Jusqu’à présent, les choses paraissaient claires : Kerviel avait fraudé, et la Société Générale, victime malheureuse de montages trop hardis, avait découvert trop tard ses agissements, l’obligeant à passer en pertes plusieurs milliards d’euros. Cependant, lors des audiences qui se sont tenues ces 15 et 16 juin, des éléments nouveaux sont venus accréditer la thèse que les dirigeants de la Société Générale étaient bel et bien au courant des agissements de leur trader.
C’est tout d’abord le témoignage d’un certain Jacques Warren, ancien directeur financier de banque et ex-directeur général adjoint du Marché à terme international de France (Matif), qui lors de sa déposition à la cour explique être « abasourdi » que la Société générale puisse prétendre avoir tout ignoré des activités frauduleuses de son trader avant janvier 2008. Pour lui, la Société Générale aurait donc « choisi Jérome Kerviel à son insu pour prendre des positions à risque ».
C’est ensuite le témoignage de Philippe Houbé, ancien chargé de compte à la société de courtage Fimat, filiale de la Société générale, qui pense lui aussi que la banque non seulement savait mais organisait tout et aurait surtout alourdi la perte imputée à Jérôme Kerviel, pour alléger ses propres pertes dues aux subprimes.
C’est, enfin, cet enregistrement troublant d’une conversation privée entre une commandante de police, Nathalie Le Roy, et une magistrate, Chantal de Leiris, qui ont eu à connaître l’affaire Kerviel. C’est un enregistrement effectué à l’insu de la seconde, qui a été produit par Me David Koubbi, l’avocat de l’ancien trader de la Société générale, au motif qu’il mettrait en lumière des dysfonctionnements de la justice dans l’instruction de l’affaire Kerviel, notamment en accréditant, là encore, la thèse que la direction savait pertinemment les positions prises par le trader.
Devant ces témoignages, il reste difficile de se faire un opinion. Cependant, je voudrais vous proposer aujourd’hui l’entretien réalisé par Thinkerview de Me. Koubbi, et qui revient notamment sur cet aspect de l’affaire. Il y a un peu plus d’une heure d’entretien et différents sujets sont abordés, dont un paquet n’a pas de lien avec l’affaire Kerviel / Société Générale, et je ne les aborderai donc pas.
En revanche, je vous encourage à écouter les 30 première minutes environ, qui couvrent bien l’affaire elle-même et qui permettent de situer la valeur de l’enregistrement dont il est question. Dans cette partie, l’avocat explique clairement les positions de son client ainsi que la thèse qu’il défend avec lui ; en outre, on écoutera avec bénéfice son versant de l’histoire, racontée du côté de la défense, de la part non pas d’un chroniqueur judiciaire ou d’un journaliste, mais d’un des acteurs directs, qui connaît donc intimement le dossier.
Enfin, on s’attardera, vers 28:30, à noter quelques aspects qui n’ont pas été suffisamment énoncés dans les journaux. On découvre ainsi vers 28:52 les conditions posées par le Conseil d’État pour que l’État français vienne en aide à la Société Générale, alors en difficulté :
« …quand une société [bancaire] subit une fraude, cette fraude ouvre le droit à percevoir un tiers du montant de la fraude sur les finances publiques, mais à deux conditions : il ne doit pas y avoir de connivence entre le fraudeur et sa hiérarchie, pas de complicité, et il ne doit pas y avoir de défaillance de ses systèmes de contrôle. »On comprend dès lors l’importance extrême pour la Société Générale de bien établir l’absence de complicité d’une part (la hiérarchie, dans ce contexte, ne doit surtout pas être au courant), et d’autre part, celle de prouver que le trader a bien contourné les systèmes de contrôle (sauf à admettre que ceux-ci furent défaillants).
De mon côté, ma religion n’est pas faite et je conserve une absence d’avis concernant cette affaire : de la même façon qu’il n’y a rien d’impossible à ce qu’un trader fasse n’importe quoi en échappant aux contrôles en place au point de mettre son établissement entier en difficulté (ça s’est vu, plusieurs fois, par le passé – Nick Leeson par exemple), il n’y a rien d’impossible non plus à imaginer que des dirigeants d’une banque laissent faire en croyant empocher de juteuses plus-values courant 2008 pour s’écraser contre une réalité douloureuse, qu’ils tentent de camoufler en faisant porter le chapeau à un lampiste manipulable. Du reste, la concomitance des ennuis de la Société Générale avec l’effondrement des subprimes semble un hasard particulièrement étonnant et il n’est pas invraisemblable de penser que des pertes monumentales ont été camouflées dans les positions de Kerviel, d’une façon ou d’une autre.
On attendra donc les conclusions de la justice française (à laquelle on accordera une confiance très modérée), mais on peut déjà parier que le contribuable, réel dindon de la farce, ne saura jamais le fin mot de l’histoire.