Pour illustrer la dégringolade du pays dans la gestion de ses ports, on pourrait revenir en détail sur la passionnante (et triste) histoire de la SNCM comme je l’ai déjà fait dans ces colonnes (ici ou là par exemple). Après une odyssée oscillant mollement entre le lacrymal et le pathétique, la société maritime vogue maintenant de galère en galère et droit vers les récifs tranchants de la liquidation pure et simple. Pour le moment, la société, agonisante, est autorisée à continuer son (in)activité jusqu’au 28 novembre prochain, mais lorsqu’on prend connaissance des jugements rendus dernièrement par le tribunal de commerce de Marseille, on comprend que ce n’est qu’un sursis tant sont incertaines et fragiles les conditions de reprises par les trois candidats déclarés à ce jour.
De la même façon, on pourrait détailler les consternants rebondissements dans la gestion de Seafrance, une autre entreprise de ferries, elle aussi française et elle aussi soumise aux dictats des syndicats et à la capacité assez phénoménale de sa maison-mère d’alors, la SNCF, à rester aussi loin que possible du bon sens en matière de gestion d’entreprise. Éloignement qui provoquera une belle liquidation en 2012 (que j’évoque au passage ici), qui aboutira à la création, tant bien que mal et par les salariés de la société défaillante, de la SCOP SeaFrance qui aura pour objet d’exploiter les ferries de MyFerryLink.
Du reste, MyFerryLink, filiale d’Eurotonnel, s’est rapidement retrouvé dans un imbroglio juridique avec l’Angleterre : l’Autorité de la concurrence britannique (CMA) avait ordonné à la compagnie de stopper ses activités de ferry à partir du 9 juillet prochain, jugeant la concurrence déloyale avec les autres entreprises de ferry (DFDS et P&O), ces dernières ne pouvant bénéficier, au contraire de la filiale MyFerryLink, des facilités offertes par Eurotunnel. La décision vient d’être cassée. Mais comme entre temps, Eurotunnel a décidé de se séparer de cette compagnie, l’avenir apparaît, là encore, particulièrement épineux pour les salariés tant de MyFerryLink que de la SCOP SeaFrance. D’autant que cette dernière entreprise, placée en procédure de sauvegarde depuis le 10 avril, est (comme c’est ballot) en pleine tempête, ses dirigeants s’entredéchirant.
Ces compagnies maritimes et leurs déboires n’ont en réalité rien d’exceptionnel. Elles sont simplement la partie médiatisée et visible d’un iceberg d’échecs répétés, iceberg qui encombre maintenant les ports français bien plus sûrement que la proverbiale sardine dans celui de Marseille.
L’une des causes saillantes de cet état de fait dramatique est la position clef que tiennent les syndicats, en premier lieu ceux des dockers, au sein de la gestion des ports français. De façon générale, les dockers n’ont jamais été réputés pour être de tendres travailleurs, ce qui certes s’explique par un métier effectivement difficile (aux conséquences sanitaires lourdes puisque l’espérance de vie y est notoirement réduite), mais qui ne justifie pas tout. En France, sur les dernières décennies, ces syndicats de dockers se sont surtout illustrés assez régulièrement par leur capacité de nuisance.
Entre les grèves et les opérations coups de poings à répétition sur toute entreprise qui aurait eu l’impudence de tenter de se passer de leurs services, les dockers français ont réussi à se tailler une réputation si sulfureuse que la plupart des ports du pays ont connu une chute régulière et marquée de leur fréquentation, au profit d’autres ports plus sûrs, mieux tenus et plus à même de garantir les contrats des compagnies de fret maritime.
Le souci de ce pouvoir de nuisance est qu’à la fin, il nuit vraiment. Il nuit d’abord à la bonne marche des opérations d’un port, puis au commerce qui y a lieu, puis, enfin, à l’emploi que ce commerce génère. À ce titre, la SNCM ou SeaFrance en sont d’excellents exemples. De fil en aiguille, dirigés par des syndicats totalitaires, jusqu’au-boutistes et violents, les dockers ont en réalité signé leur propre perte : on n’emploie pas de dockers dans des ports qui ne reçoivent plus de fret, et l’attrition importante (ils étaient plus de 13000 au début des années 80 et on en compte à peine 3500 de nos jours) ne favorise plus du tout leur cause.
La Cour des Comptes a d’ailleurs régulièrement listé les problèmes des ports français : des prestations et une manutention plus coûteuses qu’ailleurs, des coûts d’immobilisation de navire élevés alors que les terminaux à conteneurs sont loin d’être saturés, une organisation des ports peu compétitive face au reste du monde, une fiabilité douteuse (près d’une escale sur cinq a été marquée par un incident entre 2000 et 2004), bref, c’est toute une bonne brochette de raisons qui conduisent à la perte de vitesse dramatique des ports français. Bien sûr, toutes ces raisons ne sont pas causées exclusivement par le comportement de certains dockers et de leurs syndicats, mais ce dernier n’aide certainement pas à améliorer la situation, au contraire.
À ce titre, on ne s’étonnera pas de découvrir, dans une presse qui s’est faite extrêmement discrète sur la question, qu’un récent conflit dans le port d’Ouistreham a opposé ces fameux dockers avec Brittany Ferries, qui bloquaient depuis plusieurs jours un des navires de la compagnie. Il a fallu l’intervention directe du président et des actionnaires de cette compagnie dans la nuit de samedi à dimanche pour libérer le bateau de son séquestre par les dockers.
Au passage, notons que l’action de ces dockers s’inscrivait bien sûr dans le strict cadre de la légalité et de l’État de droit qu’on connaît en France, État de droit qui n’a pas hésité à ne rien faire du tout pendant plusieurs jours devant l’arraisonnement d’un bateau. Notons aussi que les demandes des dockers étaient encore une fois frappées au coin du bon sens :
« Leurs demandes correspondent à une augmentation supplémentaire des salaires nets de l’ordre de 5% mais sont irrecevables alors que la compagnie sort d’une crise financière très grave. Par ailleurs, les négociations annuelles venaient de s’achever dans le cadre desquelles ont été prévus des efforts salariaux équitables pour tous les salariés, dockers, marins, sédentaires »Tant les histoires de la SNCM ou de SeaFrance que celle, plus récente et de fin heureuse, des Brittany Ferries, montrent l’étendue de la maladie qui s’est développée dans les ports français : le collectivisme, une mentalité marxiste galopante, une lutte permanente pour des droits acquis de plus en plus en décalage avec les réalités de terrain et la concurrence mondiale, et l’incapacité à se réorganiser et gagner en productivité ont amené, plus sûrement qu’une gestion irresponsable ou un capitalisme maladroit, les ports français à leur médiocre place actuelle et, à terme, à leur faillite.
Dans ce domaine comme tant d’autres, il est urgent que des syndicats fossilisés sur des pratiques d’un autre temps (voire carrément mafieuses) disparaissent, que soient révolus des corporatismes délétères pour enfin redonner leur place à la libre entreprise et au marché concurrentiel, comme l’ont choisi les autres ports européens, à leur avantage.