Après la mise en place de son homologue chinoise, c’est donc au tour des Russes de mettre en place une alternative aux agences de notation anglo-saxonnes.
Cela démontre encore une fois la dynamique en cours de “désaméricanisation” de l’économie mondiale. Cela explique aussi les affrontements très forts qui secouent les relations internationales puisque les États-Unis ne veulent pas perdre leur leadership sur l’économie mondiale. C’est donc un combat à mort auquel nous assistons et donc les peuples, les simples épargnants ainsi que les gens sont évidemment les victimes.
Victimes collatérales d’enjeux qui nous dépassent totalement, d’une immense complexité mais qui pourtant façonnent notre quotidien.
Charles SANNAT
C’est une nouvelle particulièrement importante et significative qui a été révélée jeudi dernier. La Russie va d’établir sa propre agence de notation, dénommée ACRA ou Analytical Credit Rating Agency.
Cette agence devrait recevoir la licence d’opération par la Banque Centrale de Russie dans la semaine du 21 au 25 février. Cette nouvelle n’a pas fait les grands titres des journaux en France et en Europe, et c’est regrettable. Car, avec cette création, c’est le monde très fermée des agences de notations qui va se trouver bouleverser, et même plus encore.Cette agence sera une compagnie privée, sur le modèle des agences américaines, mais le capital de 44 millions de dollars sera quant à lui fourni par de grandes sociétés russes (la Sberbank, Severstal, mais aussi Raiffeisenbank) que ces dernières soient liées à l’État ou non. Elle sera dirigée par un américain, M. Karl Johansson et par une personnalité bien connue du monde de l’audit en Russie, Mme Ekaterina Trofimova. Cette agence, qui a d’ores et déjà recruté 23 auditeurs et analystes (qui travaillaient auparavant pour des agences américaines), pourra compter sur une base étendue d’expertise dans les grandes sociétés russes. Elle devrait commencer à travailler dès la fin du mois de mars, et devrait publier ses premières « notations » vers la fin du 2e trimestre 2016.
Un acte significatif
Pourquoi cette nouvelle est-elle significative ? Pour comprendre la logique de cette création, et ce qu’elle peut changer dans le monde de la finance internationale, il convient de revenir sur la place tenue par les agences de notations et leurs fonctions. Le rôle des agences de notation est en effet crucial pour le développement d’un marché mondial des dettes, en particulier des dettes privées. Un investisseur souhaitant diversifier son portefeuille ne peut avoir à lui seul les compétences pour évaluer la solvabilité de compagnies très diverses tant dans leurs origines que dans leurs branches d’activité. Il est donc logique qu’il puisse recourir à une « notation » effectuée par une agence indépendante. De fait, le développement des agences (essentiellement américaines) comme Moody’s, Fitch, Standards & Poor’s, a permis le développement d’un marché mondial des dettes. Dès lors, on pourrait croire que l’émergence d’une agence russe (et d’une agence chinoise) correspond à ce que l’on appelle une « saine concurrence », et devrait continuer à stimuler le marché. Il n’en est rien. Car le développement de cette agence correspond au contraire à une réaction contre les manipulations politiques auxquelles s’est livré le gouvernement américain depuis environ 18 mois, et qui ont entraîné entre autres la baisse de la notation de la dette souveraine de la Russie. Car ce sont des manipulations politiques qui ont affecté la notation de cette dette souveraine. En effet, la solvabilité du pays est bien connue de l’ensemble des acteurs. Ces attaques contre la Russie, mais aussi contre des grandes sociétés russes, qu’elles soient publiques ou privées, ont été essentiellement politiquement motivées. Or, la valeur de la notation détermine largement le taux d’intérêt auquel un État, ou une grande société, peut emprunter.
La réaction des autorités russes
En fait, les pressions du gouvernement de Washington ont amené le gouvernement russe à réagir. Cette réaction était inévitable, même s’il semble qu’elle n’a pas été appréciée à sa juste valeur par les autorités américaines. La gouvernement russe a donc décidé d’exiger que les filiales russes des agences prennent désormais comme « superviseur » la Banque Centrale de Russie et qu’elles se soumettent à ses règles. Les agences, et en particulier Moody’s et Fitch ont décidé de fermer leurs filiales russes, pour ne pas risquer de tomber sous des procédures américaines, suite aux sanctions financières que ce dernier pays a pris contre la Russie. Standard & Poor’s continue de négocier avec la Banque Centrale de Russie, mais il est probable qu’en tout état de cause elle imitera les deux autres agences et finira par fermer sa filiale russe. Il en résulte que le « marché » de l’audit et de la notation en Russie est perdu pour ces agences, et que celui-ci sera acquis par la nouvelle agence ACRA. De manière moins spectaculaire, le même processus est en train de se produire en Chine.
Il implique donc, et c’est une conséquence non-intentionnelle de la décision politique des États-Unis d’appliquer des sanctions financières contre la Russie et de faire pression politiquement sur les agences dans leur notation des sociétés russes, que l’on est entré dans une fragmentation de ce fameux « marché mondial » des dettes qui s’était constitué depuis environ une trentaine d’années. Désormais, le « marché » des notations va être politiquement fragmenté.
Le début de la dé-globalisation financière ?
Loin de constituer un signe de « bonne santé » du marché mondial, il faut donc comprendre l’émergence d’une agence russe, et d’une agence chinoise, comme le début d’un processus de fragmentation politique de ce marché. À terme, d’ici quelques années, les dettes russes ou chinoises ne seront plus notées que par une agence russe ou chinoise. La volonté d’un investisseur de diversifier son portefeuille deviendra donc un « choix » politique, en particulier dans la confiance qu’il aura dans ces institutions. De fait, on peut penser que cela va largement interrompre les flux internationaux de capitaux.
De fait, on peut penser que l’internationalisation de ces flux de capitaux n’a pas apporté grand chose au développement économique des pays concernés. L’étude de D. Rodrik et A. Subramanyan, étude qui date de plusieurs années, sur ce point est sans appel (1). La « libération » des flux de capitaux ne s’est pas accompagnée d’investissements plus importants ni de meilleur qualité. Mais, si la « globalisation financière » n’est pas un facteur de développement de l’investissement, alors il est plus que probable qu’il faut en revenir aux méthodes dites de « répression financière » qui étaient de mises dans les années 1960 et 1970. L’annonce de l’entrée en opération de l’agence de notation russe pourrait donc bien être le signal d’une « dé-globalisation » de la finance, qui se ferait pour des raisons au départ politiques, mais qui trouverait dans des raisons économiques les raisons de s’enraciner.
(1) Rodrik D., “Why Did Financial Globalization Disappoint?” (with A. Subramanian), IMF Staff Papers, Volume 56, Number 1, March 2009, 112-138.
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