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Bourse et heuristique de jugement

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Il serait logique que la logique ne vous trahisse jamais, mais en bourse, la logique vous perdra toujours

Imaginez que vous êtes dans le bureau de votre conseiller financier. Celui-ci examine attentivement la composition de votre portefeuille boursier : il est composé de deux valeurs : Accor et Carrefour.

Votre intermédiaire financier vous commente votre relevé de positions.

Il vous dit que votre portefeuille total est valorisé à 11 000 euros. Et il rajoute « Carrefour vaut 10 000 euros de plus que Accor ». Il vous demande alors : «Donc, pour Accor, ça vous fait combien ? ».

«Hé bien, la valorisation de Accor est de 1 000 euros ! » avez-vous enchaîné.

Désolé, vous êtes dans l’erreur. Et, vous venez d’être piégé par un mécanisme mental naturel nommé  heuristique de jugement.

Réfléchissons ensemble un instant: si l’action Accor vaut 1 000 euros, et que l’on vient de vous dire que Carrefour vaut 10 000 euros. Alors Carrefour + Accor vaut bien 11 000 euros. Cependant, comme Carrefour vaut 10 000 euros et Accor 1 000 euros. La différence est de 9 000 euros … or, le banquier vient de vous dire que Carrefour vaut 10 000 euros de plus, et non pas 9 000 euros !

La solution est que Accor vaut  500 euros, que Carrefour vaut 10 500 euros.

Ainsi : Accor + Carrefour est bien égal à  11 000  euros.

Et aussi: Carrefour – Accor = 10 000 euros.

Stupéfiant, non ? Vous comprenez ainsi une partie de la variabilité irrationnelle des marchés financiers.

Constamment, des arbitrages se font sur la base de jugements très simples, mais totalement erronés.

Inutile de vous dire ce qu’il advient lorsqu’il est nécessaire d’exécuter  des jugements complexes …

Les travaux des psychologues Tversky, Slovic, et Kahnemann (prix Nobel d’économie 2002 pour son travail sur les  heuristiques de jugement ),  avancent que les hommes s´aident naturellement d´un nombre limité de principes simples pour la résolution des problèmes.

Chacun d’entre nous réduit les tâches complexes d´évaluations des probabilités et de prédictions de valeurs à de simples opérations de jugement.

La nature nous a ainsi doté d’un système très économique, par ailleurs particulièrement véloce, de jugement puis  de prise de décision.

Le hic, c’est que cette économie cognitive, cette paresse, en quelque sorte, se fait très souvent au détriment de la logique pure.

Les travaux de Kahnemann mettent en exergue qu’une personne sur 7 en moyenne seulement … est logique dans ses analyses et ses prises de décisions.

Ainsi, pas plus de 15% des individus sur la planète raisonnent par nature en évitant le biais des heuristiques de jugement.

Les travaux de Kahnemann montrent aussi qu’après une formation aux probabilités, s’ensuivant d’une profonde explication du principe d’heuristique de jugement, plus de 50% de la population continue de penser à l’aide de stratégies courtes et simplistes … plus d’une personne sur deux reste défaillante !

Ces travaux montrent néanmoins qu’il est possible, dans une certaine mesure, de rediriger la pensée de certains sujets vers les raisonnements logiques par le biais de l’éducation.

Pour ne pas se laisser abuser par l’effet d’heuristique de jugement, il faut chasser de son esprit toutes les associations simples, tous les  schémas pré écrits d'attribution de causes aux évènements, bref, faire en sorte que les stratégies courtes et simplistes qui se mettent automatiquement en route soient court-circuitées.

C’est mettre en œuvre ce que l’on nomme l’inhibition cognitive.

Cette aptitude est particulièrement vitale sur les marchés boursiers, car, sur terrain là, les jugements erronés conduisent à des pertes financières mettant en péril la santé financière et mentale des individus.

 Toutefois, et à défaut d’une formation sur la logique et les probabilités, il est démontré que l’expérience joue un rôle prépondérant.

Ainsi, les situations passées laissent une trace dans notre cerveau, au point que nous puissions apprendre inconsciemment à ne pas répéter sans cesse les mêmes erreurs.

Des études sont nombreuses dans le monde afin de détailler ce phénomène.

En effet, celui-ci est à la base de l’instinct du trader.

Chacun sait que les grands gagnants possèdent une fibre particulière et indicible avec les mots, un talent que souvent ils ne peuvent pas expliquer rationnellement, et qui les avertit des dangers.

 Ce  quelque chose  est le fruit intriqué des expériences successives, et de concepts appris laborieusement, parfois savamment dans les ouvrages.

Ce truc indéfinissable commence à être connu grâce aux apports de la  théorie des marqueurs somatiques.

Cette théorie permet d’expliquer la partie d’instinct des sujets les plus talentueux.

Elle stipule que chacune de nos actions est associée à des émotions qui en sont la source d’activation.

Ces émotions génèrent, en plus du passage à l’acte, une modification de l’état interne de l’organisme : modifications des taux hormonaux, de la pression sanguine, des contractions musculaires, des battements cardiaques, de la respiration, des battements oculaires, par exemple.

Vous doutez de cela ? Réfléchissez à l’état dans lequel vous êtes lorsque vous prenez le combiné téléphonique pour appeler votre patron, ou lorsque vous passez un ordre d’achat de 7000 euros sur une valeur en cours de retournement à la hausse … que se passe-t-il en vous, hein ? Vous comprenez ce que je veux dire maintenant.

Ces modifications liées au corps, d’où leur qualification de somatique, sont détectées puis stockées par certaines zones du cerveau, principalement l’insula, l’hypothalamus, et  le cortex cingulaire.

Le cerveau dispose à cet instant, et à votre insu, de représentations neuronales liées à vos actes, et à vos émotions.

Lorsqu’une action est réalisée, une autre zone du cerveau, nommée le cortex préfrontal ventro-médian, réactive les marqueurs somatiques correspondants.

D’ou l’effet immédiat et inconscient de mettre en alerte sur le danger potentiel détecté par le passé.

Les marqueurs somatiques permettent aux traders, et aux investisseurs d’expérience de faire des choix opportuns.

En effet, de sensations corporelles agréables, ou irritantes,  découlent directement des récompenses, ou des punitions, que nous recevons au fil de notre développement, tout en nous orientant vers les prises de décisions à forte valeur ajoutée.

En réalité, et pour être précis, la force des gagnants récurrents est ailleurs : elle se situe dans leur aptitude à être conscient des signaux que leur envoie leur inconscient par le biais de marqueurs somatiques.

 Elle se situe donc dans la robustesse de leur système de détection des émotions qui les autorise à se rendre compte qu’ils sont entrain de céder à un biais  d’heuristique de jugement .

Dans ce cas, leur système cérébral possède la capacité accrue par apport à la normale, de prendre conscience des émotions qui peuvent nous induire en erreur, de détecter l’erreur imminente pour corriger le tir.

Ainsi, il semblerait que tout se joue sur les atouts maîtres en ce domaine : la  compréhension de  ses propres émotions, puis l’expertise de savoir si elles nous poussent à l’erreur ou non.

Cette sensibilité émotionnelle est tangente à une forme d’intelligence particulière, bien connue des responsables ressources humaines, et que l’on nomme l’intelligence émotionnelle … une qualité que l’on cherche assidûment chez les collaborateurs de tous les grands groupes car il semblerait qu’elle soit le saint graal du management et de la cohésion d’équipe.

Les grands traders feraient-ils de grands managers ? Les grands traders feraient-ils de grands communiquant ? Les grands traders feraient ils des psychiatres remarquables?

Des travaux de rapprochement entre la neuro économie, et la psychologie de l’intelligence émotionnelle nous éclairerons dans les années qui viennent.

 

Christophe Gautheron

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