Il y a quelques semaines, Christine Lagarde avait fustigé la propension des Allemands à favoriser leur commerce extérieur, au détriment de la consommation intérieure. S’appuyant sur un socle industriel historiquement fort et sur une politique des salaires restrictive destinée à renforcer sa compétitivité externe, l’Allemagne n’en finit pas, malgré la crise, d’amonceler des excédents commerciaux, gagnant régulièrement des parts de marché sur ses concurrents de la zone euro. Dans la mesure où la stagnation du pouvoir d’achat intérieur limite la hausse des dépenses de consommation, notre voisin est amené à appuyer sa croissance, faible, sur ses exportations.
Inversement, la France qui connaît un déficit commercial croissant, dû en grande partie à un coût de la main d’œuvre élevé ( impact des 35 heures, contribution patronale à la protection sociale, etc) est obligée de privilégier la consommation intérieure pour relancer la machine économique. Certes, il existe d’autres causes aux mauvaises performances de notre commerce extérieur : une faible spécialisation industrielle, l’absence de sociétés de taille moyenne fortement exportatrices (alors que l’Allemagne bénéficie d’un « Mittelstand » efficace à l’international) ou une implantation insuffisante dans les pays émergents (Chine par exemple). D’un autre coté, la France a plus de facilité pour attirer les investissements étrangers (premier pays d’accueil de la zone euro), ce qui permet de compenser en partie les pertes d’emploi provoquées par les délocalisations industrielles.
Au niveau de l’Union Européenne, c’est plutôt le «modèle français » qui est en vigueur : l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni, se sont efforcés de développer des secteurs de services, les Britanniques avec la finance par exemple ; l’Espagne quant à elle, s’est appuyée sur le secteur de l’immobilier. Par ailleurs, ces pays connaissent les mêmes dérives budgétaires que la France. D’où la mauvaise humeur des Allemands face à la Grèce : ils redoutent d’avoir à soutenir les pays moins vertueux, ce qui, par ailleurs, enverrait un mauvais signal aux « cancres » et isolerait davantage l’Allemagne, seul bon élève de la classe.
Doit-on pour autant anticiper un retrait de ce pays de la zone euro, destiné à préserver son modèle économique ? Je ne le pense pas. Car l’Allemagne a besoin de ses partenaires, qui achètent ses produits ou sous-traitent la partie de la fabrication la moins sophistiquée (pays de l’Europe de l’Est, futurs membres de la zone euro). Un retour vers le mark, qui se réévaluerait automatiquement, réduisant, de ce fait, la compétitivité allemande, est donc absurde.
Par contre, on peut faire confiance à Angela Merkel pour soutenir les efforts de la Commission de Bruxelles lorsqu’elle tance les pays laxistes et leur impose des plans de redressement (comme dans le cas de la Grèce), en conditionnant son aide à la réalisation d’objectifs économiques précis de réduction des déficits.
Est-à-dire que la coexistence de deux modèles de développement européens opposés est impossible ? Il faut distinguer deux cadres juridiques différents : l’Union Européenne et la zone euro. Dans le cas de l’Union Européenne, la variété des profils économiques n’est pas un problème crucial. Un pays en difficulté (Lettonie, Hongrie) peut rétablir sa compétitivité externe en dévaluant, quitte à connaître une récession temporaire suivie d’un regain de croissance déclenché par l’essor des exportations (devenues meilleur marché).
Par contre, le problème est différent si on se limite à la zone euro. En effet, celle-ci n’est pas une zone « optimale », selon la théorie bien connue énoncée par Robert Mundell, dans les années 70, car les écarts de compétitivité sont élevés et la mobilité du travail d’un pays à l’autre plutôt limitée en raison de différences culturelles (langue, non équivalence des diplômes, etc).
L’existence de deux modèles de développement différents (pour simplifier le modèle « allemand » et le modèle « français ») n’est pas envisageable dans le moyen/long terme, sans craindre un éclatement de la zone. La crise grecque et les difficultés à venir de l’Espagne et du Portugal mettent en lumière les carences de ces pays face au « benchmark » allemand : une industrie peu spécialisée, des produits trop chers, car vendus en euros, des politiques budgétaires laxistes et, probablement, une entrée dans la zone euro prématurée (en outre, à un taux de parité trop élevé, compte-tenu des « fondamentaux » de ces pays).
Compte-tenu de cette analyse, les solutions sont restreintes : à court terme, une solidarité sans faille (ce qui revient à ceci : le pays le plus solide, l’Allemagne, garantit les pays périphériques faibles), moyennant la mise en place d’une « politique de redressement » (qu’il va falloir faire accepter par les opinons publiques nationales). A moyen terme, la création d’un Fonds Monétaire Européen (cf. le précédent éditorial). A long terme, la convergence inévitable des modèles économiques « germaniques » et « latins », seule garante de la survie de la zone euro. Clairement, cette tâche ne s’avère pas facile à réaliser !
Bernard Marois
Professeur Emérite HEC Paris
Président Club Finance HEC