Le journal Libération publie une interview de la députée européenne Sylvie Goulard (Modem), dont le titre exact est "rapporteur du Parlement pour la directive sur le Comité européen du risque systémique", et qui se félicite de la mise en place, sous la houlette de Michel Barnier, d'une autorité européenne de supervision financière capable, je cite, de "détecter les risques systémiques". L'interview est lisible sur le Blog du journaliste Jean Quatremer. Au risque de passer pour le pire des rabat-joie, l'Europe fait, une fois de plus, fausse route.
Au bonheur des ogres
Ce comité sera composé de trois agences, l'une à Londres pour contrôler les banques, l'une à Francfort pour les assurances, et la troisième à Paris pour les marchés financiers. Jésus multipliait les pains, Barnier multiplie les fromages.
Compte tenu du nombre d'agents économiques à contrôler, du nombre de transactions à suivre, et de la complexité de la technicité financière sous-jacente, gageons que ce comité trilatéral sera largement doté de fonctionnaires européens de catégorie A+, de salaire moyen supérieur à 7000 Euros mensuels, avec abondants privilèges d'extra territorialité fiscale, voyages à prix cassés dans le pays d'origine, etc... Barroso a déjà son idée sur la façon de financer ce nouvel éléphant blanc.
Mais ces considérations que d'aucuns jugeront purement poujadistes ne sont que l'écume formée sur une mer polluée en profondeur. Car ces trois machins sensés détecter le risque systémique ne serviront à rien: toute la construction financière européenne actuellement en cours d'élaboration, dans la continuité de l'ancienne, n'aboutira qu'a accroitre le risque systémique qu'elle est censée prévenir, et le superviseur systémique sera au mieux impuissant, au pire totalement contreproductif.
Captation de la règle ?
Admettons que les agences créées soient imperméables à toute forme de corruption et que le niveau de compétence des fonctionnaires recrutés pour tordre le cou aux banques trop aventureuses soit suffisant pour lutter d'égal à égal, non seulement à la mise en place des comités, mais dans la durée. Rien qu'à l'énoncé de cette hypothèse, je sens poindre une folle envie de rire jaune chez le lecteur, mais passons.
Les grandes manoeuvres des banques et des états pour faire en sorte que les règles applicables par ces agences leurs soient favorables ont commencé. Comme vous le savez sans doute, les accords dits de Bâle III sont en cours de finalisation, et ce sont le respect de la lettre de ces accords que les nouvelles agences devront superviser.
Or, il semblerait que les protagonistes négociant ces accords soient parvenus à faire accepter des niveaux de valorisation du risque ridiculement faibles aux obligations émises par les "entreprises à garantie d'état" telles que, par exemple, Fannie Mae et Freddie Mac, ou leurs équivalents publics dans certains pays, comme par exemple la Suède. On peut supposer que notre caisse des dépôts recevra le même traitement. Ces bons seront considérés comme des "actifs liquides de haute qualité", et leur détention ne requièrera qu'une dotation aux fonds propres de 15% du montant détenu.
Bâle III: vers des règles "pousse au crime" ?
Cela ne peut que faire bondir tout observateur de la crise qui n'a pu que constater que le marché des CDO repackagés par Fannie et Freddie a été totalement gelé pendant de longues semaines lors de la faillite de Lehman Brothers, et que par conséquent, Fannie et Freddie ont dû encaisser des pertes très importantes sur ces portefeuilles, les conduisant à la faillite à ce jour la plus coûteuse de l'histoire financière mondiale. Considérer que les obligations émises par ces institutions hybrides "public privées" sont des actifs "liquides de bonne qualité" relève donc de la bouffonnerie... Sauf à considérer que la garantie des contribuables sur ces entreprises est illimitée dans le temps, mais dans le cas de Fannie et Freddie, ce n'est pas le cas, législativement parlant. Les USA et les états qui disposent d'entités similaires seront donc de facto obligées de leur accorder une garantie perpétuelle: privatisation interdite ! Quand on sait quel rôle délétère a joué la subordination de Fannie et Freddie aux objectifs politiques de l'Etat américain, on se demande où se situe la prévention du risque systémique.
Pire même, Bâle III va accroître le risque systémique: la réglementation prévoit que les banques devront conserver une réserve de placements liquides suffisante pour faire face à un "Bank Run", et que parmi ces placements liquides, ces bons émis par des entreprises à garantie publique pourront représenter jusqu'à 40% du total. Autrement dit, les banques seront incitées à se garnir en actifs de qualité plus que douteuse du moment que les contribuables d'un état souverain bien noté sont appelés à garantir l'établissement émetteur. Comme façon de prévenir le risque systémique, on a déjà vu mieux.
En effet, cela revient à subventionner les entreprises garanties par les états (GSE en anglais). Les banques seront incitées à se goinfrer de ces titres, dont le rendement nominal sera séduisant comparé aux actuelles obligations des états encore considérés comme solvables. Cette abondance de demande artificiellement gonflée va inciter les GSE ainsi gavées d'argent facile à se lancer à nouveau dans des opérations rentables mais risquées, encouragées ou pas par les états dont elles sont les obligées...
Captation du régulateur ?
Dans un tel contexte, un régulateur, même puissant, même compétent pour superviser plusieurs milliers d'établissements, ce qui serait déjà extraordinaire, ne peut pas apporter la moindre valeur ajoutée s'il applique de mauvaises règles. De plus, toute règle provoque un "contournement dans les coins oubliés par le législateur": Bâle I et II ont ouvert la voie aux produits dérivés "à tranches" qui ont permis de dissimuler le niveau de risque porté par les banques. Bâle III fait déjà sûrement l'objet de recherches avancées de la part des départements "petits génies" des grandes banques d'investissement. Et face à ces génies, des fonctionnaires moins incités à l'excellence et incapables de maintenir à jour leurs connaissances dans un environnement aussi dynamique, ne feront pas le poids. Au pire, ils se montreront... complaisants.
Tout comme la Grèce ment toujours sur son budget, tout comme les banques européennes semblent avoir "légèrement" bidonné leurs montants d'expositions aux dettes souveraines les moins bien cotées lors des risibles "stress tests", les banques réussiront à duper le superviseur européen, voire à le manipuler. Je dirais même plus: une banque polonaise ou grèque se jouera bien plus facilement d'un lointain bureaucrate parisien que d'un expert comptable du pays d'origine. La langue, le manque d'informations de proximité... Le superviseur, de par sa seule présence, créera donc une illusion de sécurité bien supérieure à celle qu'il pourra réellement apporter, et de facto, créera un environnement plus favorable intellectuellement à la prise de risques inconsidérés.
Le risque, en outre, est que le superviseur, pour conserver sa position privilégiée et les avantages qui vont avec, tolère que les banques supervisées soient "transparentes" vis à vis de lui, mais ne s'astreignent pas au même niveau de transparence vis à vis des marchés. La menace n'est pas théorique: les décennies 90 et 2000 ont été marquées par de nombreuses décisions des régulateurs, notamment américains, d'autoriser l'usage d'artifices comptables (hors bilan, Special Vehicles) pour ne pas dévoiler l'intégralité de leurs positions, notamment de la part de Fannie Mae et Freddie Mac, qui ont de fait opacifié les agissements des banques vis à vis des investisseurs.
Ce qu'il faudrait faire : laisser faire le marché libre !
Je l'ai dit et redit: le meilleur régulateur "systémique", c'est le marché libre, à condition qu'on laisse jouer pleinement le risque de faillite "prématurée" des acteurs les plus imprudents, ce qui suppose seulement une grande "transparence" des comptes des agents économiques. La réglementation bancaire idéale serait donc légère et articulée autour de principes suivants:
- En finir avec la comptabilité créative "hors bilan" (les finalités du hors bilan doivent être limitées au dévoilement des cautions et garanties à des tiers, point barre), et punir comme une escroquerie aggravée engageant la responsabilité personnelle des dirigeants sur l'intégralité de leurs biens la dissimulation aux actionnaires de risques pris par le biais de "Special Investment Vehicles" et autres joyeusetés, notamment off shore.
- obliger les banques à dévoiler de la façon la plus transparente les "produits primaires", actions, obligations, immobilier, contenus dans tous leurs produits dérivés ou agrégés,
- laisser le marché décider qui prend trop de risque, qui n'en prend pas, laisser évoluer les taux d'intérêts naturellement en fonction de ce jugement, sans donner un privilège de notation à quelques agences en position d'oligopole protégé... et de fait en grave conflit d'intérêt.
- et surtout, LAISSER LES MAUVAISES BANQUES FAIRE FAILLITE, selon des modalités techniques qui partagent le fardeau entre actionnaires et créanciers, déjà exposées ici.
Dans ces conditions, tout produit au rapport risque/rendement trop élevé qui commencerait à provoquer des pertes chez certains établissements pousserait les autres agents économiques à réduire leur exposition aux risques de même nature, et ceux dont le métier est d'assurer le risque à augmenter le coût de ce service. Les premières faillites serviraient de canari dans la mine et empêcheraient que les pertes de l'ensemble des acteurs d'un marché ne deviennent par trop abyssales.
Malheureusement, au lieu de laisser le marché fonctionner dans les deux sens, celui des gains et des pertes, la banque a su se faire octroyer par ses régulateurs publics des privilèges aboutissant à transférer l'assurance des risques pris vers les contribuable. Si vous subventionnez la prise de risque en empêchant les mécanismes de détection et de valorisation des risques de fonctionner, vous augmentez la prise de risque de tous les agents économiques, et vous accroissez le risque systémique.
La création d'un régulateur systémique Européen en charge de l'application d'une réglementation Bâle III qui reproduit les tares de celle qui l'a précédée, va accroître le risque qu'elle est censée combattre, exactement comme les règles Bâle II ont enfanté un écosystème bancaire fragile alors qu'elles devaient le renforcer.
© Septembre 2010 - Vincent Benard et Objectif Eco
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