Tous les gens d’un certain age se souviennent avec nostalgie d’une certaine série télévisée, sous forme de bande dessinée, intitulée « les Shadocks » et commentée par le regretté Claude Pieplu. Une des occupations favorites de cette peuplade excentrique et légèrement bornée, consistait à creuser des trous pour en reboucher d’autres. C’est un peu la situation que nous connaissons dans l’économie mondiale contemporaine où les diverses institutions patentées s’endettent pour rembourser des emprunts arrivant à échéance et pratiquent le jeu du « mistigri » (les québécois parlent de « patate chaude »), qui consiste à refiler à d’autres (ou faire financer par d’autres, au choix) le remboursement des dettes accumulées.
Une première version de ce jeu consiste à transférer les dettes privées à des organismes étatiques. Ainsi, l’Etat américain a renfloué son système bancaire menacé de banqueroute. De même les Etats européens sont venus au secours de leurs banques et de leur industrie automobile. Ces mécanismes ayant été décrits en long et en large dans la presse, il est préférable d’illustrer ces propos, en prenant un cas un peu moins connu : il s’agit de l’Islande. Les crédits bancaires sont passés de 100 % du PIB à 470 % entre 2000 et 2008, ce qui a entraîné la quasi-faillite du système bancaire islandais, les engagements des banques représentent presque 10 ans de PIB. L’Etat est arrivé à la rescousse, en nationalisant les principales banques locales. Du coup, la dette extérieure de l’Islande a atteint 530 % de son PIB ! C’est désormais l’Etat islandais qui est en danger de cessation de paiement.
Seconde interprétation du jeu du mistigri : l’Etat en difficulté fait appel à des collègues plus solides. Ainsi la Grèce, après moult atermoiements s’adresse à Bruxelles, qui décide de constituer un fonds de garantie abondé à hauteur de 440 milliards d’euros par les Etats de la zone euros et de 60 milliards par la Commission. Sauf que cela implique que la dette de l’Allemagne, de la France et des autres pays « garantisseurs » soit augmentée d’autant, si ce fonds est utilisé par les pays en difficulté, la Grèce aujourd’hui, le Portugal ou l’Espagne demain.
Par conséquent, il est plus judicieux d’avoir en tête les chiffres correspondant à la dette totale de chacun des pays industrialisés, en additionnant les emprunts des Etats, ceux des sociétés non financières, des ménages et des institutions financières. On obtient les statistiques suivantes (janvier 2010) : 470% pour le Royaume-Uni et le Japon, médailles d’or de l’endettement total ; 360% pour l’Espagne ; 320% pour la France, l’Italie et la Suisse ; 300% pour les Etats-Unis et 280% pour l’Allemagne. Dans le même temps, les pays émergents apparaissent plus raisonnables : 160% pour la Chine ; 140% pour le Brésil ; 130% pour l’Inde et 70% pour la Russie. En ce qui concerne les pays industrialisés, les ratios observés se situent dans le haut de la fourchette de l’endettement, du point de vue historique. On conçoit donc que cette problématique est une tendance « lourde » de l’économie mondiale : le jeu du mistigri va continuer ! Beaucoup de choses ont été écrites sur les remèdes : croissance indispensable, un peu d’inflation, une baisse des dépenses publiques, une hausse des impôts, des moratoires ou des abandons de créances ; probablement un cocktail « approprié » de ces diverses solutions. Cependant, un problème demeure : une baisse des dépenses publiques, ainsi qu’une hausse des impôts accompagnent rarement une accélération de la croissance ; au contraire, ces stratégies sont plutôt déflationnistes. Dans la mesure où une croissance faible implique une baisse des recettes publiques, on voit très bien le danger de ces mesures : elles aboutissent à créer une spirale négative dont il est difficile de sortir. De ce point de vue, la Grèce va être un cas d’école intéressant : le programme d’austérité que l’Europe et le FMI lui ont imposé rend une récession durable quasi incontournable. Dans ces conditions, comment aboutir à un désendettement, qui plus est, sans pouvoir utiliser l’arme de la dévaluation, puisque la Grèce reste dans la zone euro ?
Il est clair que la plupart des pays de la zone et en particulier, les pays « Club Med » regardent l’expérience grecque avec beaucoup de crainte, car elle peut préfigurer ce qu’eux-mêmes auront peut être à subir dans un avenir relativement proche, sauf à trouver des nouveaux « joueurs » susceptibles de recevoir « la patate chaude » de l’endettement. Mais où les trouver ?
Bernard Marois
Professeur Emérite HEC Paris
Président du Club Finance HEC