
Pour le moment, et bien que ce business de courtage/trading/spéculation sur le gaz puisse être critiqué car pouvant rajouter de la volatilité (par exemple lors de la crise de l'énergie en Californie de 2000 et 2001), l'activité initiale d'Enron n'avait rien d'illégale, et pouvait même être utile à l'économie en offrant une couverture contre le risque aux acheteurs et vendeurs de gaz (ce qui est l'objectif sur le papier d'un marché de produits dérivés) tout en fluidifiant / apportant de la liquidité au marché. Mais le problème est qu'Enron a suivi dans la seconde moitié des années 1990 une stratégie de diversification (entrée en tant que courtier/spéculateur dans le secteur de l'eau, de l'électricité, du papier, de la bande passante...) et de développement à l'international qui s'est révélée être un échec... ce qu'Enron a caché via des techniques comptables frauduleuses durant plusieurs années.
"In summary, Enron's gas trading idea was probably a reasonable response to the opportunities arising out of deregulation. However, extensions of this idea into other markets and international expansion were unsuccessful. Accounting games allowed the company to hide this reality for several years." Healy & Palepu, Journal of Economic Perspectives, 2003
Mais comment est-il possible pour une entreprise de trafiquer ses comptes durant plusieurs années ? Et bien pour cela, il faut une combinaison d'éléments (1) un cabinet d'audit de mèche, (2) un PDG + top-management peu scrupuleux, (3) des comptables et financiers plutôt doués et (4) des filiales et entités un peu partout dans le monde, et principalement dans des paradis fiscaux. En ce qui concerne le (1), la faillite d'Enron a entraîné avec elle le démantèlement d'Andersen, un des 5 plus gros cabinet d'audit à l'époque, accusé (entre autre) d'avoir détruit des documents avant une enquête de la Security Exchange Commission. A propos du point (2), le PDG d'Enron entre 1985 et 2002 était un certain Kenneth Lay, docteur en économie (comme quoi...) et PDG américain le mieux payé en 1999, ayant revendu pour 300 millions de dollars de stock options Enron entre 1998 et 2001, en encourageant dans le même temps ses employés à acheter des actions de l'entreprise... Solide ! Enfin, en ce qui concerne les techniques comptables et les entités dans les paradis fiscaux (3 et 4), Enron s'est appuyé sur toutes les petites failles de la régulation, en débordant souvent pas mal sur la légalité, afin de "cuisiner ses comptes" ("cook the books") pour sortir du bilan pas mal de choses afin d'améliorer ses résultats financiers et ses ratios.
Tout cela est évidemment plus complexe, mais voici donc les quelques ingrédients de l'une des plus grande fraude de l'histoire. Et quand cela explose, et bien BOUM !

Pour les chercheurs en sciences sociales, le cas d'Enron est unique car une base de données comprenant plus de 500.000 emails échangés par 150 employés "senior manager" d'Enron est disponible gratuitement grâce à la "Federal Energy Regulatory Commission" américaine et au travail de nombreux chercheurs (source : "Enron Email Dataset"). Mais que peux t-on faire de cette base de données ? Et bien pas mal de choses. Il est bien sûr possible de s'intéresser au contenu des emails, afin de mieux comprendre la fraude et le rôle des différents acteurs. Mais il est aussi possible, sans s'intéresser au contenu mais uniquement aux interactions entre les employés, d'essayer de comprendre la crise grâce à la théorie des réseaux. Pour faire simple, si soudainement le PDG d'une entreprise envoie des mails à l'ensemble du département finance et non plus uniquement à son directeur financier, alors quelque chose d'étrange est peut-être en train de se passer. Idem, si un trader se déconnecte du reste de l'entreprise, il est peut-être en train de cacher une fraude. Dans une étude publiée en 2005, Diesner & Carley, chercheur à l'Université Carnegie Mellon, ont montré que la structure des échanges au sein d'Enron a été fortement modifiée entre 2000 et 2001.

La graphique ci-dessus montre qu'en octobre 2000, un petit groupe composé principalement de "Senior Specialist" est séparé du reste de l'entreprise (en bas du premier graphique), alors qu'en octobre 2001, au moment de l'éclatement du scandale, cela devient un bon gros bordel (aucune véritable hiérarchie). L'idée n'est pas ici de conclure quoi que ce soit sur la possibilité de prévoir une crise à l'intérieur d'une entreprise uniquement avec ce type de données, mais simplement de voir qu'un changement dans la structure des échanges au seins d'un réseau peut être un signal permettant de détecter une anomalie au sein d'une entreprise.
Conclusion: Vous avez envie de faire pareil qu'Enron mais avec votre réseau personnel (visualiser graphiquement l'évolution de votre réseau en fonction de vos échanges mails, et non pas détourner des millions de dollars...) ? Et bien le Captain' vous conseille d'aller voir ce superbe projet du MIT, "Immersion", qui permet de retracer l'historique de vos échanges de mails et de voir l'évolution de votre réseau dans le temps. Big Brother is watching you !