Atlantico : Selon les nouvelles projections du FMI, la croissance mondiale devrait être de 3,6 % cette année. Néanmoins l’institution reste plutôt sceptique sur les perspectives de croissance. Que faut-il comprendre ? Y a-t-il reprise ou non ?
Marc Touati : En fait, la reprise est bien là depuis 2010 à l’échelle de la planète. En effet, après avoir dépassé les 5 % en 2010, la croissance du PIB mondial a avoisiné les 3 % par an depuis 2011. Le seul problème est qu’en 2012 et 2013, la zone euro est retombée en récession. Pour 2014, la bonne nouvelle est que cette dernière devrait enfin retrouver le chemin de la croissance. Néanmoins, la progression du PIB eurolandais devrait tout juste atteindre 1 %, contre environ 4 % pour la croissance mondiale. Pour la septième année consécutive, la zone euro devrait donc rester la lanterne rouge de la planète. C’est en cela que si le terme de « reprise » convient à l’échelle du globe, il demeure excessif pour l’Europe et également pour la France. En outre, le FMI se doit de rester prudent car les risques qui pèsent sur la croissance mondiale demeurent importants, en particulier en Europe, mais aussi dans certains pays émergents.Charles Sannat : Nous faisons face à une situation économique d’une complexité extrême. Pour comprendre ce qu’il se passe, il est impératif de sortir des incantations habituelles du type les marchés sont en hausse ou encore telle ou telle statistique du mois de février est en hausse de 0,1 % par rapport à la semaine précédente. Tout cela n’a aucun sens si ce n’est d’empêcher de voir le tableau d’ensemble. Il faut donc prendre de la hauteur et regarder ce qu’il se passe sur le moyen et long terme. Dans quelle tendance sommes-nous, qu’affrontons-nous ? Quels sont les défis à relever ?
Si vous reprenez l’évolution de la croissance ces 40 dernières années, alors un constat s’impose. La croissance moyenne de chaque décennie est beaucoup plus faible que la croissance de la décennie précédente. En clair ? La croissance tend vers 0. Nous y sommes. Il y a une grande logique économique à cela. Le capitalisme est intrinsèquement déflationniste. Il faut comprendre cette idée. Le système économique vise à faire toujours mieux avec toujours moins. C’est ce que l’on appelle la compétitivité ou encore les gains de productivité.
Comment voulez-vous parler de croissance comme le fait le FMI en annonçant un chiffre de 3,6 % sans parler de croissance « nette ». Cela n’a plus aucun sens économique ! Une croissance économique de 3 % du PIB réalisée grâce à une création monétaire de 8 % de ce même PIB équivaut en réalité à une récession de 5 %, or c’est exactement cela la réalité de la croissance mondiale. Nous avons évité pour le moment une récession durable uniquement parce que les États-Unis ont « imprimé » les billets nécessaires. Il n’y a pas actuellement de véritable création de richesses. Il s’agit de bulles spéculatives aussi bien sur les actions que sur les obligations ou encore sur l’immobilier dont les niveaux de prix restent très élevés (en particulier en France) puisque les taux d’intérêt sont encore très bas.
Cette crise a commencée « officiellement » avec la crise des subprimes en 2007. En réalité, elle est beaucoup plus ancienne et beaucoup plus profonde. Mais quand bien même nous ne retiendrions que cette date de 2007, cela fait 7 ans qu’elle a commencé ! 7 ans ! 7 ans que chaque année on s’interroge doctement sur la reprise ou non… Ce n’est pas cela qu’il faut se demander. Là encore il faut lever la tête et regarder au loin. Lorsque l’on parle d’une crise qui dure depuis 7 ans, on ne parle pas d’une petite crise ou d’un trou d’air passager. Nous faisons face à un changement de paradigme.
Notre modèle économique, hérité de la révolution industrielle, était basé sur la consommation de masse nécessitant une masse d’ouvriers grâce à des matières premières et à de l’énergie abondante et pas cher. Si vous prenez les paramètres de ce paradygme économique, vous constatez que nous n’avons plus besoin de masse d’ouvriers et cela sera encore pire dans les 10 ans qui viennent avec la nouvelle rupture technologique liée à la robotique. Les matières premières se raréfient dangereusement et leurs coûts explosent dès que la croissance « repart ». Quant aux prix de l’énergie, ils sont anormalement élevés alors que la croissance n’est plus au rendez-vous. En 2008, le prix du baril atteignait même les 150 dollars…
Ce que je tente de vous démontrer, c’est qu’il ne peut plus y avoir de croissance telle que nous l’avons connu et telle que nous la connaissons pour une raison très simple. Si la croissance revient alors les prix de l’énergie et des matières premières vont exploser à la hausse comme ce fut le cas jusqu’en 2008 et cette explosion des prix viendra casser toute reprise, rendant illusoire toute idée de croissance forte et pérenne. Nous devons comprendre que nous touchons en réalité aux limites de notre modèle. La croissance infinie dans un monde fini est, par nature, une aberration intellectuelle.
Quels pourraient être les signes d’une reprise stable et durable ?
Marc Touati : Ne l’oublions jamais, le but de la croissance est de créer des emplois. Le véritable signe d’une reprise stable et durable réside donc dans une baisse significative du chômage. C’est le cas aux États-Unis, en Allemagne et dans de nombreux pays émergents. En revanche, la zone euro dans son ensemble ainsi que la France en sont toujours très loin. Or, tant que le chômage est élevé, les risques de crise sociale et de rechute de l’activité demeurent élevés.Charles Sannat : La colonisation d’une nouvelle planète serait un bon signe… Toutes les questions que se posent les gens tournent autour de cette idée de croissance. Voyez-vous la croissance revenir ? Quand la sainte croissance va-t-elle enfin se manifester ? Va-t-elle rester ?
La raison à cela est simple. « Lorsque votre seul outil est un marteau, alors tout ressemble furieusement à un clou ! » Tout notre système économique est un schéma de Ponzi basé sur cette idée de croissance infinie. Sans croissance forte, le système est voué à l’effondrement. Ce n’est qu’une question de temps. C’est la raison pour laquelle nous cherchons tous à savoir si la croissance va arriver. Nous l’attendons comme certains attendent la pluie et nous dansons pour la faire venir… évidemment sans succès.
Nous avons un besoin désespéré de croissance alors que nous devrions réfléchir aux solutions pour vivre dans un monde sans croissance. Nous devons affronter un monde profondément déflationniste, structurellement et durablement déflationniste. Cela ne veut en aucun dire que c’est la fin du monde. C’est juste la fin d’un système.
La triste vérité est que nous attendons des signes qui ne viendront pas car la croissance est désormais impossible. Impossible car nous sommes rentrés dans l’ère de la rareté. Rareté des matières premières et de l’énergie. Impossible car nous faisons face à une falaise démographique jamais vue dans l’histoire humaine avec le vieillissement de la population et le papy-boom actuellement en cours qui donnera lieu rapidement à un « dépendance-boom », et à un « décès-boom ». Il s’agit-là d’une pyramide des âges profondément déflationniste. La situation japonaise préfigure parfaitement le futur de l’économie mondiale car les mêmes forces sont à l’œuvre partout dans le monde. Au Japon, ils attendent la croissance non pas comme nous depuis 7 ans… mais depuis 30 ans.
À l’inverse, quelles sont les menaces qui pèsent sur la croissance mondiale ?
Marc Touati : Ces menaces sont malheureusement nombreuses : resserrement de la politique monétaire américaine, ralentissement plus fort qu’escompté des pays émergents, euro trop fort pour permettre le retour de la croissance durable dans la zone euro, ce qui pourrait réactiver la crise de la dette publique. Dans le même temps, les nombreux risques géopolitiques (Ukraine, Russie, Iran, Corée…) pourraient dégénérer et précipiter l’économie mondiale dans une nouvelle récession. Cette dernière serait catastrophique, dans la mesure où les autorités budgétaires et monétaires à travers le monde ne disposent plus de marges de manœuvre suffisantes pour pouvoir relancer la machine en cas de rechute.Charles Sannat : Elles sont multiples. Les prix et l’accessibilité à l’énergie et aux matières premières, la mondialisation et la globalisation de l’économie qui pèsent sur l’emploi dans les pays dits « développés », l’avènement de la révolution robotique avec la commercialisation dès 2015-2016 des premiers humanoïdes avec intelligence artificielle, évidemment les politiques monétaires plus ou moins accommodantes ou encore des niveaux d’endettement jamais atteints partout dans le monde et qui ne pourront être remboursés que si la croissance revenait sauf que… sauf que le coût de l’endettement finit aussi par peser durablement sur votre potentiel de croissance.
Les pays les plus économiquement stables ne sont-ils pas l’arbre qui cache la forêt ? On parle beaucoup de la reprise de l’emploi aux USA, qu’en est-il concrètement ?
Marc Touati : Grâce à une politique monétaire ultra-accommodante, à la reprise de l’investissement productif, mais aussi au développement du gaz de schiste, les États-Unis sont assurés de connaître une croissance proche de 3 % cette année, avec, à la clé, le prolongement de la baisse du chômage. Le seul problème réside dans le fait que la FED va devoir arrêter sa planche à billets dès cette année et même remonter ses taux directeurs vers le printemps 2015. La question est alors de savoir si, sans cette perfusion, l’économie américaine pourra éviter la rechute. Vraisemblablement oui, mais attention tout de même aux impacts négatifs de la remontée des taux d’intérêt monétaires et obligataires sur l’activité en 2015. Et malheureusement, si la locomotive américaine fait défaut, pendant que l’économie chinoise ralentit, il n’est pas possible de compter sur la zone euro pour tirer l’économie internationale. En d’autres termes, un nouvel affaiblissement de la croissance mondiale est fort probable pour 2015.Charles Sannat : L’Amérique du Nord comme l’Europe sont profondément malades et nous souffrons d’une maladie identique. Cette crise est beaucoup plus grave que celle de 1929 car dans les années 30 nous avions encore des possibilités évidentes d’accès aux ressources. Ce n’est plus le cas en 2014 avec plus de 7 milliards d’individus et une planète déjà fondamentalement dévastée. Concernant spécifiquement le cas de l’emploi américain… la taille de la population active aux USA n’a jamais été aussi faible depuis le milieu des années 60 alors que la population américaine a considérablement augmenté. Beaucoup d’Américains sont tout simplement exclus définitivement du marché du travail. L’économie n’a plus besoin de bras. C’est exactement la même chose en Europe et en France avec un taux de chômage qui, là encore, partout dans le monde dit « développé » monte inexorablement depuis… 40 ans ! La reprise aux États-Unis est purement monétaire et liée aux injections massives d’argent et aux taux bas. Pour chaque dollar de « croissance », il faut créer 4 nouveaux dollars qui viennent donc déprécier la valeur de la monnaie. Encore une fois, cela n’a aucun sens économique de parler de reprise lorsque pour 1 de richesse il faut créer 4 de nouvelle dette. Encore une fois, on veut espérer une croissance aux USA car l’économie américaine est la « locomotive » du monde. Si les USA vont mieux, alors nous finirons nous aussi par aller mieux. Le raisonnement est juste quoiqu’il ait aussi ses limites. Mais les USA n’iront pas mieux. L’Europe n’ira pas mieux. Faire la danse de la croissance en véhiculant un discours béatement optimiste ne fera pas pleuvoir la croissance, pas plus que mon discours ne l’empêchera de venir quand même ! La réalité, crue et difficile, c’est qu’il faut que chacun de nous se prépare à affronter un monde sans croissance et le meilleur service à rendre aux gens n’est pas de les faire espérer bêtement que ça ira mieux demain mais de les aider à prendre conscience qu’il faut qu’ils se préparent à un monde profondément différent.
Quelle est la feuille de route des grandes instances internationales (FMI, OMC) ?
Marc Touati : Malheureusement, ces grandes instances ne servent pas à grand-chose. Elles sont un peu comme la cavalerie dans les westerns américains : elles arrivent toujours après la bataille. Pis, depuis 2008, les prévisions du FMI se sont constamment avérées erronées. Il faut donc prendre du recul par rapport à elles et surtout espérer que les dirigeants politiques et monétaires de la planète, en particulier en Europe, sauront faire passer le pragmatisme économique avant leur dogmatisme maladif.Charles Sannat : C’est assez simple. Les États redoutent tous une chose : l’effondrement brutal du système économique. L’objectif des grandes nations, et donc des instances internationales, est de piloter au mieux cette transition afin d’éviter tout effondrement brutal et d’accompagner le plus en douceur possible cette transition d’un système économique déjà mort vers son successeur dont personne n’a encore la moindre idée de ce à quoi il devrait ressembler. La question est donc de savoir si cette transition douce est seulement possible.
Charles SANNAT
« À vouloir étouffer les révolutions pacifiques, on rend inévitables les révolutions violentes »