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Guy Wagner

Guy Wagner

Je suis chief economist à la Banque de Luxembourg.

Dans mon blog, je commente les derniers développements sur les marchés financiers ainsi que mes évaluations sur leur future évolution.
Ces pages s’adressent aux investisseurs dans des fonds et actions avec un certain intérêt pour les marchés boursiers.


Mon parcours

Licencié en Sciences Economiques de l'Université Libre de Bruxelles, je rejoins la Banque de Luxembourg en 1986, où je fus successivement responsable des départements analyse financière et Asset Management. Depuis 2005, je suis administrateur-directeur de BLI - Banque de Luxembourg Investments.

Déflation : une série (3ème partie)

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Dans le premier article de cette série, nous avons examiné la définition de la déflation et ses causes possibles. Dans le deuxième article, nous nous sommes penchés sur l’histoire des prétendues « bonnes phases de déflation », et surtout sur la déflation de la Grande Dépression des années 1930. Dans ces deux articles, j’avais abordé les deux grandes théories du monétarisme et du keynésianisme. Elles ont du mérite car, d’une part, elles expliquent toutes deux les causes de la grande dépression et, de l’autre, elles prescrivent des mesures à prendre pour éviter le retour d’une dépression économique.

Un fantôme hante le monde : le fantôme de la déflation

Ces théories sont néanmoins toutes deux incapables d’expliquer pourquoi, à la différence des phases de déflation de la deuxième moitié du 19ème siècle, la déflation des années 1930 a eu des conséquences économiques et sociales aussi dramatiques. A ceci, la théorie de la déflation par la dette élaborée par Irving Fisher en 1933 fournit (cependant) une explication. (1)

La base de cette théorie est que les grands perdants de la déflation et d’une diminution des revenus en termes réels sont les débiteurs : la charge réelle des dettes s’alourdit lorsque la déflation règne parce qu'en termes nominaux, leur montant et les intérêts à payer demeurent constants alors que les revenus baissent. Si on était très endetté avant la déflation (« endettement de départ »), cette situation pourrait dégénérer en surendettement. Dans ce cas, chacun s’efforcera de rembourser ses dettes. Mais ce comportement entraîne forcément une réduction des dépenses, qui à son tour débouche sur une contraction de la demande et de nouvelles baisses de prix.

C’est en partant de ce constat qu’Irving Fisher a dressé la liste des enchaînements de circonstances qui agissent les unes sur les autres et peuvent déboucher sur une déflation par la dette et une récession :

  1. les dettes sont épongées par des ventes en détresse ;
  2. le remboursement des dettes réduit la masse monétaire et la circulation de la monnaie se ralentit ; (2)
  3. de ce fait, la valeur de l’argent augmente, c’est-à-dire que le prix des biens et services continue à baisser ;
  4. la demande se contracte ;
  5. les bénéfices des entreprises diminuent et la peur de subir des pertes augmente ;
  6. il en résulte une compression de la production, du commerce et de l’emploi ;
  7. l’augmentation du nombre de faillites et de demandeurs d’emploi entraîne une nouvelle diminution de la confiance ;
  8. l’argent et les biens sont thésaurisés; par conséquent, on s’abstient de conclure des transactions économiques de quelque sorte que ce soit, si bien que la circulation des biens se ralentit, ce qui à son tour entraîne un ralentissement de la circulation de la monnaie ;
  9. tout cela a des répercussions sur le marché des capitaux, et en particulier sur le niveau des taux d’intérêt. Si, en termes nominaux, les taux diminuent, ils augmentent en termes réels parce que l’inflation devient négative. Le poids réel de la dette continue ainsi à s’alourdir. (3)
Donc, si l’endettement de départ est suffisamment élevé, le mouvement de désendettement ne peut suivre le rythme de la baisse des prix. La conséquence est la suivante : une spirale baissière s’enclenche. La combinaison de la déflation et du surendettement aboutit ainsi à une catastrophe économique. (4)

A ce stade, il faut se demander quel doit être le niveau de l’endettement de départ pour que ce processus enclenche une spirale baissière.

Le graphique suivant montre l’évolution de la dette totale des Etats-Unis (publique et privée) par rapport à la production économique depuis 1870. A la fin du 19ème siècle, le niveau d’endettement était de toute évidence suffisamment bas pour qu’un processus de déflation par la dette ne s’enclenche pas. Cependant, au début des années 1930, le niveau d’endettement avait doublé par rapport à la production économique et il était donc clair que l’endettement de départ était suffisamment élevé pour que la Grande Dépression puisse avoir lieu. 

Etats-Unis : endettement en % du PIB (variation annuelle) 

 

Source : Bureau of Economic Analysis, Federal Reserve (Q1 2011) 

Depuis, beaucoup de choses ont changé : les pays industrialisés tels que les Etats-Unis sont parvenus au stade de la société de consommation, dans laquelle les services tiennent une place importante, alors que lagestion de la dette et les produits financiers se sont différenciés et complexifiés et que le filet de protection sociale s’est renforcé. C’est pourquoi quelques économistes pensent non seulement que, aujourd’hui, les économies de plusieurs pays pourraient supporter un endettement plus élevé, mais même que cela est nécessaire. Cependant, en dépit de plusieurs études (5), on ignore encore quels pourraient être le niveau et la structure de l’endettement et à partir de quel point le niveau de la dette devient critique.

Ces réflexions montrent de toute évidence qu’il faut examiner de façon différenciée les divers pays et régions et qu’une telle approche s’impose dans tous les cas : les pays émergents et les pays dont l’économie est peu diversifiée peuvent être surendettés alors même que leur niveau d’endettement est apparemment faible. Il semble cependant qu’on puisse tirer des dernières années la conclusion que dans des pays comme, par exemple, le Japon, la structure de la dette est telle que, en dépit de la déflation et d’un niveau d’endettement élevé, une spirale de déflation par la dette, dont les conséquences sociales sont dramatiques, ne soit pas une fatalité.

Au début de 2015, le Mc Kinsey Global Institute (6) a publié une étude sur l’évolution de la dette de 47 pays, en particulier depuis la crise financière. Elle montre qu’à l’échelle mondiale le niveau d’endettement est très élevé et qu’il a même augmenté malgré les effets douloureux qui se sont manifestés pendant la crise financière.



A mon avis, la faiblesse de la croissance économique mondiale que l’on a connue ces dernières années alors même que la dette continuait à enfler est à tout le moins un indice montrant clairement que le niveau d’endettement est actuellement trop élevé par rapport à ce qui serait nécessaire ou approprié pour les économies des différents pays. Je pense même qu’il est aujourd’hui parvenu à un stade où la menace d’une déflation par la dette est très réelle dans de nombreux pays. Les dernières turbulences sur les marchés financiers semblent le confirmer.

Il est également évident que les banques centrales aussi sont de plus en plus nombreuses à partager cet avis : elles recourent de plus en plus à des mesures peu orthodoxes. Ainsi, il y a peu, la Banque du Japon a instauré un taux d’intérêt négatif pour certains dépôts. Même la banque centrale des Etats-Unis, dont on pensait qu’elle relèverait ses taux directeurs à plusieurs reprises, semble se demander s’il ne vaudrait pas mieux revenir à une politique plus accommodante.

Dans le prochain (et dernier) article de cette série, je décrirai les conséquences de ces développements sur les marchés financiers et expliquerai quelles conclusions les investisseurs doivent en tirer pour l’avenir.

(1) https://fraser.stlouisfed.org/docs/meltzer/fisdeb33.pdf 

(2) Les banques commerciales créent de la monnaie supplémentaire en octroyant des crédits alors que les remboursements de crédits retirent de l'argent du cycle économique. A propos de la création monéraire, voir par exemplehttp://www.bankofengland.co.uk/publications/Document/quarterlybulletin/2014/qb14q1prereleasemoneycreation.pdf

 A propos de la vitesse de circulation de la monnaie, voir par exemplehttps://www.bundesbank.de/Navigation/DE/Service/Glossar/_functions/glossar.html?lv2=32056&lv3=61806 

(3) On suppose ici implicitement que les taux d'intérêt ne peuvent tomber en dessous de zéro. Ce que nous vivons aujourd'hui montre que ce n'est plus le cas dans plusieurs branches importantes du secteur financier. Jusqu'à présent, les taux d'intérêt ne sont pas devenus négatifs dans l'économie réelle.

(4) On remarquera que, dans le cas de la déflation par la dette, seul compte le poids réel de la dette. On ne pratique aucune distinction entre la nature des dettes. La dernière grande crise financière, qui a manqué de peu de provoquer une déflation par la dette, est venue du secteur de l'immobilier aux Etats-Unis. Ce constat va à l'encontre de la conviction largement partagée selon laquelle il existe de "bons" crédits immobiliers et de "mauvais" crédits à la consommation.

(5)  Cfr. Stepehn G. Cecchetti, M. S. Mohanty, and Fabrizio Zampolli, The real effects of debt, BIS working paper number 352, September 2011; Kenneth S. Rogoff, "Public debt overhangs: Advanced economy episodes since 1800" volume 26, numéro 3, Journal of Economic Perspectives, Eté 2012

(6) www.mckinsey.com/insights/economic_studies/debt_and_not_much_deleveraging
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