimité bureaucratique, vers l’Etat collusif. De ce point de vue, la « Démocrannie » est un processus fort différent des coups d’état d’antan. Elle permet de penser une situation où l’on serait tout aussi asservi que si les chars du Tyran patrouillaient les rues de nos villes, et même un peu plus car pour arriver à cette situation nul char n’a eu besoin de prendre la rue. La force de la composante tyrannique dans la « Démocrannie » provient de ce qu’elle s’avance masquée par le respect formel des règles de la Démocratie (mais certes pas de son esprit).

Tels sont les enjeux des changements que l’on a enregistrés dans la gestion publique ces vingt dernières années, et clairement, ils sont en réalités politiques et non simplement techniques ou administratifs.

Notes

[1] Barroso J-M., Speech by President Barroso: « Global Europe, from the Atlantic to the Pacific », Speech 14/352, discours prononcé à l’université de Stanford, 1er mai 2014

[2] Mevel J-J, in Le Figaro, le 29 janvier 2015, Jean-Claude Juncker : « la Grèce doit respecter l’Europe ». http://www.lefigaro.fr/international/2015/01/28/01003-20150128ARTFIG00490-jean-claude-juncker-la-grece-doit-respecter-l-europe.php

[3] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932

[4] Bellamy R., “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British Journal of Political science, vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441.

[5] Camby J.-P. (éd) La réforme du budget de l’Etat, Paris, L.G.D.J. 2002.

[6] On pense alors à la transformation de la Banque de France.

[7] Barilari, A., Bouvier, M. La LOLF et la nouvelle gouvernance financière de L’Etat. 3 éd. Paris, LGDJ, 2010

[8] Eichhorn J, Hübner C., et Kenealy D., The View form The Continent : what people in other member states think about UK’s EU referendum, Université d’Edinburgh et AQMEN, Edinburgh, 2016.

[9] Jakab A., « La neutralisation de la question de la souveraineté. Stratégies de compromis dans l’argumentation constitutionnelle sur le concept de souveraineté pour l’intégration européenne », in Jus Politicum, n°1, p.4, URL :http://www.juspoliticum.com/La-neutralisation-de-la-question,28.html

[10] R. Bellamy, « Dirty Hands and Clean Gloves: Liberal Ideals and Real Politics », European Journal of Political Thought, Vol. 9, No. 4, pp. 412–430,2010.

[11] Bellamy R., “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, op.cit.

[12] Lapavitsas C. « Exigeons la souveraineté », 5 mars 2016,http://unitepopulaire-fr.org/2016/03/05/exigeons-la-souverainete-lapavitsas/

[13] Voir Sapir J. Les économistes contre la démocratie, Paris, Albin Michel, 2002.

[14] Colliot-Thélène C., La démocratie sans Demos, Paris, PUF, 2011.

[15] Schmitt C., Légalité, Légitimité, op.cit..

[16] Kelsen H., Théorie pure du droit, (1934), rééd. La Baconnière, Paris, 1988.

[17] Labrousse Agnès & Weisz Jean-Daniel (dir.) : Institutional Economics in France and Germany. German Ordoliberalism vs. the French Regulation School, Berlin-New York : Julius Springer, 384 p, 2001

[18] Sapir J. Faut-il sortir de l’Euro ?, Paris, Le Seuil, 2012.

[19] « Qu’est-ce que le Pacte de Stabilité et de Croissance », 1er juillet 2013,http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/union-europeenne/action/euro/qu-est-ce-que-pacte-stabilite-croissance.html

[20] Gautron J.C., Droit européen, Paris, Dalloz, édition 2006. Voir aussi :http://www.consilium.europa.eu/en/council-eu/configurations/ecofin/

[21] http://www.assemblee-nationale.fr/europe/fiches-actualite/eurogroupe.asp

[22] Sapir J. « La Crise de l’Euro : erreurs et impasses de l’Européisme » inPerspectives Républicaines, n°2, Juin 2006, pp. 69-84.

[23] Contre la Cour, « Gouvernance européenne, souverainetés et faillite démocratique », 5 septembre 2014, http://www.contrelacour.fr/gouvernance-europeenne-souverainetes-faillite-democratique/

[24] Voir Commission Européenne, 12 décembre 2011, « EU Economic governance « Six-Pack » enters into force », http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-11-898_en.htm

[25] http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?type=TA&reference=P7-TA-2011-0421&language=FR&ring=A7-2011-0178

[26] Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, 25 p. (lire en ligne (http://european-council.europa.eu/media/639232/08_-_tscg.fr.12.pdf))

[27] Schmitt C., Légalité, Légitimité, op.cit.

[28] Schmitt C., Légalité, Légitimité, op.cit., p. 46

[29] Schmitt C., Théologie politique. (1922), Paris, Gallimard, 1969.

[30] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, op.cit.,

[31] Schmitt C., Légalité, Légitimité, op.cit., pp. 50-51.

[32] Hirst P., “Carl Schmitt’s Decisionism” in C. Mouffe, (ed.), The Challenge of Carl Schmitt, Verson, Londres, 1999, pp. 7-17

[33] Hayek F.A., The Political Order of a Free PeopleLaw, Legislation and Liberty, vol 3, Univ. Of Chicago Press, 1979, Chicago, Ill..

[34] R. Bellamy, “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, op.cit..

[35] Ou situation marquée, ou suggérant, une quiétude et une tranquillité.

[36] Buchanan, J.M., The Limits of Liberty, Chicago University Press, Chicago, 1975, p.194; Idem, Freedom in Constitutional Contract, Texas A&M university Press, College Station, Tx, 1977, p. 125 et p. 293

[37] Van den Hauwe, L., « Constitutional Economics, » in The Elgar Companion to Law and Economics Second edition, edited by J. Backhaus. Edward Elgar Publishing Limited: Cheltenham, UK, 1999.

[38] Caplan B., The Myth of rational voter, Princeton University Press, Princetion (NJ), 2007.

[39] Arrow K.J., Social Choice and Individual Values, Yale University Press, New Haven, 1963.

[40] Sapir J., Quelle Economie pour le XXIè siècle ?, Paris, Odile Jacob, 2005, chapitre 1 et 2.

[41] Block, W. et T. J. DiLorenzo (2000). « Is Voluntary Government Possible? A Critique of Constitution Economics, » Journal of Institutional and Theoretical Economics 156(4): 567-582.

[42] Sapir J., Les Trous noirs…, op.cit.

[43] Voir Sapir J., Quelle économie pour le XXIème siècle ?, op.cit..

[44] Hayek F.A., Law, Legislation and Liberty, Volume 3: The Political Order of a Free People, Chicago, University of Chicago Press, 1981.

[45] Downs G.W., & D.M.Rocke, Tacit Bargaining, Arms Races and Armes Control, The University of Michigan Press, Ann Arbor, Mich., 1990

[46] Hoover R.A., Arms Control: The Interwar Naval Limitation Agreements, Denver Monograph Series in World Affairs, University of Colorado, Dever, Co., 1980; E.Goldman, The Washington Naval Treaty, Ph.D., University of Stanford, Stanford, Ca., 1989

[47] Sunstein C.R., “Constitutions and Democracies: an epilogue”, in J. Elster & R. Slagstad, Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 1993 (1988), pp. 327-356

[48] Jefferson T., “Notes on the State of Virginia”, inWritngs – edited by M. Peterson, Library of America, New York, 1984. J. Locke, Two Treatise of Governments, Mentor, New York, 1965, Livre II, ch. 8.

[49] Holmes S., “Gag-Rules or the politics of omission”, in J. Elster & R. Slagstad,Constitutionalism and Democracy, op.cit., pp. 19-58.

[50] Goodfriend M., et R.G. King, (1997), “The New Neoclassical Synthesis and the Role of Monetary Policy” in Bernanke B.S., and J.J. Rotemberg (edits), NBER Macroeconomic Annual 1997 , MIT Press, Cambridge, MA .

[51] Comme chez R. Lucas et T.J. Sargent, Rational Expectations and Econometric Practices , University of Minnesota Press, Minneapolis, 1981, pp. XII – XIV.

[52] Ce terme fait référence à l’emprunt par certains économistes d’un terme issu de la mécanique des gaz. Cercignani C., Ludwig Boltzmann – The man who Trusted Atoms, Oxford, Oxford University Press,‎ 1998. Voir aussi : Barberousse A., La Mécanique Statistique – De Clausius à Gibbs, Paris, Belin, coll. « Histoire des Sciences »,‎ 2002, « L’hypothèse ergodique : une histoire souterraine », p. 144-149

[53] Samuelson P.A., “Parable and Realism in Capital Theory: The Surrogate Production Function”, in Review of Economic Studies , vol. XXX, (juin 1962), pp. 193-206. Idem, “Classical and Neoclassical Theory” in Monetary Theory , edited by R.W. Clower ,Penguin Books, Londres, 1969

[54] Mirowski P., “How not to do things with metaphors: Paul Samuelson and the science of Neoclassical Economics”, in Studies in the History and Philosophy of Science , vol. 20, n°1/1989, pp. 175-191

[55] Saint Augustin, Œuvres, sous la direction de Lucien Jerphagnon, vol. II, Paris, Gallimard, « La Péiade », 1998-2002.

[56] Voir la réflexion sur l’état d’urgence dans mon ouvrage, Légitimité, Démocratie, Laïcité, publié en 2016, à Paris, aux éditions Michalon.

[57] Rougé J., Les institutions romaines : De la Rome royale à la Rome chrétienne, Armand Collin, coll. « Histoire ancienne »,‎ 1991, 251 p..

[58] Se dit aussi, dans une forme plus juridique : « Dans un besoin ou un péril extrême, on peut se soustraire à toutes les obligations conventionnelles ». Voir Cassella S., ‪La Nécessité en Droit InternationalDe L’état de Nécessité Aux Situations de nécessité, ‪Martinus Nijhoff Publishers, 2011 – ‪577 p., p. 5 et 6.

[59] Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.

[60] Et l’un de ses protagonistes est le publiciste Elie Cohen, E. Cohen, L’ordre économique mondial – Essai sur les autorités de régulation, Fayard, Paris, 2001.

[61] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, op.cit..

[62] Bellamy R., (1994). « ‘Dethroning Politics’: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F. A. Hayek », op.cit..

[63] Sapir J., Les économistes contre la démocratie, op.cit.

[64] Dyzenhaus D, Hard Cases in Wicked Legal Systems. South African Law in the Perspective of Legal Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1991.

[65] Dyzenhaus D., The Constitution of Law. Legality In a Time of Emergency, Cambridge University Press, Londres-New York, 2006., p. 22.

[66] Deniaux E., Rome, de la Cité-État à l’Empire : Institutions et vie politique, Hachette,‎ 2001, 256 p..  
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