Le 28 février, les Suisses seront amenés à voter sur une initiative qui a pour but d'interdire la spéculation sur les marchés de matières premières. Initiée par les jeunes socialistes suisses, elle a reçu le soutien de personnalités comme Jean Ziegler, d'organisations caritatives, religieuses (principalement évangéliques), politiques ou agricoles. Mais pourquoi parler de quelque chose qui se déroule en Suisse ? Et bien tout simplement parce que la Suisse est un énorme hub dans le monde de la finance des matières premières. Ce qui se passe là-bas détermine le prix de ta bouffe, de ton kawa, de ton transport et de ton chauffage.
Mais les spéculations des traders peuvent-elles réellement avoir des conséquences directes sur le prix des denrées alimentaires et de l'énergie ? Depuis l'épisode du boom des matières premières en 2007-2008 (voir par exemple l'évolution de l'indice des prix des produits alimentaires - source : Food and Agricultural Organization) la polémique sur le sujet a pris de l'ampleur. Les prix de l'énergie et des matières alimentaires ont littéralement explosé à cette période, détériorant les conditions de vie des populations les moins aisées. Dans ce contexte, des "émeutes de la faim" ont éclaté et une véritable crise alimentaire a touché de nombreux pays "non-producteurs". Malgré une baisse des prix des matières premières depuis maintenant environ 4 ans, la volatilité est restée forte. Ces fortes fluctuations ont enclenché un vif débat dans la communauté scientifique mais aussi parmi les décideurs politiques. Traditionnellement, les fluctuations des prix sont attribuées aux "fondamentaux", c'est à dire l'offre ou la demande sur le marché physique. Dans cette optique, la consommation galopante de l'Inde et de la Chine a été pointée du doigt. Mais face à une telle volatilité des prix, cet argument s'est mis à battre de l'aile. Pour cette raison, la spéculation s'est retrouvée sur le banc des accusés.
Pour comprendre le contexte. Il faut savoir qu'on peut diviser les marchés de matières premières en deux compartiments:
- Le marché physique (prix « spot ») où on peut acheter/vendre un bien avec une livraison dans l'immédiat (il y a souvent 15 jours de délai de livraison dans les contrats).
- Le marché à terme (prix « futures », oui avec un e) où on peut acheter dans une optique beaucoup plus lointaine (durée de 8 ans maximum pour le WTI sur le Chicago Mercantile Exchange). Les acteurs sur ce marché ont le droit entre une livraison physique ou financière (c'est à dire juste l'argent). En réalité, la quasi-totalité des acteurs choisissent la livraison financière. Il y a deux conséquences à cela. D'abord, il n'y a pas besoin de stocker le bien physique. On peut le posséder sur papier uniquement. Ensuite, il est possible d'avoir une position « courte » (négative). Ce qui est évidemment impossible sur le marché physique. A partir des années 2000, le marché à terme a connu un développement extrêmement rapide. Beaucoup de liquidités ont afflué en provenance d'acteurs financiers n'ayant aucune activité physique. C'est ce que l'on appelle la « financiarisation » du marché des matières premières.
La CNUCED (commission de l'ONU au développement) a été particulièrement virulente dans ses rapports en 2011 et en 2012 contre l'action des spéculateurs sur les marchés de matières premières qu'elle juge néfaste (source : "Don't blame the physical markets: Financialization is the root cause of oil and commodity price volatility"). Les chefs d'accusation sont au nombre de trois :
- La corrélation de plus en plus forte des marchés de matières premières avec les marchés financiers. Par exemple, un hedge fund qui a besoin de liquidités pour une raison x peut défaire ses positions sur les marchés de matières premières.
- Le processus de découverte de l'information est dominée par des acteurs financiers. Sous-entendu, ils n'ont pas la connaissance du marché des matières premières qu'on les acteurs du marché physique.
- La conséquence du point ci-dessus, c'est que les marchés financiers n'envoient pas les bons signaux et qu'on peut avoir des prix qui partent en vrille et fassent des bulles.
Les défenseurs de l'initiative veulent empêcher les acteurs financiers d'intervenir sur le marché à terme de matières premières ou de vendre des produits dérivés de ces marchés. Mais déjà, il y a un problème. D'abord, la couverture existe parce qu'il y a des spéculateurs. Pour qu'un acteur sur le marché physique puisse se couvrir, il doit trouver un autre intervenant qui est près à fournir de la liquidité pour prendre le risque. C'est le fondement même de la fonction de partage des risques des marchés à terme.
Ensuite, il y a un énorme biais d'analyse. Les rédacteurs de la pétition se félicitent du retrait de certaines institutions financières des marchés de dérivés de matières premières. Il n'y a là pourtant point d'altruisme. La volatilité de ce secteur est devenu tellement violente que nombre d'institutions qui s'y sont cassées les dents préfèrent se retirer. Ensuite, les auteurs de l'initiative ignorent complètement la spéculation venant des acteurs physiques eux-mêmes. A titre d'exemple, les 4 plus grands acteurs sur les produits dérivés de ces marchés ne sont pas des banques ou des hedge funds, mais quatre entreprises du "milieu" : les « ABCD » (ADM, Bunge, Cargill et Dreyfus). On pourrait aussi citer Glencore ou Trafigura. Toutes ces entreprises agissent depuis la Suisse et bénéficient d'informations privées très précises à propos des marchés. L'asymétrie d'information pèse nettement en faveur de ces entreprises qui peuvent réutiliser leur connaissance du terrain pour spéculer. Leur fonctionnement particulièrement opaque a pourtant été particulièrement décrié. Et pourtant, ces firmes passent complètement à travers l'initiative proposée. Quand un marché passe en contango (prix à terme supérieur au marché physique), ce sont ces entreprises là qui vont stocker massivement si l'écart est assez large pour couvrir les coûts de stockage. Or la composition des stocks fait augmenter le prix du marché physique sur le moment pour le faire diminuer ensuite quand les stocks sont revendus. Au final, les acteurs qui n'ont pas accès au marché à terme sont floués car ils sont victimes de la baisse du prix spot vu qu'ils n'ont pas pu se couvrir. Ils doivent vendre leur production dans un marché inondé de stocks qui tirent les prix à la baisse. Soit dit en passant, le marché du pétrole est passé en contango à la fin 2014. Je dis ça, je dis rien ...
Pour revenir au rapport de la CNUCED, celui-ci avait pourtant des propositions intéressantes qui permettaient de traiter directement le problème :
- Augmenter la transparence sur les marchés physiques en fournissant des données de bonne qualité facilement accessibles. Dans ce but, le G20 a créé en 2011 l'Agricultural Market Information System (AMIS) qui est une plateforme inter-agences (ONU, CNUCED, FAO, OMC, régulateurs nationaux, etc.)
- Augmenter la transparence sur les marchés de dérivés en facilitant la transmission de données aux régulateurs.
- Introduire une taxe sur les transactions financières. Ce qui pourrait contribuer à ralentir notamment le trading haute-fréquence.
- Etablir des processus d'intervention pour contrer la formation de bulles spéculatives (ce qui est un autre chantier de l'AMIS). Cela pose la question d'une autorité de marché qui serait capable d'intervenir pour soutenir ou stabiliser les cours en prenant des positions. Aujourd'hui, nous avons des banques centrales qui peuvent acheter des titres et qui sont parfois intervenues pour soutenir les cours (comme avec le programme TARP de la FED pour éviter la dégringolade du marché d'actions en 2008). Ce débat sur la mise en place d'une autorité qui intervient pour réguler le marché a aussi une dimension éthique. Pour autant, on évite de tomber dans le piège d'une approche moralisante.