Quels étaient donc ces arguments? D'une manière générale, ils reposaient sur les travaux de deux prix Nobel d'économie, Robert Mundell et Jan Tinbergen.
La théorie de la zone monétaire optimale
Robert Mundell a développé la théorie de la zone monétaire optimale. Une telle zone remplit en gros les 4 critères repris dans le tableau ci-après :De ce tableau, il découle que la zone euro, contrairement aux Etats-unis, ne remplit pratiquement aucun des critères nécessaires à une zone monétaire optimale. La mobilité du travail est faible (ne serait-ce qu'à cause de la barrière linguistique), les marchés du travail et des produits sont fortement réglementés et il n'y a pas de transferts fiscaux entre pays de la zone euro.
Le théorème de Tinbergen
- la stabilité des prix
- le plein-emploi (ou du moins un niveau d'emploi aussi élevé que possible)
- une balance externe relativement équilibrée
Pour atteindre les 3 objectifs mentionnés supra, ces pays disposaient de 4 instruments :
- la politique monétaire (augmenter ou réduire les taux d'intérêt)
- la masse monétaire
- la politique budgétaire (expansive ou restrictive)
- la monnaie (qui pouvait s'apprécier ou se déprécier)
Source : Strategic Economic Decisions
Depuis l'introduction de l'euro, la règle de Tinbergen n'est plus remplie. Les pays de la zone euro ont perdu le contrôle de leur politique monétaire, de leur masse monétaire et de leur monnaie. Il ne leur reste que la politique fiscale (et encore, l'austérité budgétaire imposée aux pays de la périphérie fait que ces pays n'ont plus vraiment le contrôle de leur politique fiscale) pour atteindre leurs objectifs. Ceci est impossible et ne mène pas à des résultats optimaux.
Source : Strategic Economic Decisions
Mundell et Tinbergen : des théories complémentaires
Il est important de noter que les théories de Mundell et de Tinbergen sont complémentaires. Si les pays faisant partie de la zone euro avaient par exemple des cycles économiques très similaires, la problématique venant de la règle de Tinbergen serait moins grave. Dans ce cas, ce qui serait bon pour un pays (au niveau des politiques fiscale et monétaire, de la monnaie et de la masse monétaire) le serait également pour les autres. De même s'il y avait une mobilité du travail dans la zone euro similaire à celle qui existe aux Etats-Unis, le fait que les pays ayant adopté la monnaie unique ne disposent plus des instruments nécessaires pour atteindre leurs objectifs serait compensé par le fait que les résidents d'un pays où l'emploi baisse migrent vers un pays où l'emploi reste élevé.Comme noté au début, ces arguments économiques n'ont jamais été pris en compte par les autorités politiques. La monnaie unique a dès lors vu le jour et les premières années de la zone euro ont vu les développements suivants :
- une politique monétaire expansive menée par la Banque centrale européenne étant donné les problèmes économiques de l'Allemagne au début du siècle mais aussi à cause de la politique monétaire menée par la Réserve fédérale aux Etats-Unis;
- une convergence des taux d'intérêt à long terme des pays de la périphérie vers le niveau allemand (pourquoi acheter un emprunt d'Etat allemand avec un coupon de 4 % si un emprunt grec dans la même monnaie offrait un coupon de 10 %?);
- des pays de la périphérie se retrouvant dès lors avec des taux d'intérêt à court et à long terme anormalement bas entraînant :
- une hausse des prix immobiliers,
- une hausse des dépenses de consommation,
- une augmentation des dépenses publiques,
- une forte croissance économique,
- une hausse des coûts salariaux,
- une hausse des importations et une baisse des exportations.
Les deux derniers points sont très importants. Depuis l'introduction de l'euro jusqu'à la crise, nous avons assisté à une évolution très divergente des coûts salariaux (ou, pour être plus précis, du coût unitaire de la main-d'oeuvre qui représente l'évolution des coûts salariaux ajustée pour les gains de productivité) dans le Nord et dans le Sud. Il en résulte qu'aujourd'hui le Sud n'est plus compétitif par rapport au Nord. Ceci se traduit par des déficits extérieurs élevés pour les pays du Sud et des surplus extérieurs élevés pour les pays du Nord. Et qui dit déficit extérieur dit besoin de capitaux étrangers.
Evolution du coût unitaire du travail (coûts salariaux ajustés pour les gains de productivité)
Source : Datastream, Natixis
Le tableau ci-dessous est à cet égard parlant. Il montre les balances extérieures (en % du Produit Intérieur Brut) des pays de la zone euro dans les 10 ans précédant et les 10 suivant l'introduction de la monnaie unique. C'est ainsi que dans les 10 ans précédant l'euro, l'Espagne enregistrait par exemple un déficit extérieur moyen de 1,8 % de son PIB avec un plus-haut de 3,6 %. Depuis l'introduction de l'euro, le déficit extérieur moyen de l'Espagne s'élève à 5,8 % avec un plus-haut de 10 %. Une telle évolution n'aurait jamais été possible sans la monnaie unique qui, en présentant une image relativement équilibrée de la situation dans la zone euro dans son ensemble, permettait de cacher les évolutions à l'intérieur de ses pays membres. A noter évidemment aussi que des pays comme l'Allemagne ou la Finlande ont enregistré une évolution inverse de leur comptes extérieurs.
Dans un environnement où les pays du Sud ne sont plus compétitifs, la règle de Tinbergen reprend toute son importance. Pour retrouver leur compétitivité, ces pays auraient par le passé dévalué leur monnaie. Enfermés dans la zone euro, ils ne disposent plus de cet instrument.
Déficit de la balance courante (en % du Produit Intérieur Brut)
Source : Nomura, Eurostat
Une interdépendance malsaine entre banques et Etats
Les problèmes nés de l'introduction de la monnaie unique ont encore été renforcés par deux éléments liés au paysage bancaire européen. Tout d'abord, la réglementation mise en place et notamment les normes Bâle 2 ont encouragé une interdépendance malsaine entre banques et Etats. Sans trop entrer dans les détails, ces normes encourageaient fortement les banques à acheter des emprunts d'Etat (et étaient dès lors très appréciées par les Etats qui se retrouvaient avec une source de (re)financement captive).Ensuite, les banques des pays du Nord de la zone euro voulaient évidemment profiter du "boom économique" dans le Sud, d'autant plus que l'euro avait fait disparaître le risque de change lié à leurs engagements dans cette région. Lorsque la crise a éclaté, elles se retrouvaient avec une exposition très importante à ces pays (exposition qui s'ajoutait à celle qu'elles avaient sur le "subprime" aux Etats-Unis - les banques ne se sont certainement pas couvertes de gloire dans ces crises et il est d'autant plus frustrant que les autorités ne prennent pas les mesures nécessaires pour faire en sorte qu'une banque individuelle ne puisse plus jamais constituer un risque systémique pour le système financier).
Créances des banques allemandes sur l'Espagne (en milliards de $)
Source : CLSA
L'interdépendance entre banques et Etats et l'exposition massive des banques du Nord aux pays de la périphérie ne font que renforcer la crise de la zone euro et expliquent pourquoi il est tellement difficile de trouver une solution à cette crise. A noter aussi que ces deux facteurs sont généralement mis en avant par ceux qui affirment qu'un éclatement partiel ou total de l'euro conduirait à une catastrophe économique.
Une zone Euro prise dans un cercle vicieux
A l'intérieur de la crise de la zone euro, il y a donc en fait plusieurs aspects :- une crise de liquidités (l'incapacité des pays de la périphérie de se refinancer dans les marchés à des conditions raisonnables),
- une crise de solvabilité (l'incapacité des pays de la périphérie à générer suffisamment de revenus que pour pouvoir honorer leur dette),
- une crise de compétitivité (des pays de la périphérie, à l'exception de l'Irlande),
- un système bancaire fragile;
Ces aspects se renforçant mutuellement à l'intérieur d'un cercle vicieux.
Les mesures prises jusqu'à présent pour gérer cette crise
peuvent en gros être réparties en 4 catégories :- la dilution des critères de qualité de la Banque Centrale Européenne (qui, en contrepartie des prêts qu'elle accorde aux banques, accepte des actifs de qualité de plus en plus douteuse);
- la mise à disposition massive de capitaux par la BCE;
- la mise en place d'un fonds de sauvetage (dont bénéficient actuellement la Grèce, l'Irlande et le Portugal) qui accorde des capitaux aux pays incapables de se refinancer dans le marché et impose en contrepartie des coupes dans les dépenses publiques et l'obligation de procéder à des réformes structurelles;
- la restructuration de la dette de la Grèce.
Ces mesures sont-elles efficaces ?
Tout d'abord et indépendamment de ce qu'on pense de sa façon d'agir, il importe de réaliser que la BCE n'est pas équipée pour résoudre une crise de solvabilité ou un problème de compétitivité. Elle peut uniquement aider à gérer les deux autres aspects de la crise : aider les pays de la périphérie à se refinancer et soutenir le paysage bancaire. Ensuite, les mesures prises par la BCE s'avèrent souvent contreproductives. Dans la mesure où ces mesures entraînent généralement une accalmie temporaire sur les marchés, elles mènent à une certaine complaisance auprès des autorités politiques. Elles empêchent également les ajustements nécessaires en encourageant par exemple les banques de la périphérie à emprunter auprès de la BCE (à 1%) des capitaux qu'elles investissent ensuite en emprunts d'Etat de leur pays. Enfin, l'argent que la BCE prête aux banques espagnoles repart aussitôt étant donné le manque de confiance dans ces banques.Dépôts des ménages et des entreprises auprès des banques espagnoles
Guy Wagner
Source: http://www.guywagnerblog.com/fre/entry/comprendre-la-crise-de-l