En réalité, l’interlocuteur éco-conscient et parfois dreadlocké au regard légèrement vitreux qui aura lancé l’affirmation péremptoire ne l’aura pas sortie exactement ainsi. C’est évidemment plus subtil que cela, et la notion de gros porc capitaliste n’intervient qu’en seconde salve, une fois que le débat se sera suffisamment enflammé pour quitter de façon définitive le domaine du rationnel (qu’il n’avait du reste probablement qu’effleuré au début). En général, la phrase qui met le feu aux poudres est plutôt sortie ainsi :
Si toute l’humanité devait consommer comme les Américains le font, il faudrait 4 Terres entières pour subvenir à nos besoin.Cette affirmation provient donc de calculs (et d’une infographie ad hoc) menés par le Global Footprint Network (GFN) dont la raison d’être est, justement, de bien faire prendre conscience à tout le monde que le fait de vivre est un fardeau assez scandaleux pour une bio-diversité dont l’humain ne devrait pas faire partie. Le GFN est une organisation non-gouvernementale (ONG) qui ne fait pas dans la demi-mesure, puisque, comme son petit logo l’indique, elle travaille à Faire Avancer la Science de la Durabilité. Encore une fois, un slogan pareil, ça vous pose une ONG dans le domaine du sérieux méticuleusement calculé. Ainsi, la Durabilité est une Science. Et on peut la faire avancer, notamment en expliquant à tout le monde que les Américains sont de gros porcs capitalistes pardon consomment quatre fois plus que les Chinois par exemple.
Au passage, notez que votre interlocuteur ne vous jettera pas au visage la consommation relativement débridée du Népal (« Si toute l’humanité devait consommer comme ces gros richards de Népalais bouffis de suffisance capitalistique, il faudrait presque deux Terres pour subvenir à nos besoins ! »). Il n’ira pas non plus chercher son exemple chez ces nantis sans scrupules de France (2.5) ou chez ces dodus exploiteurs des Emirats Arabes Unis (5.4) qui renvoient les mêmes Français au rang de petits joueurs. C’est normal : l’Américain (évidemment imaginé avec son gros 4×4 qui pollue) est une cible bien plus facile pour ce genre de propos. Et tout le monde sait que l’Américain gaspille et dépense sans compter, voyons.
En général, celui qui reçoit cette « information » dans la figure ne peut guère répondre que de deux façons : l’une consiste à nier le chiffre, le second à acquiescer mollement sur l’air du « oui mais voyons je ne me fais pas l’avocat des dépenses dispendieuses ou du mode de vie américain patati patata ». L’attitude saine consiste pourtant à expliquer clairement que cette affirmation, c’est du caca de taureau. Nain et malade, de surcroît.
Car une question s’impose immédiatement : si la population consomme comme un américain, pouf, comme ça, d’où viennent, justement, les 3 ou 4 autres planètes supplémentaires ? Hum ? Ce sont les extra-terrestres qui fournissent ? Non, à l’évidence. En réalité, si la population humaine devait s’aligner sur le mode de vie américain, on comprend que cela ne se passerait pas instantanément. C’est une évidence, mais c’est précisément parce que l’image employée par l’ONG s’affranchit de cette évidence que le résultat est complètement idiot.
D’une part, on comprend que les efforts à faire pour aligner le mode de vie des Helvètes, des Qataris, des Birmans ou des Esquimaux sur le mode de vie américain n’ont rien en commun. Comment peut-on espérer avoir les mêmes coûts d’infrastructure pour amener le niveau de vie d’un Bolivien de La Paz (3600 m d’altitude) et celui d’un Israëlien de Tel-Aviv à celui d’un Américain ? C’est, à proprement parler, ridicule. Pourtant, l’image proposée au départ revient à faire clairement cet amalgame. Mais ce n’est pas le point le plus important.
D’autre part, si on réintègre la dimension du temps que l’ONG avait subrepticement escamoté dans son calcul, on découvre la supercherie : le temps nécessaire à amener une économie à un niveau de vie donné n’est absolument pas négligeable, puisque c’est pendant ce temps que les équilibres peuvent s’ajuster et faire en sorte que sur une même planète, on puisse justement couvrir les besoins de tous et de chacun. De facto, chaque jour, petit à petit, le niveau de vie des Chinois, des Russes, des Indiens, des Brésiliens, des Estoniens ou des Polonais (et tant d’autres) se rapproche du niveau de vie des Américains. Pourtant, chaque jour, aucune troupe extraterrestre ne vient apporter le delta nécessaire à cette réalisation. Aucun Américain ne se voit dépossédé de ses biens pour aller nourrir un Indien supplémentaire. Chaque jour, le marché adapte en conséquence le coût de l’énergie, de la production de nourriture, d’habitation, de vêtements et de chewing-gums en fonction du nombre de personnes qui peuvent y accéder.
Et en plus, magie du marché, ces prix s’adaptent … en baissant progressivement ! Au fur et à mesure que plus de personnes sortent de la pauvreté, le coût marginal des productions supplémentaires pour soutenir le niveau de vie de cette personne diminue, ce qui veut dire que le coût environnemental, énergétique, agricole de cette personne diminue, par économies d’échelles (notamment). La réalité est devant nos yeux : il est finalement plus coûteux, en travail humain et en infrastructure, pour une famille de huit personnes au Bengladesh d’entretenir son niveau de vie que pour une famille de trois en Alaska.
Mieux : ce dont l’humanité a le plus besoin, c’est d’énergie. Et cette énergie existe, en quantité infinie au regard de ce dont l’humanité a besoin (que ce soit le charbon, le pétrole, le gaz, le nucléaire, le solaire). Le travail pour aller la chercher, l’exploiter, la rendre utilisable est grand, mais il l’est d’autant moins qu’on sera nombreux pour le faire, intelligemment organisés, et correctement formés. Et les défis futurs sont là, et non dans une hypothèse malthusienne tant de fois démontée.